Anna de Noailles et Chopin

Publié le 16 Décembre 2010

Portrai d'Anna de Noailles par le peintre Ignacio Zuloaga (1870 - 1945)

Portrai d'Anna de Noailles par le peintre Ignacio Zuloaga (1870 - 1945)

   On célèbre le bicentenaire de la naissance du musicien d'origine polonaise Frédéric Chopin. Profitons-en pour redécouvrir la très sensible Anna Elisabeth de Brancovan, comtesse de Noailles (1876-1933). Née à Paris, mais d'origine gréco-roumaine, la poétesse qui éblouit tout le monde artistique de son époque est aujourd'hui assez oubliée. Elle a eu le tort de ne pas faire partie des avant-gardes, de rester fidèle à une forme plutôt classique. La relisant, on est pourtant frappé par la beauté souple de la langue, l'exaltation frémissante qui parcourt des pages au lyrisme très personnel. C'est en feuilletant Les Vivants et les Morts, recueil paru chez Arthème Fayard en 1913, que je suis tombé sur ce texte. Je me suis pris à rêver à la manière dont on concevait alors la critique musicale : quelle simplicité, quelle passion (le poème figure dans la première partie, justement titrée "Les Passions") ! Foin de jargon, d'étiquettes incompréhensibles, mais une langue, tenue, qui cherche à saisir l'essence de son objet par un réseau serré d'images sensibles, je reviens à cet adjectif injustement décrié. Stimulante leçon d'écriture pour tout blogueur...

   Vous pouvez lire ce poème en écoutant un prélude de Chopin (j'en ai placé un plus bas), ou avant, ou après, ou sans. Même chose pour la musique...

 

La Musique de Chopin

 

                                    Tandis que ma mère jouait un prélude de Chopin

 

Le vent d’automne, usant sa rude passion,

Élague le jardin et disperse les fleurs,

Et les arbres, emplis de force et de fureur,

Avec des mouvements de dénégation

Refusent d’écouter ce sombre séducteur…

 

Une humidité terne, éplorée, abattue,

Enveloppe l’étang, se suspend aux statues,

Rôde ainsi qu’une lente et romanesque amante.

La nue est alourdie et pourtant plus distante.

Le vent, comme un torrent déversé dans l’allée,

Roule avec une voix cristalline et fêlée

Des graviers reluisants et des pommes de pin…

Et, dans la maison froide où je rentre soudain,

Un prélude houleux et grave de Chopin,

Profond comme la mer immense et remuée,

Pousse en mon cœur ses sonores nuées !

— Ô sanglots de Chopin, ô brisements du cœur,

Pathétiques sommets saignant au crépuscule,

Cris humains des oiseaux traqués par les chasseurs

Dans les roseaux altiers de la froide Vistule !

Soupirs ! Gémissements ! Paysages du pôle

Qu’entrouvre le boulet d’un soleil rouge et rond,

Noir cachet de la foudre au cœur chenu des saules,

Tristesse de la plaine et des cris du héron !

Ô Chopin, votre voix, qui reproche et réclame,

Comme un peuple affamé se répand dans nos âmes ;

Vous êtes le martyr sur le gibet divin ;

Votre bouche a goûté le fiel au lieu du vin ;

Toute offense a meurtri votre cœur adorable ;

La mer se plaint en vous et arrache les sables,

Chopin ! Et nous pleurons les bonheurs refusés,

Tandis que votre sombre et musicale rage

S’étend, sur l’horizon chargé de lourds nuages,

Comme un grand crucifix de cris entre-croisés !

 

 

Pour aller plus loin

- un site très bien fait consacré à Anna de Noailles.

- un blog de passionné(e).

- Grygory Sokolov interprète le prélude opus 28 n°4

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 22 mars 2021)

Rédigé par Dionys

Publié dans #La Musique et les Mots

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