Nico Muhly, discret génie protéiforme des musiques contemporaines (2)

Publié le 21 Mai 2020

Transcriptions pour deux violons (P. Glass) et compositions originales (N. Muhly)

Transcriptions pour deux violons (P. Glass) et compositions originales (N. Muhly)

   En avril 2016, un disque sorti chez Harmonia Mundi réunit comme à égalité le maître et "l'élève" : Philip Glass, né en 1937, et Nico Muhly, né en 1981, qui a travaillé comme éditeur, chef d'ensemble et soliste, donc très proche et fidèle collaborateur du premier. Il est amusant de constater que, si les compositions de Nico précèdent celles de Philip sur le disque, contrairement à ce que laisserait supposer à la fois l'ordre vertical de la pochette et la mention des compositeurs au dos, les compositions de Philip Glass sont toutefois majoritaires pour la durée (33' environ pour Glass / 22 pour Muhly) Les "Four Studies", composées, arrangées pour les violonistes Angela et Jennifer Chun, auxquelles elles sont de plus dédiées, sont éblouissantes. Nico Muhly y assure la partie de claviers, qui servent de bourdon. La première de ces études, titrée "Suspensions", est un morceau aérien, à l'écriture déliée, mélodieuse, en effet comme en suspension. Un lent tournoiement anime le cœur de la composition où les deux violons se répondent dans un parfum d'angélique grâce. La deuxième, "Fast canons" est encore plus magique, un exquis ballet tourbillonnant dans une atmosphère extatique. C'est absolument sublime !De "Fast" on passe à "Slow" pour la troisième étude, "Slow Canons", langoureuse, tout en enlacements des deux violons. On retient son souffle, tellement l'inspiration est de haute volée, d'une beauté presque déchirante à force d'élans vers le ciel. La quatrième est la moins limpide, marquée d'un trouble léger, persistant, comme hantée par un paradis perdu. Je pensais en l'écoutant au magnifique premier quatuor à cordes de Gavin Bryars. C'est dire que Nico Muhly appartient bien à la grande famille des minimalistes et post-minimalistes, avec comme atout un art savant du contrepoint. Suit "Honest Music", une composition ancienne figurant sur son premier album solo paru en 2007, speaks volumes. Un seul violon enregistré sur plusieurs pistes et un accompagnement électronique quasiment orchestral donnent à la pièce une dimension grandiose et fragile à la fois, la composition évoluant par glissendi coupés de brefs silences et renaissant dans des envolées éthérées, déchirées de coupes sombres aux accents dramatiques. Tout converge vers un lent embrasement spiralé du violon et de l'accompagnement. Magnifique !

   Le reste du programme du disque, consacré à Philip Glass, propose un arrangement pour les deux violons d'Angela et Jennifer Chun du célèbre "Mad Rush", pièce pour piano solo que le compositeur interprète souvent, qui fut, rappelons-le, destinée à accompagner l'entrée du Dalaï-Lama dans la cathédrale Saint Jean le Divin à New-York à l'occasion de sa première allocution publique sur le sol américain en 1981. Les deux violons donnent évidemment à ce morceau une dimension très différente : plus de douceur, de suavité, une gravité aussi, et puis on se rend compte de la subtilité des variations. Cette belle version est suivie par une pièce en dix-sept parties (réparties sur sept plages) de 1993, "The Summer House", elle aussi arrangée pour les deux sœurs. Et c'est du meilleur Philip Glass !!

  Un disque indispensable pour les amateurs, avec un livret trilingue (anglais / français / allemand), ce qui change...

 

Nico Muhly / Nadia Sirota - Keep in touch
Fulgurances contemporaines de l'alto !

  En septembre de la même année, Nico Muhly signe la musique d'un disque sur lequel l'altiste Nadia Sirota figure en position horizontale de signataire, en bas à gauche, tandis que le nom de Nico Muhly se lit verticalement, sur le côté droit, après la remontée du titre de l'album en équerre en bas à droite. C'est le fruit d'une collaboration étroite entre le compositeur et son amie de longue date Nadia Sirota, mais qui doit aussi beaucoup à la participation d'un autre ami, le compositeur, producteur et ingénieur du son islandais Valgeir Sigurðsson. Le programme est ambitieux : un concerto pour alto en trois mouvements, avec l'orchestre symphonique de Détroit, et la pièce "Keep in touch", interprétée par l'ensemble Alarm Will Sound et la chanteuse et compositrice Anohni, fondatrice d'Antony and the Johnsons.

  Le premier mouvement du concerto virevolte, l'alto presque fondu dans l'orchestre. C'est joyeux, rutilant, avec de belles attaques graves des bois, des percussions très en avant, comme une promenade bondissante dans un univers qui ne cesse de lever, pâte colorée striée de timbres plus clairs qui se calme pour laisser l'alto chanter à la fin. Le second est comme une clairière illuminée par un soleil. La lumière est vaporeuse, irréelle, l'alto chante éperdument sur le frémissement des cordes, sur les surgissements graves des bois, tout un monde de pépiements. La tension monte, l'orchestre se déchaîne en lourdes vagues, puis tout revient à une indicible douceur glissante dans une irisation des coloris et un grand moelleux de l'ultime retombée mystérieuse. Au contraire, le troisième mouvement semble être traversé de courants électriques, de fulgurances presque dissonantes, de fractures puissantes. La pulsation est plus marquée encore que dans le premier mouvement. Je dirai que si le premier est d'esprit glassien, celui-ci est plus reichien, mais là aussi avec une confondante expressivité, une palette sidérante. Nico Muhly tire parti de l'orchestre avec une incroyable maestria, se permet des changements brusques d'éclairage. Il casse la pulsation devenue chaotique entrechoc de blocs sonores un peu après 4'30, pour faire revenir l'alto dans un émouvant solo, comme une étude insérée dans la masse, avant de reprendre le fil de ce magma métamorphique, de plus en plus visité d'éclairs, de frémissements cristallins. Et c'est une apothéose étincelante, cinglante, à la splendeur miraculeuse et délicate !!!

   Le percussionniste Chris Thomson, autre ami du compositeur et membre d'Alarm Will Sound, a arrangé une version en public de "Keep on touch" (2016), pour alto et bande magnétique. La version du disque s'ouvre sur un solo austère de l'alto, rejoint peu à peu par la voix d'Anohni - alto et voix ont été enregistrés séparément.. La ligne d'alto, d'abord déchirée de coups d'archet, est enveloppée par l'Ensemble en strates épaisses et insinuantes dans lesquelles se glisse la voix. On a l'impression d'être dans un cornet acoustique saturé d'échos, de perturbations bruitistes récupérées par le phrasé halluciné de l'alto. L'avancée est irrésistible, le flux toujours plus puissant, écrasant, avant une coda glissée, toute de douceur. Que dire de la prestation d'Anohni (Antony) ? J'aime beaucoup Antony and the Johnsons, dont j'ai célébré Another World (The Crying Light, 2009) et Swanlights (2010). Mais ici sa voix n'apporte pas grand chose, on pourrait l'effacer, me semblt-il. Je suppose que c'est l'amitié entre Nico et Antony qui lui assure cette place, histoire de rester en contact (keep in touch) depuis leur collaboration de 2010.

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

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