David Shea - Rituals

Publié le 24 Octobre 2014

   Après une éclipse de quelques années, le compositeur expérimental d'avant-garde, grand maître des échantillonneurs devant l'éternel, David Shea, réapparaît avec un album qui doit beaucoup à son nouveau pays. Installé en Australie où il s'est marié, l'américain, qui a gravité dans les sphères de John Zorn, publié quelques chefs d'œuvre sur les labels Sub Rosa et Tzadik, a glané des sons dans les forêts tropicales et un peu partout dans ce pays-continent qui l'inspire. Par ailleurs, il s'est plongé dans les musiques de Luc Ferrari et de Giacinto Scelsi et dans toutes les musiques rituelles liées à l'ancienne route de la soie. Rituals est au carrefour de ces trois voies, un disque exceptionnel qui transcende toutes les frontières, entre musiques traditionnelles ou contemporaines, acoustiques ou électroniques, orientales ou occidentales. David manie aussi bien échantillonneur, sons de terrain ou électroniques, chante, utilise bols chantants ou guimbarde. Il est rejoint sur certains titres par Lawrence English et Robin Rimbaud (alias Scanner) à l'électronique, Oren Ambarchi à la guitare, Joe Talia aux percussions et Girish Makwana aux tablas.

Pochette dépouillée, antichambre du vertige...

Pochette dépouillée, antichambre du vertige...

Le Sorcier de l'échantillonnage revient !

  Et il frappe où on ne l'attend pas forcément. Si le premier titre, "Ritual 32", commence avec un fond lourd de drones et de synthétiseurs, avec des voix échantillonnées et des cordes lointaines, l'ambiance nous plonge au cœur des musiques traditionnelles de méditation et de transe aussi bien que dans son univers dramatique et très coloré. Le piano numérique au son entre clavecin et dulcimer se taille la part belle. Voilà David parti dans une ballade contemplative : transparences étagées, mélodie dépouillée au lyrisme fragile. David n'avait-il pas signé le superbe Book of scenes pour piano en 2005 ? On dit qu'il prépare un autre disque de pièces pour piano... Une voix, la sienne, s'élève sur les notes éparses, les grappes étincelantes du piano. C'est la voix de gorge du chant laryngal, dit aussi harmonique ou diphonique, pratiqué dans la République de Touwa et repris parfois par Terry Riley, bien sûr par David Hykes qui s'en est fait une spécialité. Le morceau atteint sa véritable dimension avec l'entrée des bols chantants, piano percussif en fond, voix grave se résorbant dans les harmoniques. Moments magiques, extatiques, magnifiquement mis en espace par la prise de son et le matriçage de Lawrence English.

   "Emerald Garden" s'ouvre sur des frottements dans les hautes fréquences, rejoints par des ponctuations orchestrales, des stridulations d'insectes (véritables ?). L'atmosphère est celle des grandes fresques symphoniques contemporaines, saturée de mystère et d'enchantements multiples. On retrouve le grand coloriste, celui du premier Satyricon ou de Tryptich. L'orgue s'enfle au-dessus du chatoiement sonore, on croit entendre les fauves, les échos des grandes cérémonies cruelles. Ce jardin d'émeraude est un jardin saturé de sortilèges où se côtoient une faune invisible et l'électronique la plus intrigante. Une splendeur au casque (sans aussi, je vous rassure) !

   Le titre suivant, "Wandering in the Dandenongs", nous invite à une errance dans ce district australien proche de Melbourne, à la population très mélangée. Je suppose que c'est près des marais de la zone que David a enregistré bien des sons d'oiseaux, d'insectes, servant de fond sonore à cette pièce au départ tranquille. D'autres sons de rue tapissent le parcours, ponctué de sons de cloches. Un coup frappé sur un bol chantant, après deux minutes de promenade, marque le début d'un nouveau rituel fondé sur l'entrelacement des cris fous ou étranges des oiseaux et des harmoniques longues des bols, puis sur la pulsation puissante, orientale,  des flûtes, des vents et de percussions profondes comme des gongs. Après un retour au calme relatif des cris d'oiseaux et des seuls bols chantants, c'est le temps champêtre et cérémoniel des carillonnements des cloches, clochettes, dont les tintements croisent les résonances des bols. Klaxons, halètement d'une locomotive (?) confirment l'intrication du rural et de l'urbain. La frénésie éclate alors, menée par la guimbarde, rejointe par la ritournenelle pulsatoire antérieure. Nous ne savons plus où nous sommes, embarqués dans cette jubilation qui se résorbe dans le surgissement progressif de graves telluriques illuminés de multiples éclats aigus.

   "Fragments of Hafiz" fait entendre des fragments du grand poète persan, accompagnés d'une mise en scène sonore qui n'est pas sans évoquer les grandes cérémonies soufies, avec la flûte et les tambours. Une voix déformée reprend quelques fragments au cœur même de la pâte sonore, de plus en plus étrange, en allée vers des lointains saturés de lumières diffractées et de frôlements, soupirs électroniques. C'est le plus beau moment du morceau, avant le retour de la récitation grave et solennelle ainsi baignée d'une aura d'absolu en adéquation avec le message d'Hafiz (ou Hafez). Il est logique de poursuivre avec une "Meditation", électronique avec Lawrence English et Robin Rimbaud, mais parsemée de paillettes acoustiques. Le talent de David éclate dans cette sculpture sonore d'une extraordinaire finesse, dans laquelle il enchâsse des échantillons de voix sans doute liés à une cérémonie bouddhiste, un petit dialogue animé par des vagues mystérieuses de voix, des ponctuations infimes, des tourbillons lumineux. Quelque chose se passe, la musique est effort pour saisir le mystère.

   Entrez dans l'auberge du dragon vert ("Green Dragon Inn"). La vînâ et le piano, l'orient et l'occident, vous y convient. Ici tombent toutes les dualités, fondent les vieilles carapaces. Vous êtes dans l'antre du tonnerre, l'atelier de Vulcain, au centre du grand lotus. Les cordes frémissent, les tablas piaffent. La pièce est de plus en plus dense, saturée de souvenirs musicaux. Elle décolle avec l'orgue et l'envolée irrésistible des tablas, hantée de cris de possession, mêlant religions et rituels grâce à un liant électronique puissant et à la guitare électrique déchaînée d'Oren Ambarchi. Le volcan explose dans un jaillissement d'échantillons magistralement agencés. Rituel total, absolu qui signe le retour éblouissant de David Shea.

   Un disque formidable, foisonnant de beauté, rayonnant. MAGISTRAL !!!

Paru en 2014 chez Room40 / 6 titres / 74 minutes environ

Pour aller plus loin

- la page de Room40 consacrée à l'album.

- "Green Dragon Inn" en écoute :

- une page très intéressante sur le chant de gorge

- une vidéo à partir de "Meditation"

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 5 août 2021)

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Électroniques, #David Shea

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