Publié le 30 Septembre 2010

Laurie Anderson : "Homeland", chants de l'Esprit et du Coeur.

    Premier disque depuis 2002, Homeland marque le retour d'une artiste au plus haut. Laurie Anderson jette sur le monde, et plus spécialement les États-Unis, son pays, un regard incisif comme celui de son clone masculin Fenway Bergamot - apparence enfin dessinée de sa voix filtrée avec laquelle elle aime jouer depuis des années, qui nous scrute sur la pochette. Ce disque nous regarde, tranquillement, intensément, jusqu'au fond. La musique est d'une beauté sereine, épanouie, sculptée jusqu'aux moindres détails, informée par une pensée, une sensibilité, qui se disent dans la douceur, la délicatesse, et néanmoins une admirable fermeté. L'album développe et entrelace deux veines. L'une que l'on pourrait appeler politique, avec de grands textes qui observent le monde, débusquent ses faux-semblants, comme "Only an expert", qui revient malicieusement sur la prolifération des dits experts, "Another day in America", raconté par sa voix déformée, ou "Dark time in the revolution", qui pointe les contradictions d'un pays à la pointe de l'âge des machines où l'on enferme encore des hommes dans des cages (Mais à quoi peut-elle bien penser ?!). L'autre, avant tout lyrique, c'est-à-dire intime, personnelle, réflexions sur l'amour et notre passage sur terre. Sans solution de continuité entre les deux : sans pesanteur ou dogmatisme dans la première, sans mièvrerie ou affectation dans la seconde. Son violon glisse de l'une à l'autre. Sa voix chante, dit, murmure, caresse les mots, mieux que jamais. Avec elle, les mots comptent encore, clairs, audibles, portés vers nous par la vague musicale de mélodies magnifiques, d'arrangements subtils et surprenants interprétés par des amis et des musiciens rencontrés lors de ses multiples déplacements. On y trouve bien sûr parfois à la guitare Lou Reed, son mari depuis 2008, John Zorn au saxophone, Anthony pour deux parties vocales. Et puis la chanteuse Aidysmaa Koshkendey et deux joueurs d'igil, sorte de vièle à archet à deux cordes, tous les trois du groupe Chirgilchin, originaire de Tuva, une république ex-soviétique frontalière de la Mongolie. Elle les a vus et entendus à New-York. Enthousiasmée par leur musicalité, les nouveaux sons entendus, elle a décidé de les associer au projet Homeland, qui s'est construit au fil de ses tournées.

   Cela donne au premier titre, "Transitory Life", une résonance extraordinaire. On peut penser aux étonnantes réussites de Jocelyn Pook sur l'album Untold Things (2001) ou pour la bande originale de Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick. Voix de gorge d'Aidysmaa, praticienne du chant diphonique, graves profonds et ronronnants des igils, violon frémissant de Laurie, alto et claviers, créent un paysage sonore dépaysant sur lequel la voix fragile de Laurie, entre dit-chanté et chant, évolue avec une grâce suave, une gravité si douce qu'elle envoûte l'auditeur. On nous a rarement traité avec tant d'égards. Quatre couplets en forme de vignettes et un refrain pour nous rappeler notre condition humaine, notre vie transitoire (Laurie se définit comme une nomade).

   C'est toujours risqué de commencer par un chef d'œuvre comme celui-ci. "My right eye" capte pourtant notre attention : " Concentration. Vide ton esprit. / Laisse le reste du monde s'en aller. / Retiens ton souffle. Retiens ton souffle. Ferme tes yeux // Rochers et pierres. Os brisés. / Toute chose finit par revenir à son origine. / Dans la nuit. Dans la nuit. // S'il te plaît pardonne-moi si je tombe un peu à côté du but. / Mais il y a encore des choses enfouies dans mon cœur, silence. / Arrête-toi mon cœur, arrête-toi. Puis disparais. Puis disparais." Percussion légère du cœur, mots prononcés à peine, glissandi des cordes, claviers éthérés : admirable délicatesse. L'enchantement continue. À quoi bon continuer la revue ? Si l'on excepte "Only an Expert" au texte fort mais à la partie musicale plus heurtée, dissonante, peut-être un peu long avec un refrain à mon sens plus grossier (en ce sens adapté au sujet !), l'album est d'une tenue superbe. Qui d'autre que Laurie pourrait réussir "Another Day in America", véritable poème en prose, hymne bouleversant à ce pays fascinant et agaçant, au si beau refrain : "Et ah ces jours. Tous ces jours ! Pourquoi ces jours ? / Pour nous éveiller. Pour mettre entre les nuits interminables."

   Me relisant, je m'aperçois que je n'ai rien dit de "The Beginning of Memory": une histoire immémoriale, un mythe passionnant qui nous propulse très loin, qui donne la distance nécessaire pour embrasser ce parcours dans les différentes strates du réel et de l'imaginaire, avant le "Flow" final, solo dépouillé, poignant, pour violon.

  Un sommet entre pop, ambiante, expérimentale et musique du monde. Par une artiste, une grande.

Paru en 2010 chez Nonesuch / 12 titres / Environ 66 minutes. accompagné d'un DVD (pas encore regardé...).

Pour aller plus loin

- le site officiel de Laurie Anderson

- Laurie Anderson, page du label Nonesuch, avec l'abum en écoute.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Pop-rock - dub et chansons alentours

Publié le 23 Septembre 2010

Michael Fiday : "Same rivers different", toutes les lunes sont dans la mer.

   Sorti en 2009 chez Innova Recordings, label du Forum des Compositeurs américains, Same rivers different est le premier enregistrement entièrement consacré à Michael Fiday, compositeur né en 1961 que j'avais repéré grâce au disque du guitariste Seth Josel, The Stroke that killsÉlève notamment de George Crumb et de Louis Andriessen, il se caractérise par son écriture dense, quasi aphoristique : ses compositions sont des calligraphies musicales fondées sur un geste tout à la fois économe et expressif.

   Le disque s'ouvre avec neuf haïkus d'après Bashô, grand maître japonais du dix-septième siècle de cette forme lapidaire (5-7-5 syllabes). Cycle pour piano et flûte daté de 2005, l'ensemble vaut par sa nervosité délicate et ferme. De  trente-trois secondes à trois minutes et huit secondes, les pièces se déploient en jouant avec brio du contrepoint entre la flûte mélodieuse aux traits rapides et le piano percussif  plus intériorisé. Une merveille de précision, de justesse. "Hands On !", composition plus ancienne de 1993, interprétée par le Mantra Percussion Quartet, allie rigueur et légèreté tout en progressant vers un impalpable mystère. "Dharma Pops"  est un double hommage à Jack Kerouac, dont certains haïkus de son "Livre des Haïkus" sont mis en musique, et à Charlie Parker, parfait musicien et image de Bouddha selon le poète de la Beat Generation. Cela donne douze miniatures pour les deux violons de Graeme Jennings et Carla Kihlstedt et un narrateur : pièces arachnéennes tissées sur le silence autour des mots rares, une série de petits miracles étincelants. Le morceau éponyme est interprété par le percussionniste Christopher Froh : huit minutes trente emportées par le flux, le pulse d'une rivière tantôt calme, tantôt plus impétueuse, mais toujours transparente, dont le mouvement est donné par le vibraphone, combiné avec des percussions boisées ou métalliques. Le morceau est inspiré de fragments de textes du philosophe présocratique Héraclite : " Dans les mêmes rivières se mélangent différentes eaux qui se dispersent, se rassemblent, se réunissent et coulent ensemble, proches et séparées." Très grand moment de ferveur intériorisée. La "Protest Song" qui suit, d'après un texte du poète américain Peter Gizzi, parvient à échapper aux clichés qui collent à la musique contemporaine chantée. Le chant de la mezzo soprano reste mélodieux, se fond parfaitement dans le climat recueilli créé par le violon, la basse, la clarinette et le piano. Beau texte d'ailleurs, composé de cinq distiques qui énumèrent tout ce que ce chant de protestation n'est pas plutôt que de le définir. Le disque se termine avec une vaste pièce de plus de quinze minutes pour piano et percussion. "Automotive Passacaglia", titre emprunté à un essai de Henry Miller, déploie ses variations avec une labilité confondante : morceau à métamorphoses, d'une intensité splendide, qui nous invite, comme Kerouak ou Bashô, à prendre la route pour atteindre l'essentiel.

Paru en 2009 chez Innova Recordings  / 24 titres / 1 heure

Pour aller plus loin

- la page consacrée au disque sur le site d'Innova

- Voici deux des haïkus parus sous le titre "Dharma Pops":

Les gouttes de pluie

Ont beaucoup de personnalité :

Chacune d'entre elles.

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Inutile ! Inutile !

- Lourde pluie tombant

Sur la mer.

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 17 Septembre 2010

So Percussion + Matmos : "Treasure State", le bonheur est dans le son.

  Prenez un quatuor avant-gardiste de percussionnistes, interprète des musiques de Steve Reich, David Lang et d'autres. Ajoutez un duo de musique électronique très porté sur la musique concrète, qui a travaillé avec Björk sur deux albums de référence, Vespertine (2001) et Medúlla (2004). Laissez mijoter dans un studio du Montana, l'état du Trésor. Vous obtenez, sidérés, Treasure State, paru chez Cantaloupe Music, le label fondé par David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe.

   Le parti-pris de So Percussion et de Matmos est de tirer le plus possible leurs sons d'objets, de matériaux du quotidien ou de matières élémentaires : seaux d'eau, céramiques, cannettes de bière en aluminium, bidons de peinture, aiguilles de cactus (voyez la pochette !). Trois titres sont  signés par Matmos, deux par So Percussion, deux sont cosignés, et le dernier, le sixième des huit, est une improvisation de presque sept minutes. Loin d'être difficile, inaudible, le disque est limpide, magnifique, passionnant de bout en bout, autant le dire tout de suite.
  "Treasure" ouvre le bal, facétieux comme un morceau du divin Gong, mêlant glockenspiel,  vibraphone, percussions caquetantes et cris d'animaux en folie, sitar, guitare électrique de Mark Lightcap (du groupe Acetone). On est dans une sorte de fantaisie hawaïenne, polynésienne qui s'échoue en douceur sur les notes du grand piano. Signé So Percussion, "Water" est une composition d'une beauté sereine, l'un des titres inoubliables de l'album. À partir des sons d'un seau d'eau qu'on remplit, retraités électroniquement, et qui rythment les sept minutes de la pièce, les musiciens développent un hymne aux boucles cristallines parsemé de douces phrases lointaines de trompette. Une courte pause après le milieu, puis la musique repart, lyrique, gorgée par la trompette plus en avant, dans un mouvement perpétuel aux multiples couches sonores terminé par des clapotis  et crissements.

  Le morceau suivant, "Needles",  est entièrement conçu à partir de sons amplifiés  et traités d'aiguilles de cactus caressées ou frappées par les musiciens. Cela donne une pâte sonore étrange agitée de battements, parcourue de frémissements liquides. Dépaysement garanti ! "Cross", signé Matmos, est d'un dynamisme parfois sauvage à base de sons grinçants de guitare électrique, de textures entrelacées, trépidantes, à la manière du free jazz. Le disque, qui joue sur des contrastes hardis, propose ensuite le méditatif "Shard", évidemment signé So Percussion : pièce sculptée au millimètre, aux limites de l'audible dans un premier temps, sur beau tapis de vibraphone, et beaucoup à partir de céramiques manipulées en particulier par cet étonnant Dan Trueman qui retraite les sons produits avec ses propres logiciels. Au fil de la composition surgit une véritable jungle sautillante, comme si une multitude de gnomes frappaient d'improbables fûts minuscules pour nous emprisonner dans une forêt magique. Extraordinaire et jubilatoire ! Et ce n'est pas fini, car "Swamp", improvisation collective, démarre dans une atmosphère extatique, dépouillée, se charge peu à peu de cactus percussifs (si j'ose dire !), mêle eau et céramiques pour un cérémonial mystérieux : l'atmosphère est glauque, un vrai marécage en effet, habité. "Aluminium" est peut-être le titre le plus électronique, strié de vibraphones, animé de bondissements, de fourmillements. Une guitare, tiens une guitare, seule, au début de "Flame", puis, en plus des instruments déjà mentionnés (je ne les ai pas tous cités), une phono-harp inventée par Walter Kitundu, tout cela pour une atmosphère festive et débridée. Réjouissons-nous !

   Un des grands disques de cette année 2010.

Paru en 2010 chez Cantaloupe Music / 8 titres / 49 minutes...de bonheur. Et de ravissantes illustrations de Robert Syrett.

Pour aller plus loin

- So Percussion et David Lang

- le site de So Percussion. (en écoute : des extraits de leur version de  Drumming de Steve Reich, etc.)

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

Publié le 11 Septembre 2010

   La surdité de certains spectateurs ou critiques de cinéma me stupéfie toujours. À les écouter parler, on a l'impression que la musique du film n'est pas parvenue à leurs oreilles. Fascinés par les images, ils n'entendent que les dialogues. De même, lorsque l'on parle de disques, on a tendance à oublier la pochette, le livret, qui représentent un travail, affirment des choix esthétiques. Dans cette nouvelle catégorie, je vous livrerai une sélection de reproductions de pochetttes, couvertures ou pages intérieures de disques dont je n'ai par ailleurs guère envie de chroniquer la musique, soit parce que je la trouve mauvaise, ou qu'elle m'indiffère, ne m'inspire guère, ou encore que je laisse à d'autres parce qu'elle n'est pas dans mes cordes. Je ne vous cache pas que cette catégorie me permettra aussi de vous envoyer un signal dans les périodes où mes diverses activités laborieuses m'accaparent impitoyablement, ce qui est un peu le cas ces jours-ci d'ailleurs.

  Avant de vous livrer ma première trouvaille, je vous signale que je travaille dur à un futur index des musiciens cités dans ce blog depuis sa création en février 2007...

  Quant à la sélection, elle obéira aux fluctuations de mon humeur. Elle sera magnifique, drôle, décalée, émouvante, lamentable, insignifiante, ridicule, gothique, infantile, souveraine, grandiloquente, curieuse...Attention, premier échantillon...

Deux des pages intérieures de BEACHCOMBER'S WINDOWSILL, un album d'un groupe d'Oxford nommé Stornoway. Sorti en Août 2010 chez 4AD. Graphisme d'une grande finesse. Toute la mer dans une pochette !!

Du côté des pochettes : du plaisir pour nos prunelles.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Du côté des pochettes

Publié le 4 Septembre 2010

Jóhann Jóhannsson : "Fordlandia", la mélancolie à l'ère des machines

    Un petit retour en arrière, comme souvent sur ce blog, pour attraper au vol un disque singulier, sorti en novembre 2008. Je m'étais déjà intéressé à l'opus précédent de l'islandais Jóhann Jóhannsson, consacré à une étrange ode décalée inspirée par les premiers puissants ordinateurs, IBM1401-A Users Manual, paru deux ans plus tôt. Cette fois, l'album, intitulé Fordlandia,  s'inscrit dans l'univers Ford : aucune vision optimiste du fordisme, plutôt une mise en perspective, une rêverie teintée de mélancolie comme l'attestent les photographies et illustrations de la pochette : rouages, photographie sépia d'une vieille voiture embourbée (?) contemplée par toute une famille sur fond de ruines (?), maquette de fusée dans un laboratoire... "Fordlandia" renvoie à une ville utopique fondée par Henry Ford en Amazonie pour tenter de se procurer le caoutchouc à un meilleur prix. Le projet échoua parce que trop pétri  de principes étrangers aux travailleurs locaux, qui finirent par se rebeller. Ne restent aujourd'hui que les ruines de cette cité reconquise par la forêt et la jungle. Le disque mêle la musique classique, avec la participation de l'Orchestre philharmonique de Prague notamment, et l'électronique, pour des morceaux au lyrisme puissant, construits sur des crescendos de variations répétitives étirées. Des interludes baptisés "Melodia" I à IV font entendre des instruments solistes qui viennent colorer cette vaste fresque : clarinettes démultipliées en boucles lancinantes, piano aux accents frêles et poignants sur fond de guitares embrumées. À chaque écoute, le temps semble se dilater un peu plus, comme si la musique nous propulsait, un peu comme les fusées de la pochette ou celles signalées par certains des titres, dans une traverse temporelle aux pulsations plus amples. Chœurs, cordes, orgue, nous emmènent à la dérive au creux de ces spirales insidieuses, et l'on est tout surpris que le monde extérieur puisse encore exister...Le dieu Pan n'est pas mort, qui reprend tous ses droits quand meurent les utopies en Chimerica (titre du septième morceau), le pays des chimères. C'est à la poétesse victorienne Elizabeth Barrett Browning (1806-1861), épouse du poète Robert Browning, que Jóhann Jóhannsson emprunte ce qu'on peut considérer comme l'épigraphe du disque :

Et ce lugubre cri s'élevait lentement

Et lentement sombrait parmi les airs

Remplis de la mélancolie de l'Esprit

Et du désespoir de l'Éternité

Et ils entendirent les mots qu'il disait :

"Pan est mort. Le grand Pan est mort"

(Traduction personnelle)

Paru fin  2008 chez Mute Song / 4AD. 11titres, environ 70 minutes.

Depuis, Jóhann Jóhannsson a sorti &In the Endless Pause There Came Sound of Bees, en avril de cette année.

Pour aller plus loin

- le superbe site personnel de Jóhann Jóhannsson

- une video sur "The Rocket Builder (Lo Pan !)", troisième titre de l'album :

 

 

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 mars 2021)

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