Publié le 5 Septembre 2016

Rainier Lericolais et Susan Matthews - Before I Was Invisible

   La britannique Susan Matthews s'est fait connaître en temps que compositrice d'une musique plutôt expérimentale, voire bruitiste, à la fois puissante et hypnotique. En 2005, elle a fondé la maison de disque indépendante Siren Wire Recordings, qui devient Siren Wire Editions en 2010, un label qui produit artisanalement des artistes expérimentaux du monde entier. Depuis ses débuts, elle participe à des projets multiples. Before I Was Invisible, sorti en octobre 2015, est son troisième disque (les deux premiers parus sur son label) en collaboration avec le français Rainier Lericolais.  Cette fois, c'est le micro label fondé par la pianiste et composititrice éclectique Delphine Dora qui les a pris en charge. Nous sommes ici au croisement subtil des musiques électroniques et ambiantes.

    Trois titres de durée décroissante pour cet album dont la couverture et le dos de l'emballage cartonné (fabrication locale, assemblage manuel...) donnent le ton par leur étrangeté surréalisante. "The Healers art", plus de vingt-cinq minutes, nous embarque dans un voyage parasité par un crépitement de fond. Disons-le tout de suite. Le profane ne saurait dire souvent ce qui est produit acoustiquement ou électroniquement. Tout commence par un son tenu, sur lequel viennent glisser d'autres surgissements plus aigus. Puis c'est de l'orgue, des claviers, qui les enveloppent dans une trame ondulante. Les ondes (je pense aux ondes Martenot, aux scies musicales...) s'égratignent, dirait-on, dans les amples oscillations, laissant loin derrière tout paysage connu. Un piano fait son apparition, plaque quelques notes dans ce continuum intense, semble susciter les voix déformées de mannequins perdus au fond des temps. La pièce acquiert une grâce fantastique, comme en lévitation, doucement pulsante. Qu'elle évoque par son titre l'art du guérisseur n'est pas anodin. Un vrai chant très pur, intériorisé, de Susan, sans doute, nous libère des fardeaux quotidiens. Tout se déforme, perd sa matérialité, on reste suspendu à ce léger battement d'un souvenir de guitare. Ce qui se tisse, c'est une toile lente, le filet mystérieux d'une incantation où se prennent les sons, distordus ou pas - on reconnaît un saxophone au passage - comme dans une chambre d'écho aux multiples failles. Il y aurait un violoncelle englouti au fond de l'antre sonore, on serait arrivé au pays où l'on ne meurt plus jamais, porté par un mouvement si doux, une harmonie archangélique. Une splendeur !

   "Truth past the dare" sonne d'emblée plus étrange, plus résolument contemporain, expérimental : discontinuité, sorte de gargouillis sonore dont se détachent toutefois une clarinette et une voix, celle-ci prenante dans ses aigus tenus, contrastant avec le magma du premier plan. Un piano s'insinue entre les deux, la matière s'aère, la voix domine les volutes embrouillées. La palette orchestrale s'étoffe : un clavier / accordéon installe une respiration, la clarinette réapparaît, d'où un curieux dialogue entre les instruments et les brouillons sonores. Là aussi, l'écriture resserre les liens, assure la cohésion entre le diaphane de la voix et le reste du vaisseau sonore, le tout étant d'une vraiment troublante beauté.

    Le fantôme est bien là dans "Your ghost moves with me", dont le début me fait irrésistiblement penser aux très beaux disques de Tamia chez T Records (par exemple le magnifique Senza Tempo) puis ECM au milieu des années quatre-vingt : la superposition des voix, leur décalage, crée un étrange oratorio rythmé par une percussion sèche obsédante. Nous sommes dans la forêt des voix, émerveillés, frôlés par mille créatures invisibles. Les voix se font plus discrètes, souvent recouvertes par de brusques surgissements énigmatiques, peut-être les geôliers des esprits féminins emprisonnés, rejoints à la fin par quelques voix masculines...

   Une magnifique découverte, un très grand disque !

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Paru en 2015 chez Wild Silence / 3 titres / 47 minutes.

Pour aller plus loin :

- le disque disponible et en écoute sur bandcamp :

 

- Un extrait de Senza tempo (T Records, 1981)  de Tamia (chanteuse et compositrice née en 1947 ...pas son homonyme américaine !)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 25 Août 2016

Caleb Burhans - Evensong

  Violoniste multi-instrumentiste, compositeur notamment dans le cadre de son duo avec le guitariste Greg McMurray itsnotyouitsme, régulièrement présent dans ces colonnes, l'américain Caleb Burhans signe son premier disque sous son nom. Il est par ailleurs membre fondateur de plusieurs ensembles, dont Alarm Will Sound, appartient à la galaxie de musiciens collaborant aux disques du label Cantaloupe Music co-fondé par David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe.

 Agnostique, il rappelle qu'il a chanté pendant une vingtaine d'années dans les églises, ce qui explique sans doute la présence de trois pièces chorales, interprétées par le Choir of Trinity Wall Street, placées en 1, 4 et 7 de manière à encadrer les quatre autres pièces, orchestrales. Ce qui donne un disque atypique, à certains égards néo-classique, regardant vers la musique d'Arvo Pärt, mais aussi bien sûr vers la mouvance post-minimaliste, voire ambiante.

   Violoniste multi-instrumentiste, compositeur notamment dans le cadre de son duo avec le guitariste Greg McMurray itsnotyouitsme, régulièrement présent dans ces colonnes, l'américain Caleb Burhans signe son premier disque sous son nom. Il est par ailleurs membre fondateur de plusieurs ensembles, dont Alarm Will Sound, appartient à la galaxie de musiciens collaborant aux disques du label Cantaloupe Music co-fondé par David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe.

 Agnostique, il rappelle qu'il a chanté pendant une vingtaine d'années dans les églises, ce qui explique sans doute la présence de trois pièces chorales, interprétées par le Choir of Trinity Wall Street, placées en 1, 4 et 7 de manière à encadrer les quatre autres pièces, orchestrales. Ce qui donne un disque atypique, à certains égards néo-classique, regardant vers la musique d'Arvo Pärt, mais aussi bien sûr vers la mouvance post-minimaliste, voire ambiante.

   Le "Magnificat" ouvre magnifiquement ce disque que j'ai failli manqué (sorti en 2013). C'est mon tube de l'été. Voix féminines et masculines alternées, orgue d'église : musique suave, d'un bel élan très pur, avec de moelleux glissandis vocaux. C'est ravissant, frais, un véritable baume pour oublier toutes les laideurs du moment. L'ensemble Alarm Will Sound interprète les deux compositions suivantes. "Amidst Neptune", plus de onze minutes, est une pièce qui donne la part belle au violon, langoureux, rejoint par les autres cordes. Avec ses boucles étirées aux ponctuations percussives espacées, sa lente montée en puissance, il s'inscrit dans un post-rock teinté de minimalisme de bon aloi. Quelques voix se joignent à la lente incandescence musicale, puis un passage au piano accompagné au départ du violon dans des aigus lointains emporte la composition vers d'autres rivages, rêveurs et mystérieux, peut-être sommes-nous sur le bateau d'Ulysse et ses compagnons entendant le chant des sirènes, les cordes se font insidieuses et tentantes, des vagues menacent la tranquillité du voyage, le bateau poursuit sa route solaire malgré le chant sublime..."Iceman Stole the Sun" commence par une attaque plus reichienne, adoucie par les virgules féminines de la suite : la pulsation reste incisive, nerveuse, menée avec brio par Alarm Will Sound. Les quatre dernières minutes décrochent étonnamment en nous proposant une première version du thème central d'Excelsior, la très longue composition de Caleb interprétée par le Fifth House ensemble sur un disque paru chez Cédille Records l'année suivante, en 2014.

Huitième plage pour les presque 31 minutes de la pièce éponyme de Caleb.

Huitième plage pour les presque 31 minutes de la pièce éponyme de Caleb.

   On retrouve le chœur de Trinity Wall Street associé à Alarm Will Sound  pour "Super Flumina Babylonis", placé au centre de l'album, beau choral intemporel inspiré du psaume 137 sur lequel plane l'ombre d'Arvo Pärt, suivi par un chef d'œuvre interprété par Alarm Will Sound, "Oh ye little faith (do you know wher your children are ?)", transcendé par le glockenspiel et le clavecin. C'est un titre magique : le violon semble glisser en apesanteur sur le lit de sons frappés. Les autres instruments se fondent ensuite dans un continuum mélodieux d'une immense douceur un brin élégiaque, çà et là éraflé par une dissonance, avec une coda presque explosive étonnante.

   Le Tarab Cello Ensemble interprète "The Things Left Unsaid", tissage serré de motifs dans un crescendo puissant, comme si les violoncelles nous ensorcelaient en nous enlaçant de plus en plus étroitement, puis nous relâchaient après un bref silence, se contentant alors de quelques mouvements d'une danse épurée. Le chœur de Trinity Wall Street conclut avec "Nunc Dimittis" : "Maintenant, laisse partir (ton serviteur / ton auditeur, ici...)". Motet d'une suprême élégance !

   Un fort beau disque, donc, à écouter sans modération ! Ne le manquez pas !

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Paru en 2013 chez Cantaloupe Records / 7 titres / 60 minutes.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- et en-dessous le bonus de l'album, au piano seul :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 12 août 2021)

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Publié le 7 Juillet 2016

Brian Eno - The Ship

    Quatre ans après Lux, Brian Eno revient avec The Ship, paru fin avril sur son lapel Opal associé à Warp comme le précédent. Deux titres, dont le second fractionné en trois, pour vérifier que Brian reste l'un des grands de la musique électronique ambiante dont il a été le pionnier incontesté ! The Ship est au départ prévu pour une installation sonore qui a déjà été réalisée à Stockolm en 2014, puis à Genève en mars 2016 au lieu d'exposition Le Commun. N'ayant visité ni l'une ni l'autre, je ne rends compte que de mon expérience d'auditeur du disque, qui a figé une pièce destinée à se modifier au fil des installations et des lieux.

 La première pièce, qui donne son nom à l'album, est une longue errance sonore de plus de vingt minutes, dans la lignée de Lux. Nappes étagées de synthétiseurs, voix déformées lointaines, percussions résonnantes, puis la voix de Brian, très en avant, sans doute passée à une sorte de vocoder qui la dédouble ou multiplie, pendant qu'en arrière-plan les glissements sonores, espacés comme pour une respiration, se font plus puissants, mêlant fusions électroniques torsadées, battements et fragments radio. Comme toujours, le mixage est superbe. "The Ship" est en effet une odyssée du son, lente et majestueuse, qui nous déporte doucement, après quinze minutes de voyage, vers des contrées étranges peuplées de voix féminines désincarnées, sirènes de l'ère de l'anthopocène, puis d'autres voix troublantes, tissant comme des bribes de conversation dans l'espace immense, hors du temps, after wave after wave after wave...

 

Brian Eno - The Ship

   La première partie de la seconde composition, "Fickle Sun (i)", est encore meilleure, plus originale. La matière autour de la voix de Brian, qui chante d'abord plus ouvertement, sans filtre ou déformation, est plus agitée. Cela gronde, cela s'enfle, s'enflamme. Brian Eno réussit ici un véritable oratorio électronique de dix-huit minutes. La pièce est impressionnante. Si l'on pense fugitivement à Fennesz, on abandonne vite le jeu des références, tant l'écriture est en même temps à certains moments d'un néo-classicisme appuyé, avec des effets grandioses lors des grandes balafres cuivrées qui sectionnent le titre autour de huit minutes. Après ces ponctuations, la voix de Brian revient, vocodée, entourée de halos mélodieux. Le morceau se déchire entre cette voix et d'autres, plus vocodées encore, à la limite de la désincarnation. C'est alors un long lamento halluciné construit sur des boucles lancinantes, une sorte d'adieu à l'humanité qui disparaîtrait dans les artefacts de la nouvelle réalité électronique. Une des plus belles réussites de Brian, peut-être même la meilleure, en tout cas preuve d'une inspiration au plus haut.

   "Fickle Sun (ii) The Hour is fine", à peine trois minutes, est un poème dit par Peter Serafinowicz d'une voix à l'impeccable diction, avec accompagnement de piano mélancolique : retour à une veine que Brian Eno a tenté à plusiseurs reprises. Sauf qu'ici le texte a été créé par un générateur de texte Markov. Tout le disque, en somme, brouillerait la frontière entre l'humain et le machinique...Troublant, beau à écouter en tout cas.

   La dernière partie de "Fickle Sun" est une reprise du Velvet Underground, "I'm set free". Manière de revenir à l'humain ? D'affirmer sa liberté créatrice ? Il y a toujours eu en Brian Eno un homme qui voulait simplement rester un chanteur pop. On lui pardonne cette plage sirupeuse, si apparemment loin des deux longues aventures musicales : il se fait plaisir... Ce que je comprends ainsi : BRIAN ENO n'est pas que ONE BRAIN !!

   Comme à l'habitude, une production parfaite, entièrement contrôlée par le maître, avec plusieurs versions disponibles, y compris pour collectionneurs.

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Paru en avril 2016 chez Opal - Warp Records / 4 titres / 48 minutes.

Pour aller plus loin :

- la page Bleep de l'album, très bien faite.

- le titre éponyme en écoute (impossible de trouver "The Fickle Sun (i)":

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 5 Juillet 2016

Éliane Radigue (1) - Adnos

Quelque chose de si près si loin venu 

   La reparution des trois volets d' Adnos chez Important Records, initialement sortis sur le label mythique Table of the elements en 2002, me fournit l'occasion d'aborder enfin une des compositrices les plus secrètes et les plus radicales de ces cinquante dernières années, la française Éliane Radigue. Née en 1932, elle a travaillé avec Pierre Schaeffer et Pierre Henry, dont elle a été l'assistante. On la classe parfois par conséquent avec les pionniers de la musique concrète, mais sa musique a vite changé de direction. Dès la fin des années soixante et plus particulièrement dans les années soixante-dix, elle affirme un style personnel à base de drones, de sons étirés, de très lentes et quasi imperceptibles variations. Travaillant sur la durée, avec des pièces fort longues, elle élabore une musique électronique à la fois minimale et méditative qui a au fond plus d'affinité avec certaines musiques ambiantes, spectrales qu'avec les courants de musique concrète ou minimaliste. Lors de ses voyages aux États-Unis, elle a rencontré Philip Glass, Steve Reich, mais son esthétique intériorisée est plus proche de certaines recherches de Terry Riley ou LaMonte Young, compositeurs qu'elle a également côtoyés, avec lesquels elle partage un intérêt pour les philosophies orientales. Son style se distingue aussi de celui de deux autres maîtres de la musique électronique, Morton Subotnick et Rhys Chatham. Intéressée par Gurdjieff, elle s'est ensuite convertie au bouddhisme tibétain en suivant les suggestions d'étudiants français venus entendre au Mills College la première partie d'Adnos qui avait été créée pour le Festival d'automne fin 1974.

    Dans un studio qu'elle partage avec Laurie Spiegel, elle manie microphones, magnétophones à bandes et un synthétiseur qu'elle emploiera jusqu'au début des années 2000, le ARP 2500. Pour Adnos I, trois Revox, une table de mixage et des filtres associés à son ARP. Important Records a eu l'excellente idée idée pour cette nouvelle sortie d'offrir un livret comportant les indications d'Éliane, les différents prospectus des lieux de concerts des trois Adnos, comme The Kitchen, le Mills College, ainsi que quelques coupures de presse. Voici ce que dit la compositrice d'ADNOS, titre mystérieux à consonance grecque (fausse, on le verra) qu'elle a vraisemblablement forgé comme le suggère sa présentation non dénuée de malice :

« "D'adage en adynamie, pour tous les ados et les adnés, cet addenda."

"ADNOS" : Déplacer des pierres dans le lit d'un ruisseau n'affecte pas le cours de l'eau, mais en modifie la forme fluide.

Ainsi, une énergie sonore fortement présente, transforme le cours des zones fluides de la résonance et génère l'activité sonique en voie de développement.

Telle l'aiguille du temps, jalonne le mécanisme des engrenages d'une montre ouverte, intégrée à son mouvement.

Dans la conque formée par le cours des sons, l'oreille filtre, sélectionne, privilégie, comme le ferait un regard posé sur le miroitemetn de l'eau.

L'écoute seule est sollicitée, comme un regard absent et double, tourné à la fois vers une image extérieurement proposée, dont le reflet vit en réflexion dans l'univers intérieur. »

  

Le sens des mots-clés...

Le sens des mots-clés...

Que le Temps soit avec nous !

   Disons-le d'emblée : la musique d'Éliane Radigue se vit comme une cérémonie, un manifeste, une ascèse. C'est un choc qu'on reçoit, ou pas. J'ai plusieurs de ses disques depuis trois au quatre ans, je ne sais plus très bien. J'avais commencé à les écouter, mais je n'avais jamais le temps, ne serait-ce qu'aller jusqu'au bout, ou bien je n'étais pas en état de réceptivité, je me laissais accaparer en somme. Éliane compose pour des auditeurs qui ont le temps, qui prennent le temps, pour les auditeurs d'une société utopique où le progrès nous aurait véritablement libéré en générant du temps libre au lieu de le rétrécir, de le farcir de bruits et de messages. C'est à l'occasion d'une série récente de trajets en automobile que je l'ai enfin rencontrée. À l'aube, dans la grisaille, la brume humide, puis la lumière rasant toute chose ; au crépuscule, dans les flambées amorties du soir. Je ne conduisais plus une voiture, mais un vaisseau peu à peu investi par les amples modulations sourdes, un vaisseau résonnant !

   Elle compose EN VUE DE NOUS, (AU)PRÈS DE NOUS (AD NOS en latin) une musique issue du silence, venue de très près très loin on ne sait pas : très longs sons, doux drones de velours pulsant à peine qui recouvrent de leurs micro mouvements le monde de nos perceptions. Seize minutes pour nous occuper, pour faire table rase du monde extérieur, pour nous rapprocher. Enfin rendu disponible par ce patient travail d'approche, l'auditeur peut s'abandonner à l'aventure sonore. J'ai su, avant même d'en trouver confirmation dans les articles la concernant, que cette musique était religieuse, ou plutôt fondamentalement mystique. Les drones sont sa matière litanique, ses mantras. Cette musique rayonne dans la durée, mobilise tout notre être dans une attention absolue. Quiconque l'écoute vraiment se recentre, s'abolit pour mieux renaître une fois l'œuvre entendue. Quiconque l'écoute vraiment prend conscience que de l'apparemment vide et du même naissent la plénitude et une variété, non pas fatigante, mais apaisante. Il ne s'agit pas pour autant d'une musique de relaxation au sens occidental galvaudé du terme, car les dites musiques sont souvent plates et pauvres. Or, Adnos se déploie, se replie, se stratifie presque à notre insu, véritable organisme sonore. Curieusement, le travail sur les sons du synthétiseur est tel qu'on en oublie leur nature synthétique, alors que la dimension machinique avilit la matière de certains groupes ou musiciens maniant les sons électroniques (je ne citerai pas de nom...). Ne dirait-on pas que les plus légers chocs sonores se muent à l'intérieur de cette arborescence en percussions élémentaires, comme si nous étions à la racine même des sources de la cloche, une cloche abyssale et universelle, cosmique ? ADNOS est une fascinante forgerie: "dans la conque formée par le cours des sons", l'oreille en somme refait un monde, le monde, et c'est aussi pourquoi je parlais d'aventure. Cette musique n'est donc ni monotone... ni triste, comme nous le démontre cet anagramme au moins bilingue : ADNOS = NO SAD !

   Pour ne pas trop allonger cet article, je dirai peu de chose des deux autres ADNOS. ADNOS II, de 1980, est d'emblée plus puissant, combine des unités moins amples, d'où une apparence au début plus répétitive, mais le tissage plus serré a des effets hypnotiques redoutables. Mieux vaut passer d'abord par la case ADNOS I ! Quant à ADNOS III Prélude à Milarepa (1982), c'est un retour à la source détendue du I, avec des développements prodigieux d'une absolue beauté. On pourrait dire que les trois ADNOS forment une seule immense sonate A - B - A, de trois heures trente. Que le temps soit avec vous !

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Reparu en 2013 chez Important Records / 3 titres / 3h 37' environ.

Pour aller plus loin :

- un bel entretien avec Eliane Radigue en août 2011 :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 11 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Électroniques etc..., #Éliane Radigue

Publié le 22 Juin 2016

Nadja + Vampillia - The Perfect World

Nadja est un duo formé par le canadien Aidan Baker et son épouse Leah Buckareff  dans le domaine des musiques ambiantes expérimentales, post-rock à tendance métal, tandis que Vampillia est un groupe japonais qui marie sonorités acoustiques et sons divers. D'un côté guitares , basse, percussions et flûte ; de l'autre, guitares, voix, piano, orgue, cordes. Un mur de guitares rencontrant voix et instruments classiques pour des morceaux volontiers grandioses, étirés jusqu'à l'incandescence, la folie. The Perfect World est la nouvelle mouture d'un disque intitulé The Primitive World sorti en février 2012. Le changement de titre signale que les versions ont été remixées, réarrangées ; s'y ajoute d'ailleurs un nouveau titre, "Avalanche".

   Un début et une fin néo-classiques : piano et violon en avant, du joli à tendance doucement sublime, c'est "Wartult", premier titre et "Krault", le dernier, quasi élégiaque ; guitare mélancolique relayée par un piano allègre, puis un autre plus solennel, une voix lointaine, c'est "Aurora" qui explose en mur de sons saturés, un court moment, avant de reprendre une ligne mélodique claire et de basculer à nouveau dans l'opératique et de mourir dans le calme retrouvé.

     Entre les deux, c'est l'aventure, la traversée, la dérive. "Avalanche", très post-rock, préservant un beau contraste entre guitares déchaînées et piano chantant, est un titre chaleureux à la rythmique puissante parcouru de sonorités cuivrées. Le dernier tiers est incanté par des riffs de guitare prolongés de réverbérations et de traînées dorées. Tout se mêle pour finir dans un chaos extatique vraiment superbe, à écouter très fort, vous vous en doutez...L'atmosphère est plus sombre pour "Anesthetic Depth" : nappes floues, longues comètes efflorescentes, piano étouffé, flamboiements étirés, batterie erratique. La tension monte insidieusement, se libère en bouffées profondes, intériorisées. Voici "Icelight" et ses un peu plus de vingt-quatre minutes : boucles à partir d'un riff de guitares et de cordes bien saturées...Une musique primale, tranquillement abyssale pour décrocher de tout. On est assez proche du hard rock, du métal, de toute une mouvance très noire, mais la texture, on s'en aperçoit à la longue, est incroyablement variée, chatoyante sous ses dehors hallucinés. Il s'agit de se laisser porter par un flux survolté et néanmoins n'ayant pas rompu avec les lois les plus communes de la mélodie et du rythme. Dans un sens, on pourrait qualifier une telle musique d'orgiaque, de dionysiaque. Ce qui compte, c'est la transe, la fusion énorme avec un mouvement irrésistible. Finalement, cette lumière noire est adorable ! Je ne m'en lasse pas !

Au passage, j'inaugure une nouvelle catégorie qui, comme toutes les catégories, est imparfaite...J'y reclasserai peut-être des articles antérieurs.

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Paru en 2013 chez Important Records / 6 titres / 51'.

Pour aller plus loin :

- la page du label consacrée au disque

- le disque en écoute sur bandcamp :

Le duo Nadja : Leah Buckareff et Aidan Baker

Le duo Nadja : Leah Buckareff et Aidan Baker

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 11 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Du Post-rock aux sombres bruits

Publié le 17 Juin 2016

   Ma sélection annuelle, je le rappelle, est volontairement décalée pour inclure des disques qui m'avaient échappé au moment de leur parution (je sais, j'en découvre d'autres encore bien plus longtemps après ; c'est donc un compromis) ; d'autre part, elle est ainsi déjà décantée, ayant du recul, modeste j'en conviens. Partielle, à l'évidence : essentiellement une invitation à la découverte. Avec des regroupements, tant il est difficile de hiérarchiser. Les liens vers les articles sont sur les noms de compositeurs / interprètes et les titres des albums. Comme d'habitude figurent quelques disques non chroniqués, faute de temps le plus souvent. Pour la première fois, jy joins quelques extraits à écouter, au risque d'alourdir la page (merci de me signaler...même si je ne vois pas comment éviter ce désagrément...).

Bonnes écoutes ! Cliquez sur les images pour les agrandir.

1/Jan Kleefstra / Anne Chris Bakker / Romke Kleefstra - Sinne op'e Wangen

                                               DVD publié par la galerie Vayhinger (Radolfzell)

Michael Vincent Waller - Five easy pieces + Seven easy pieces      bandcamp

David Lang - mountain (Hallowed ground)          Fanfare Cincinatti

Machinefabriek & Anne Bakker - Halfslaap II / Stiltetonen        White Paddy Mountain

Andy Moor & Yannis Kyriakides - A Life is a Billion Heartbeats         unsounds

Les disques de l'année 2014
Les disques de l'année 2014Les disques de l'année 2014
Les disques de l'année 2014Les disques de l'année 2014

2/ Michael Gordon - Rushes        Cantaloupe Music

Spyros Polychronopoulos - Piano Acts  Room40

Oiseaux-Tempête - (album sans titre)     Sub Rosa

Machinefabriek - Stillness Soundtracks    Glacial Movements Records

Steve Reich - radio rewrite                  Nonesuch

Christina Vantzou - N°2                       Kranky

 

Les disques de l'année 2014
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3/ Donnacha Dennehy - Orchestral Works     Rté Lyric

Bryce Dessner - St Carolyn by the Sea    Deutsche Grammophon

Michel Banabila & Oene Van Geel - Music for viola and electronics    Tapu Records

Michel Banabila - More research from the same department   Tapu records

David Shea - Rituals                    Room40

Meredith Monk - Piano Songs               ECM New series

Matteo Sommacal - The Chain Rules       Kha

 

Les disques de l'année 2014
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4/ Michael Jon Fink - From a folio          Cold Blue Music

Caleb Burhans - Excelsior                    Cedille Records

Terminal Sound System - Dust songs    Denovali Records

Salomé Leclerc - 27 fois l'aurore     Audiogramme / Tôt ou Tard

Timber Timbre - Hot Dreams    Arts & Crafts Productions

 

Les disques de l'année 2014
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Rédigé par Dionys

Publié dans #Classements

Publié le 4 Juin 2016

Pascal Bouaziz - Haïkus

« Les choses les plus belles qu'on dit, on les dit en chuchotant »

   Pascal Bouaziz ne cesse de renaître, de se multiplier aussi dirait-on. L'auteur-interprète de Mendelson venait de réduire la voilure pour se glisser dans le duo de choc de Bruit Noir. Il affiche maintenant son seul nom sur la couverture, même s'il a finalement fait appel à quelques musiciens pour l'accompagner. Finies les longues plages de Mendelson, les plongées dépressives et ténébreuses de Bruit Noir ? Bien sûr, le titre Haïkus annonce des formats courts, une dimension poétique. Mais la vision du monde est une. Il n'y a pas rupture, comme l'affirment certains critiques et journalistes. Il s'agit de variations sur des thèmes bouaziziens. Des variations d'une suprême élégance, concentrées, rechantées jusqu'à ce qu'elles nous atteignent enfin. Il faut ici que j'évoque ma première écoute. J'étais perplexe, déçu, irrité même par les répétitions insistantes que j'associais trop vite avec l'idée d'une pauvreté d'inspiration. Je me disais aussi que je ne voyais guère le rapport avec le titre. Lors de la deuxième écoute, tout a changé. Dans la société japonaise, le haïkaï ou haïku, dans sa forme très ramassée, célèbre l'évanescence des choses, saisit l'instant pour en extraire l'éternel. C'est un trait qui fuse, se détache sur le silence. Dans notre société bruyante et pressée, saturée, comment pourrait-il encore nous atteindre, surtout dans une mise en forme musicale ? Il ne reste que la répétition, le ressassement (un terme présent dans la chanson "L'Usine" de Bruit Noir). La répétition, c'est la vrille, l'insistance qui pousse le trait vers nous, jusqu'à ce qu'on percute, comme on dit. Elle n'est donc ni maladresse, ni pauvreté : elle est la penne de la flèche, qui la dirige et lui fait nous toucher. Sinon ? « De toutes ces voix / Ne m'arrive que du bruit » Ce bruit du premier titre, "Que du bruit", ne devient signe de vie qu'après avoir été répété, devenant « du bruit que tu fais dans la pièce à côté / du bruit que tu fais j'entends ta voix ». Il faut un temps pour débrouiller le bruit informe et collectif, entendre enfin le bruit qui a du sens parce qu'il y a quelqu'un derrière. Ce n'est qu'alors que surgit le mot "musique", après ce trajet de l'insignifiant au signifiant, de "toutes ces voix" à "ta voix". La musique naît de l'intime, elle peut alors être dite « nouveau pays natal / ma nouvelle langue maternelle » et pourra parler "plus que toi" parce que "j'entends ta voix"...Ne peut bien chanter que celui qui sait bien écouter la voix qui l'inspire, celle de sa muse ? Mine de rien, ce premier titre est l'art poétique de l'album.

   Un album qui traque, trappe les traces avec tour à tour une infinie douceur, une férocité tranquille et assumée, ailleurs un zeste d'amertume, et toujours comme une distance, une retenue, une pudeur bouleversante. Si Pascal chante vraiment ici, il reste à la limite du chuchotement et, ce qui m'agaçait au début, je le comprends maintenant comme une invite pressante à vraiment l'écouter, pas de manière distraite, comme on fait trop de choses aujourd'hui : c'est sa manière de forcer l'attention, à rebours justement de cette société du bruit. Les accompagnements bruitistes, presque expressionnistes de Mendelson et de Bruit Noir laissent la place à une ligne mélodique claire. Autour de la guitare de Pascal, celle d'Éric Jamier, la batterie de Pierre-Yves Louis (de Mendelson), de temps à autre le piano de Stan Cuesta et la voix de Lou sertissent sa voix dans une sorte de cocon de lumière qui illumine l'album. Certaines attaques de titres évoquent l'atmosphère frémissante des premiers albums de Leonard Cohen, surtout Songs of Love and hate : écoutez la guitare au début de "Miracle", comme un souvenir de cette extraordinaire chanson du canadien, "Avalanche".

   Un album qui traque, trappe les traces avec tour à tour une infinie douceur, une férocité tranquille et assumée, ailleurs un zeste d'amertume, et toujours comme une distance, une retenue, une pudeur bouleversante. Si Pascal chante vraiment ici, il reste à la limite du chuchotement et, ce qui m'agaçait au début, je le comprends maintenant comme une invite pressante à vraiment l'écouter, pas de manière distraite, comme on fait trop de choses aujourd'hui : c'est sa manière de forcer l'attention, à rebours justement de cette société du bruit. Les accompagnements bruitistes, presque expressionnistes de Mendelson et de Bruit Noir laissent la place à une ligne mélodique claire. Autour de la guitare de Pascal, celle d'Éric Jamier, la batterie de Pierre-Yves Louis (de Mendelson), de temps à autre le piano de Stan Cuesta et la voix de Lou sertissent sa voix dans une sorte de cocon de lumière qui illumine l'album. Certaines attaques de titres évoquent l'atmosphère frémissante des premiers albums de Leonard Cohen, surtout Songs of Love and hate : écoutez la guitare au début de "Miracle", comme un souvenir de cette extraordinaire chanson du canadien, "Avalanche".

Prendre du large, partir...loin dans les racines de l'émotion !   L'art du haïku, chez Bouaziz, c'est de saisir la beauté où l'on ne sait pas ou plus la voir, pour la sertir dans une forme et, d'une certaine manière, en faire son viatique, une raison de vivre encore, malgré toute la laideur du monde, l'horreur suscitée par l'espèce humaine et ce qu'on appelle "civilisation". Dans "La trace", c'est « au supermarché la trace de ton dos » qui, disparaissant, laisse le "je" désemparé, désorienté. En creux, une critique de la déshumanisation de ces lieux marchands sinistres... Dans "Cessez d'écrire", c'est une plainte pitoyable contre le déferlement des confessions impudiques qui souille le monde. Le « Je ne suis pas curieux de vous connaître » n'est absolument pas à comprendre comme un signe de misanthropie, mais comme une protestation contre la disparition de la pudeur. Sans pudeur, plus de beauté possible. Le haïku représenterait alors le compromis entre le trop de mots et le silence, une tentative pour tout « nettoyer de l'intérieur ». Le titre suivant, "L'Être humain", est une magnifique illustration de cette pureté retrouvée. Une minute vingt-neuf d'émotion, guitares, duo de voix de Pascal et Lou, et quelques mots pour dire l'essentiel : « Parfois je me laisse aller avec toi / Je me laisse aller / Parfois je me laisse aller avec toi / Je baisse la garde / Tu me ferais presque croire (...) / En l'être humain. » Magnifique, et ce n'est pas fini. "Ta main", la plus longue, presque six minutes. Une danse un peu trop longue, « ta main je m'en souviens dans mon dos », des accents à la Gérard Manset, des souvenirs de tendresse, une guitare qui flamboie doucement. Cela pourrait durer toujours, le monde tourne autour de ta main, « d'autres corps me réchaufferont peut-être », mais le souvenir restera, illuminant. Chanson SUBLIME, d'une absolue pureté de ligne, à pulvériser toutes les niaiseries... "Miracle", c'est celui de la vie civilisée qui cache les instincts agressifs sous un vernis sentimental hypocrite : petite merveille d'humour acerbe, gravement délicieuse. Un petit côté blues pour "L'ombre", une invitation à regarder « sur le trottoir de ta vie (...) l'ombre que tu quittes / qui revient vers toi ».

"Encore envie" est une belle célébration de la vie, guitares chantantes, rythme prenant : qui a dit que Pascal Bouaziz noircissait tout ? "Avec la peur" joue habilement de l'accompagnement haletant à la batterie, mais oppose là encore la peur au ventre, affolante, et une émouvante demande de lumière. La chanson suivante, "Toutes ces guerres" prend une certaine distance avec tous les ennemis de toutes les guerres, victorieuses ou non, pour demander avant tout la paix. N'est-ce pas un chemin d'espoir que le nouveau Pascal Bouaziz trace, chanson après chanson ? Dans "Loin", la double affirmation « Nous partirons toujours / Nous ne sommes jamais arrivés » sert de refrain à une balade fragile ponctuée de deux moments graves, instrumentaux : encore un superbe titre pour ce qui prend l'allure de l'annonce d'un départ décisif, rimbaldien qui sait. Une composition creusée par le désir d'un ailleurs..."S'il ne fallait que ça" poursuit de manière énigmatique le titre précédent. Du courage, de la patience ne suffisent pas...parce qu'il faudrait aussi ce qui est formulé en dernier, de l'amour. Pour quoi faire ? Mourir, ou continuer à vivre, encore et malgré tout ? Je penche pour la seconde voie, me fiant à ceux qui ont rencontré Pascal, qui l'ont vu en concert (je l'ai hélas manqué de peu récemment...), qui disent ses sourires, son humour, quand bien même ce pourrait être évidemment celui du désespoir, je sais. La dernière chanson, à laquelle j'ai emprunté le titre de cet article,  me paraît aller dans ce sens.

Pudeur et chuchotements : écoutez la voix très douce d'un homme d'aujourd'hui. Quel bonheur ! Quel baume sur les braillements médiatiques, ce monde imbu de son importance !

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Paru en 2016 chez Ici d'ailleurs / 13 titres / 41'.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 11 août 2021)

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Publié le 19 Mai 2016

Maninkari - Oroganolaficalogramme

Musique pour une cathédrale luciférienne

   Les deux jumeaux Frédéric et Olivier Charlot composent et interprètent leur musique sous le nom de Maninkari depuis 2007. Ils ont sorti depuis lors huit disques sur divers labels. Oroganolaficalogramme serait donc leur neuvième album, cette fois auto-produit sur leur label ferme-l'œil dont il est l'opus primum. Accompagné d'un grand dessin format A5 sur papier vergé en tirage limité, du rhodoïde transparent du même motif, c'est un disque vraiment singulier, hors du temps, qui a donc évidemment sa place ici. Orgue, alto, violoncelle et percussions : sept titres de musique ambiante, post-romantique à tendance minimaliste, dominés par l'orgue, majestueux, utilisé enfin comme je l'ai rêvé si souvent et si rarement entendu. L'orgue, c'est le souffle infini, la beauté transcendante. Il suffit de quelques modulations, variations, pour créer une tapisserie grandiose sur laquelle viennent évoluer les autres instruments. L'orgue remplace les voix de bourdon de la musique orthodoxe. Il émeut parce qu'il vibre puissamment, fait vibrer en nous les couches les plus profondes de notre moi, les plus spirituelles comme les plus inconscientes.

   Oroganolaficalogramme : l'orgue s'élance sans cesse, il s'étire, s'étage, se répond. Aucune intention de virtuosité. Il est le préalable, le verbe sonore sur lequel s'écrit la chute vertigineuse de l'alto dans les trois premiers titres. Si l'on suit la présentation et en regardant le dessin de couverture, le disque réfèrerait à la figure de Lucifer, l'archange déchu. D'où la lumière noire de l'album, la méditation grandiose qui se déploie dans des drapés chromatiques hypnotiques. Le quatrième titre est plus sombre, envahi par des grondements, roulements percussifs graves. Nous sommes au cœur du mystère, c'est-à-dire de la lutte entre ténèbres et lumière. Mais la lumière absorbe les ténèbres (ou l'inverse), sort grandie, insolente dans le titre cinq. Tandis que l'orgue triomphe, l'alto est pris d'une véritable transe, griffe la muraille sonore comme un forcené, comme un oiseau gigantesque englué dans les replis de la robe d'orgue. Le titre six semble revenir aux tonalités ultérieures, en plus sourd, comme porteur d'un lourd fardeau. Cette fois c'est le violoncelle qui grince, se débat, lui aussi dans les graves. L'univers est plombé, voilé de drones. On croirait entendre Cerbère, le chien des Enfers, aboyer à la malédiction qui passe...L'album se termine avec le retour au couple orgue / alto. Lucifer continue sa traversée de l'espace, sombre et toujours flamboyant. L'alto serait-il ses ailes de géant ? Le porteur de lumière incendie l'espace qu'il vrille littéralement par des nappes distendues d'harmoniques et les myriades de micro éclairs produit par l'alto lové contre le grand corps de l'orgue.

   Sacré nom ! J'en viens à trouver Tim Hecker presque falot ( je vais me faire des ennemis : on ne tire pas sur une icône !!).

Et le titre, me direz-vous ? Les jumeaux renvoient au langage des oiseaux, à une sorte de symbolique des lettres ésotérique et mystique...

Paru en  avril 2016 chez ferme-l'œil / 7 titres / 41'.

Pour aller plus loin :

- le site du duo, très beau.

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 11 août 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques