Publié le 22 Septembre 2017

Christoph Berg - Conversations

   Violoniste et compositeur né en 1985 à Kiel, Christoph Berg vit et travaille à Berlin. Conversations doit être son cinquième disque, après Bei, une collaboration avec le pianiste Henning Schmiedt sortie également cette année. Son domaine, c'est la musique de chambre. Violon multiple, contrebasse, un peu de piano, et des événements percussifs parfois très en avant, à d'autres moments à l'état de traces pour ce disque qui semble proposer un parcours si on suit les titres des morceaux - que je traduis au besoin : Prologue / Conversations / Souvenirs / Chagrin / Monologue / Dialogue / Adieu / Épilogue. La maison de disque précise que tout est au départ acoustique, avec ensuite très peu de traitements numériques.

   "Prologue" est un court dialogue entre la contrebasse bourdonnante et le violon sur fond de drones et de rares impacts percussifs. Le ton est donné, celui d'une mélancolie mélodieuse, développée en lentes spirales veloutées, comme une plainte qui tourne, revient. "Conversations" poursuit le mouvement, avec l'ajout de bruits de machine dirait-on, un cliquetis de pistons, comme si nous étions sur un étrange navire... perdus dans les brumes du passé dont nous parviennent des bribes sublimes entrecoupées de silences à la Arvo Pärt. La mélancolie se creuse, majestueuse, nous sommes embarqués sur ce vaisseau fantôme. Conversations lors d'un bal lointain déjà...

   Les violons nous appellent au début de "Memories", fragiles avec leurs volutes sinueuses, puis tout se rapproche, quel drame a éclaté peut-être,  jusqu'à devenir obsédant, à tournoyer sur fond de silence ? "Grief" est tout frémissement de cordes à peine frottées, la contrebasse grave, sépulcrale et si belle, le violon délicat, tout se met à se mêler dans une danse langoureuse. Quel amour, et cette douleur qui se contient, se tait parfois, elle veut aimer encore, être enchanteresse quand même, à peine ponctuée de touches, tâtonnements percussifs d'une bouleversante pudeur.

   "Monologue" ? Bourdonnement de cordes comme des frelons fous autour de la contrebasse enfoncée dans des graves profonds, puis beaux surgissements de cordes multiples, en gerbes solennelles enveloppées par le violon dans l'extrême de l'aigu. "Dialogue" lui répond par une efflorescence élégiaque vraiment somptueuse. L'adieu de "Farewell" est comme fluté, les cordes serties de faisceaux de drones, de chatoiements soyeux. La mélancolie est transcendée dans un chant sans cesse renaissant de cordes légères, grisées par les vapeurs enivrantes de l'oubli salvateur. L'épilogue est presque symphonique, traversé d'élans vibrants d'espoir qui semblent s'étouffer d'eux-mêmes.

   Une musique raffinée, indifférente aux chapelles musicales, d'un néo-classicisme post-romantique, oserais-je dire, qui ravit constamment l'oreille ! Une musique de chambre somptueuse pour un éternel aujourd'hui...

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Paru en 2017 chez sonic pieces / 8 plages / 36 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- le cd est encore disponible chez sonic pieces

- les quatre premiers titres en écoute sur la page bandcamp de l'album :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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Publié le 15 Septembre 2017

Douwe Eisenga - For Mattia

   Dédiée à la mémoire de Julia Mattia Muilwjik (13 septembre 1989 - 1er octobre 2015), cette courte pièce a été composée à la demande de Katja Bosch et Janpeter Muilwijik. C'est à la suite d'un concert consacré aux Simon Songs de Douwe, il y a un peu plus d'un an, que les parents de la jeune femme sont venus vers le compositeur pour lui demander une petite pièce pour piano, quatre minutes environ. Pris par d'autres occupations, par l'écriture d'une autre pièce de commande, Douwe Eisenga a mis en chantier la pièce en mai 2017. Il se disait que Mattia méritait la plus belle musique du monde. La pièce a pris un peu d'ampleur, plus de huit minutes. La première de la pièce a eu lieu le 10 septembre dans la cathédrale d'Utrecht, interprétée par la pianiste Karin de Boef en ouverture d'une exposition de Katja Bosch et Janpeter Muilwjik (qui sont artistes visuels) consacrée au suicide de leur fille.

   For Mattia s'inscrit dans la lignée des Simon Songs : un minimalisme lyrique, mélodieux, les deux mains proches l'une de l'autre dans le registre medium, tissant des boucles envoûtantes, avec de belles envolées dans les aigus. Mine de rien, cette pièce lumineuse et simple d'allure construit un troublant labyrinthe harmonique, dont je me plais à ne pas trouver la sortie, l'écoutant en boucle sur une tangente du Temps... Un hommage magnifique, bouleversant, vibrant au-delà de toute tristesse, interprété par Douwe Eisenga lui-même, ce qu'il n'avait jamais fait.

Paru fin août 2017, autoproduit / 1 plage / 8'20".

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Publié le 12 Septembre 2017

Melaine Dalibert - Ressac

   Le temps s'allonge entre deux mondes depuis toujours

   À trente-sept ans le pianiste et compositeur rennais Melaine Dalibert persiste dans la voie qu'il sait être la sienne depuis la révélation apportée par sa découverte des œuvres de Véra Molnar, artiste d'origine hongroise utilisant les algorithmes dans son processus créatif. Pour lui, la musique a beaucoup de rapport avec les arts visuels tels qu'ils sont travaillés par cette artiste, aussi par le peintre, graveur et sculpteur François Morellet. Les durées correspondraient aux distances du peintre, les intervalles entre les durées à ceux entre les longueurs, tandis que les harmoniques ont beaucoup à voir avec les couleurs, par leur nature spectrale. Le piano, son instrument, par sa tonalité neutre et ses capacités résonnantes, répond à son idée d'une musique à l'expressivité minimale, dont l'essence est constituée par la dimension physique du son. Tournant le dos à toute virtuosité, pourtant encensée dans les conservatoires (il enseigne lui-même au Conservatoire de Rennes) et admirée par le public, Melaine Dalibert recherche la simplicité d'un minimalisme maximal. Dans ses pièces, dit-il, le temps est un élément calme, il n'y a ni début ni fin puisque l'algorithme pourrait se développer indéfiniment. Sa musique n'est donc ni narrative, ni dramatique, sans être toutefois le produit d'un quelconque logiciel, le compositeur gardant la haute main, n'utilisant un ou des algorithmes qu'en tant qu'outil créatif.

   Après Quatre pièces pour piano (2015) Ressac propose deux pièces. La première, "En abyme", figurait parmi les quatre précédentes, je n'y reviens pas. La seconde est la pièce éponyme, de presque cinquante minutes. À la lecture de son titre, on pense tout de suite au sens courant du mot, d'autant plus que Melaine est breton. On s'attend à entendre le va-et-vient de la mer, des vagues le long du littoral. On imagine une dimension dramatique, voire violente, ce qui impliquerait une expressivité, du pittoresque même, on verrait la scène. C'est évidemment une fausse piste. « ressac » vient de resacar « tirer en arrière ». Au départ il y a deux notes très proches, puis une troisième détachée et une quatrième qui lui répond, qui la tire en arrière. L'algorithme est lancé. L'écart augmente ou diminue, en durée ou en valeur, d'où un perpétuel ressac d'intensité variable. Chaque note est tirée en arrière, mais on ne sait jamais exactement comment elle le sera, par quelle note et quand. L'auditeur peut se prendre au jeu, essayer de deviner, ce qui introduit de l'intérêt, du suspense, un succédané de la dimension narrative, dramatique. Il me semble que la longueur de la pièce décourage une telle approche. De plus, Melaine  a introduit de petites doses d'aléatoire ! Très vite, on se laisse porter, bercer par le flux et le reflux des notes tenues. Chaque note, par son frapper et sa résonance est de fait une vague qui se brise sur la grève du silence, puis se retire, se reconstitue en une autre vague jamais identique. Il n'y a plus d'événement au sens habituel du terme, dans la mesure où chaque note est au centre de l'intérêt, à égalité avec toutes les autres. Au lieu de ne valoir que dans son rapport aux autres, de ne faire que passer, elle vaut pour elle-même d'abord, se fait entendre dans toute sa plénitude physique avant son remplacement par celle qui la tire en arrière ou/et en avant, car on ne sait plus, le flottement se fait sentir. Sur cette mer potentiellement infinie, on finit par percevoir des variations respiratoires, phases de ralenti ou d'accéléré. Aussi, bien que certains auditeurs diront s'endormir en écoutant une telle musique, je n'hésite pas un instant à soutenir le contraire. Quand tant de musiques accumulent les notes, rivalisent de virtuosité au point de nous assourdir, voire de nous abrutir par ce trop-plein qu'elles déversent pour nous occuper quasi militairement, celle-ci nous respecte infiniment, nous laisse être, se glisse vers nous note à note. Elle sollicite notre pensée, l'encourage, riche de sa pauvreté, de son dénuement comme l'autre est pauvre de sa richesse vaniteuse, tonitruante. Ni triste ni joyeuse, elle est au-delà des affects. Elle résonne, elle vibre, nous tire à elle sans nous envahir. C'est pourquoi elle est libératrice, relaxante au sens le plus noble (rien à voir avec la musique dite "de relaxation" !). Chaque note est un appel à retentir de notre côté, à ses côtés. Comme Melaine Dalibert, j'apprécie beaucoup Tom Johnson et d'autres compositeurs minimalistes. Mais son esthétique, dans "Ressac", a plus à voir avec celle d'un Morton Feldman ou de Dennis Johnson. Pourquoi ? Parce que les premiers (dans les pièces que je connais, en tout cas) semblent avoir horreur du vide, du silence, qu'ils recouvrent d'une couche serrée de motifs, de boucles, contrairement aux seconds qui le laissent affleurer, s'épanouir. Cette connivence avec le silence, c'est elle qui au fond réveille notre attention, l'affine, nous amène insensiblement sur le rivage d'autres musiques encore, extérieures ou intérieures. Paradoxalement, cette musique sans histoire apparente nous captive justement par sa beauté sereine, son flottement, ses robes d'harmoniques. Et la grève, me direz-vous, vous parliez de « la grève du silence » ? Pour moi, c'est plus exactement le bruit de fond de l'enregistrement, plage sur laquelle la note vient s'étendre, puis se retirer, tandis qu'une autre déjà se mêle à elle, si bien que dans les phases plus rapides, plusieurs couches d'harmoniques se superposent, s'entrelacent. Plus je réécoute, plus je pense à un musicien qui pourrait sembler éloigner de cet univers : Giacinto Scelsi, auquel j'ai emprunté le titre de cet article, et que j'aimerais citer encore pour terminer cette approche de la musique expérimentale de Melaine Dalibert, tant il me semble que cette démarche appuyée sur les mathématiques débouche de fait sur une expérience métaphysique, spirituelle. Melaine Dalibert ne nous propose-t-il pas, à sa manière, un exercice spirituel tel que l'entendait Ignace de Loyola : un apprentissage du discernement... ?

Le temps

              était rempli

                                 d'ailes

en infinies

                 rivières

Car cette musique, loin d'être désincarnée, est celle de l'Éveil.

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N.B. Titre de l'article et poème ci-dessus de Giacinto Scelsi, extraits de L'Homme du son (Actes Sud, 2006)

Paru en juin 2017 chez Another Timbre / 2 plages / 60 minutes environ. Couverture de Véra Molnar.

Pour aller plus loin :

- Entretien (en anglais) avec le compositeur sur le site du label

- L'intégralité de l'immense Ressac en écoute ci-dessous :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 23 septembre 2021)

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