le piano sans peur

Publié le 3 Mars 2023

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

Couverture : "Woman in Green Hazmat Suite descending a Staircase" par Karl Daubmann

   Cristallisations poétiques

   Pas question de laisser passer ce nouveau disque (même assez court, trop court à mon gré) de Christopher Cerrone, un des plus remarquables compositeurs américains du moment. C'est à chaque fois un choc. Né en 1984, il accumule les prix (par exemple le Pulitzer Price en 2014 déjà), écrit une musique incisive, dense, étincelante. Écoutez The Pieces that Fall to Earth (2019), The Arching Path (2021), vous en sortirez galvanisés !

Le titre de l'album, titre aussi de la première pièce en trois mouvements, provient des Quatre Quatuors de T.S. Eliot, plus précisément du quatrième, Little Gidding, deuxième partie :

Dust in the air suspended

Marks the place where a story ended

(De la poudre en supens dans l'air

Marque une histoire terminée ) Traduction de Pierre Leyris

Chaque album de Christopher Cerrone est enté sur de la poésie (ou plus largement des écritures poétiques), rend hommage à des poésies ou textes précis. C'est cette densité de l'écriture poétique que l'on retrouve dans sa musique, cette manière d'aller droit à l'essentiel, de vouloir retrouver les « choses élémentaires », comme il le dit lui-même de ce disque : « Ma musique émerge, dit-il,  d'une idée de la musique la plus ancienne. J'imagine des humains préhistoriques faisant de la musique dans des grottes. Chanter, frapper, écouter la résonance. The Air Suspended évoque la puissance brute et élémentaire du temps, enveloppant les auditeurs dans la violence d'une tempête. »

 

   La pièce éponyme, en trois mouvements, a en effet quelque chose de la sauvagerie d'une tempête s'approchant. Ce quasi concerto pour piano commence avec le piano martelant dans les graves. L'atmosphère est lourde, les cordes du quatuor Argus frémissent, glissent en traînées fulgurantes. Le premier mouvement est titré " From Ground to Cloud", d'après un fragment d'un poème de Ben Lerner (né en 1979 dans le Kansas) : « Ce mouvement du sol au nuage / Des vagues se décomposant lentement sur des cordes pincées / Est la foudre ». Foudroyante entrée en matière ! Le second mouvement, adagio si l'on veut, "Dissolving Margins" tire son titre d'un passage du livre My Brilliant Frend (L'Amie prodigieuse) de Elena Ferrante (née à Naples en 1943) où il est question d'un orage qui  « avançait dans le ciel, avalant toute lumière, érodant la circonférence du cercle de la lune ». Le piano semble liquéfié dans l'étrange, se cabre dans un crescendo immobile, les cordes crissantes. Une magnifique mélodie se développe en grappes bondissantes dans une euphorie pointilliste sublime, puis tout semble retomber, comme absorbé par un halo onirique. "Stutter, like rain" (Bégaiement, comme la pluie"), titre du troisième mouvement, est tiré d'un autre passage du même poème de Lerner : « If you would speak of love / Stutter, like rain, like Robert, be / Be unashamed » (Si vous parliez d'amour,/ Bégayez, comme la pluie, comme Robert soyez / Soyez sans honte »). On retrouve les grappes bondissantes du mouvement précédent, répétées en boucles serrées, ponctuées par les soulignements expressifs des cordes cinglantes. Le piano met de l'ordre dans ce chaos, impose une rigueur glacée, écoute le silence, devient éclaboussures limpides. Les cordes fouettent, le piano se fige en boucles compactes, voici les éclairs et grondements au milieu du ciel... Brillantissime prestation du pianiste Shai Wosner, que je découvre grâce à ce disque.

  Comme j'aime le titre de la seconde pièce : Why Was I Born between Mirrors ? (Pourquoi sui-je né entre des miroirs ?) Le titre vient de Leaving the Atocha Station de Ben Lerner. Dans les derniers paragraphes, Lerner fait référence à un poème de Federico Garcia Lorca dans lequel un oranger mourant, incapable de produire des fruits, demande à être libéré des tourments d'un avenir stérile. Pour Cerrone, le titre fait allusion à l'ouverture et à la fermeture en miroir. Interprétée par le Pittsburgh New Music Ensemble (flûte, clarinette, violon, violoncelle, percussion et piano), la pièce est très percussive, pleine de halos harmoniques comme... entre des miroirs ! Après un début assez vif, cordes et clarinette donnent une atmosphère plus retenue, mystérieuse, on croit entendre une boîte à musique et le piano intervient, massif et surplombant, si bien qu'on a l'impression cette fois d'être entre des falaises. Une brève accalmie boisée se creuse de vertiges, de frôlements, et la pièce repart en puissante cavalcade pour nous ramener au début. Éblouissant, à nouveau !

Un disque de toute beauté, à la splendeur rayonnante.

Paru en décembre 2022 chez New Focus Recordings / 4 plages / 22 minutes environ

Pour aller plus loin

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 9 Février 2023

William Susman - Quiet Rhythms Book I (Nicolas Horvath, piano)
Un fils naturel du minimalisme

   Né en 1960, le compositeur et pianiste américain William Susman a très tôt baigné dans la musique des aînés du minimalisme, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass. On entend d'ailleurs des échos glassiens dans le disque dont il va être question, et il utilise les procédés compositionnels de ce courant : la répétition et la transformation par une série de variations d'un matériau tonal limité. Seulement, le jeune William a baigné dans des influences bien différentes avant cette rencontre, lorsqu'il était pianiste dans diverses formations jouant de la musique afro-cubaine. Il remarqua aussi que ses trois aînés incorporaient à leur musique des influences africaines ou indiennes, c'est pourquoi il décida de se laisser guider par ses expériences personnelles, ses influences, auxquelles il faut ajouter sa passion pour les musiques médiévales. Quiet Rhythms, cycle de quatre livres comportant au total 88 pièces brèves recueillies entre 2010 et 2013, découle de ce parcours. Le pianiste français Nicolas Horvath a décidé d'enregistrer l'intégralité du cycle. C'est chose faite pour le Livre I. Ajoutons que chaque livre compte onze actions précédées chacune d'un prologue écrit après l'action correspondante. [ Cette présentation doit tout aux excellentes notes d'accompagnement de David Sanson. ]

 

   Fils naturel du minimalisme, William Susman tient nettement plus de Philip Glass que des autres. Cela s'entend surtout dans les Prologues, pièces fluides sans aspérités qui déroulent plus ou moins vivement des cellules rythmiques répétées et variées, créant une écume harmonique doucement hypnotique. On y reconnaît la grâce un peu chantante de Glass. Mais cette proximité s'estompe au fil des titres, même si elle revient ponctuellement. Très vite, l'originalité de Susman éclate, par exemple, après quelques mesures, dans le magnifique quatrième prologue, qui part très loin dans un clapotis sublime, puis un tintinnabulement vaporeux.

   Glass, c'est comme le point d'ancrage secret (à peine) de ce cycle, c'est de là que les lignes divergent, ménagent des perspectives différentes. Si l'on veut, ce cycle est comme les Cent vues du Mont Fuji du peintre japonais Hokusaï, qui eut tant de répercussion chez certains Impressionnistes, je pense aux différentes vues de la cathédrale de Rouen ou aux vingt-cinq Meules de Claude Monet. Glass, c'est le Mont Fuji, non au bout de la perspective, mais au début. De là, William Susman explore des allées, met en mouvement ses « éclats d'inspiration » comme il le dit lui-même. Le fractionnement en pièces assez courtes - de un peu plus de une minute à un peu plus de quatre,  le démarque de ses aînés, qui affectionnent volontiers des pièces plus longues. La discontinuité introduite déjoue les efforts de la mémoire à reconnaître ce qui est antérieur et à s'appuyer dessus pour son confort. Autrement dit, elle oblige à redoubler d'attention, ce qui favorise un rafraîchissement de l'écoute, stimulée par les bornes silencieuses. La mémoire comble les trous comme elle peut, évitant la frustration des interruptions, car on a l'intuition d'un tout à reconstituer. Très vite justement, c'est un des plaisirs supplémentaires de l'écoute d'un livre en entier. À chaque fois, on sort la tête du flux, puis on replonge... dans une eau qui est la même sans l'être tout à fait !

  À la marche lumineuse des prologues répond l'emportement des actions, leurs rythmes syncopés, martelés, comme dans les énergiques actions 7 et 9, avec d'émouvants retraits plus méditatifs comme dans l'action 8 et la bourdonnante 10.

La même rivière ou une autre, onze fois...

   Alors pourquoi "quiet" ? Il y a dans ce cycle une force tranquille à l'œuvre, qui le recentre à chaque fois qu'il s'oublierait dans les lointains : c'est sa cohérence impressionnante derrière ses perspectives diverses. Et malgré tout dans le cycle lui-même un cœur sensible, que j'entends dès la belle action 2, la belle déhanchée, dans la quasi onirique action 3, et encore plus entre l'action 4 (le prologue inclus) et la 6, avec leurs échappées carillonnantes, sublimes. La musique miroite, danse dans une joie extatique, frémissante au bord du silence. Elle rayonne dans une corolle de notes répétées, s'élance de toutes ses harmoniques à l'assaut du ciel. Peu de pages minimalistes sont aussi intensément radieuses, illuminées de l'intérieur.

   Une découverte majeure, interprétée brillamment par le passionné Nicolas Horvath, auquel nous devons ce nouveau continent sonore puisqu'il a également produit le disque dans la série Nicolas Horvath discoveries consacrée à ses découvertes et explorations pianistiques. C'est la première fois que le cycle entier est rassemblé sur un album, certaines de ses pièces étant des premières mondiales.

Paru en février-mars 2022 chez Nicolas Horvath Discoveries / Collection 1001 Notes / 11 plages (chacune en deux parties) / 50 minutes environ

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Publié le 23 Novembre 2022

Jürg Frey - Lieues d'ombres

Le Temps ouvert...

Piano : Reinier van Houdt

   Le groupe Wandelweiser me poursuit. Je l'avais présenté brièvement pour célébrer la sortie de pièces pour piano d'Anastasis Philippakopoulos, autre membre de ce groupe qui considère la pièce 4'33 de John Cage comme fondatrice de nouvelles voies musicales,  groupe auquel appartient le compositeur suisse Jürg Frey, né en 1953, fondateur du Forum musical de Lenzburg. Clarinettiste de formation académique, et non pianiste, il poursuit une carrière d'instrumentiste. Lieues d'ombres, triple cd, réunit sept compositions écrites entre 1984 et 2016. Il s'agit de la deuxième collaboration, sur le même label, entre le compositeur suisse et le pianiste et compositeur néerlandais Reinier van Houdt.

   Ayant donné ces quelques renseignements, je m'interroge. QUI ? Qui écoutera l'intégralité de ces plus de trois heures de musique ? Qui se donnera ce luxe incroyable ? Prendre le temps d'écouter vraiment la musique de Jürg Frey, toutes affaires cessantes, car on ne saurait l'écouter autrement, il me semble, en tranches ou courts extraits. Bien sûr, les mélomanes habitués aux longues symphonies (rarement de plus d'une heure, toutefois...), les amateurs de concerts fleuves,  des grandes pièces minimalistes, ce qui fait encore peu de monde. Peu importe, me direz-vous. Vous avez raison. Je me suis lancé dans ce recueil pianistique, souvent obligé de m'interrompre, il faut le reconnaître. Alors je suis très intimidé par les notes magnifiques d'un autre musicien membre de Wandelweiser, Michael Pisaro-Liu, compositeur américain dont le très beau Barricades mérite vraiment le détour. Il écrit notamment ceci : « J'ai passé des centaines d'heures à écouter la musique de Jürg Frey. Je connais autant certaines de ses pièces que les miennes ou celles de n'importe qui d'autre. » Je suis d'avance écrasé, non ? Chroniqueur scrupuleux je suis, sans doute, mais me voilà loin du compte pour mes écoutes et... moins compétent du point de vue techniques musicales. Tant pis. Je rends compte comme je peux, à mon niveau d'auditeur attentif.

  D'abord on ne sait pas où l'on va. On est perdu. La première pièce, "La Présence, les Silences" dure quarante minutes. Des blocs de quelques notes nettement séparées, parfois répétées, avec du silence autour, entre. Puis on discerne une mélodie, je suis d'accord avec Michael Pisaro-Liu, qui dit que c'est la révélation majeure dans ce recueil. Oui, une mélodie à une autre échelle qu'une chanson de trois ou quatre minutes, une mélodie distendue, élargie, qu'on n'entend qu'avec le recul, en prenant de la distance, comme on doit le faire pour des inscriptions visibles seulement en altitude. C'est cela, prendre de l'altitude, prendre conscience de la courbure du Temps. C'est pourquoi j'ai choisi le titre « Le Temps ouvert...». Le titre est venu en premier, il s'est imposé à moi. Cette musique nous libère de la prison temporelle, descelle* les intervalles qui constituent le temps. J'entends d'ailleurs les répétitions d'une même note, jusqu'à 52, comme une manière d'ouvrir le temps, de nous forcer doucement à entendre derrière l'apparente similitude la différence entre chaque appui sur la touche, à entendre venir ce qu'il y a derrière et qui déjà l'informe. Chaque note s'enveloppe de son halo d'harmoniques propres et sans en avoir l'air nage sur place dans le fleuve immobile sans rive, devenu cosmique. Chaque note a le temps d'affirmer sa Présence, parce que le Temps ne coule plus, se manifeste simplement dans sa radieuse immanence. Il faut dire que l'interprétation de Reinier van Houdt est, comme d'habitude, prodigieuse d'intelligence sensible. On arrive à certains moments de cette longue pièce à une douceur abyssale, dans laquelle on se laisse aller avec volupté. Car ne croyez pas cette musique froide. Elle vit, dans les surfaces, dans les profondeurs, dans les interstices, ne cesse de rayonner d'un bonheur calme dans l'oubli splendide de l'après.

   La mélodie est plus directement audible dans "San Lazaro Bros", pièce sublimement élégiaque, dont le titre porte prosaïquement le nom de la marque du cahier de musique dans lequel elle a été écrite en 1984 (c'est la première composition publiée de Frey). Contrairement à la précédente, elle est constituée d'une suite d'harmonies enchaînées, progressant comme mue par un appel. En plus des légers froissements des mains ou manches sur le clavier, on entend de temps à autre un infime déraillement de la note. Ces discrets signes de présence (humaine, matérielle) ne font qu'accentuer la dimension mystique de cette ascension potentiellement infinie.

   Le titre éponyme est une vaste lande envahie par des ombres silencieuses qui cernent chaque note, la parent d'un brouillard irréel. Ce qui reste d'un paysage en train de disparaître, une noyade au ralenti, ou plutôt la modeste persistance d'une présence, blottie, mais refusant l'anéantissement comme on peut l'entendre dans l'affirmation sonore, la fermeté de frappe des notes en fin de composition, juste avant l'abandon ?

   "Extended Circular Music 9" tourne autour d'une mélodie dans une série d'infimes variations. La notion de « même » s'effrite devant cette obstination, de nature amoureuse, qui reprend et éclaire l'objet aimé pour en scruter la diversité secrète, invisible aux yeux pressés. La mélodie livre ainsi peu à peu des arrière-plans étonnants, elle cède sous les coups d'une note répétée, au point de renaître autre, transfigurée, et de prendre sans qu'on s'y soit le moins du monde attendu une allure sublime, assez éloignée de sa première tournure. On entend alors un chant mystérieux qui monte tranquillement vers les cieux intérieurs. Émouvant et magnifique de pureté fragile.

   Les trois pièces pour piano (dix-huit minutes environ à elles trois) transforment les notes en autant d'amers pour naviguer dans le silence. Des amers peu élevés, espacés, esquissent en pointillés une côte fantôme, aux lumières ouatées ou rarement un peu plus vives. Seule la pièce deux utilise quelques graves, d'ailleurs amortis, pour accentuer le relief. Tout se maintient comme par miracle à fleur de silence.

    "Les Tréfonds inexplorés des signes" (numéros 24 à 35) appartiennent à une série plus vaste, les premiers numéros étant pour saxophone ou clarinette et deux guitares électriques et datés des années 2007 - 2008. Ces petites pièces pour piano solo durent de moins de deux minutes à près de huit, et constituent une série de méditations sur un nombre limité de notes, parfois répétées. Posées sur un lit de silence, elles s'offrent dans leur nudité résonnante, humbles et belles, comme autant d'invitations à écouter leurs « tréfonds inexplorés ». Elles nous appellent, cloches  et sirènes à la fois tant elles ensorcellent l'auditeur attentif par leur charme discret. Mine de rien, ne contiennent-elles pas en elles, loin et pourtant si proche, l'essence du son qui ne se respire qu'avec l'oreille lavée de toute souillure ? Au fil du cycle, le ton devient plus grave. La dernière égrène métronomiquement soixante-cinq fois des notes très proches, répétées chacune plusieurs fois avant de céder la place à une voisine, puis les notes s'espacent, mangées de silence, se font plus intenses, troubles, troublantes...

   Le titre "Pianiste, alone (2)" (2013, la première pièce portant ce titre remontant à 1998 - 2004), peut s'entendre comme une allusion à la situation du pianiste, seul avec la partition qu'il doit interpréter. La musique de Jürg Frey est rien moins que difficile à jouer. Toute tentation de briller, de montrer son talent, sa technique, doit être écartée. Le pianiste doit faire corps avec la composition, en respecter les silences, mieux, en faire entendre l'infinie richesse derrière l'apparente pauvreté du matériau. Il y faut une ascèse, que j'entends chez Reinier Van Houdt chaque fois que je le "rencontre" : en tant qu'interprète, dans Lettres et Replis de Bruno Duplant, en tant que compositeur, dans le double album drift nowhere past / the adventure of sleep. Il faut s'effacer, et dans le même temps, par la profondeur de l'attention, le respect du toucher, sa délicatesse constante, exprimer ce qui ne se manifeste pas de prime abord, qui attend l'interprète, toujours au bord du gouffre, au bord de la trahison, mais aussi au bord de l'incroyable beauté de la musique de Jürg Frey. Le pianiste se tient sur le fil, tel un funambule aveugle, il avance avec d'infinies précautions, à l'écoute de ce qui monte et le ravit, comment pourrait-il jouer un tel dénuement sinon ? De son rapt initial dépend le ravissement second de l'auditeur...Cette composition faillée de silences et de séries de notes répétées propose des exercices spirituels comme autant de chemins vers l'extase, faits de tâtonnements, de reprises, d'inquiétudes, de courtes jubilations, de soudaines illuminations négatives - ces surgissements de graves profonds en basse continue, d'espoirs renaissants. La prise de son permet d'entendre, je l'ai déjà signalé, les infimes frottements qui sont les respirations intérieures du piano, et le rendent vivant : l'interprète a disparu pour se confondre avec le piano, il est le piano, pianiste, seul...

   Je n'ai pas parlé de la couverture, dessinée par le compositeur : l'observer, c'est une préparation à sa musique...

   Une anthologie exceptionnelle. Du dépouillement et de la rareté de ces lieues d'ombres surgit une beauté constante, fragile et doucement rayonnante.

 

* Je pensais au livre d'Andréï Tarkovski, Le Temps scellé.

Paru chez Elsewhere Music fin octobre 2022 / 3 cds, 25 plages / 3 heures 23 minutes environ

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Publié le 21 Octobre 2022

Anastassis Philippakopoulos - Piano 1 / Piano 2 / Piano 3

   Du lent ensemencement du silence naît la Beauté, ce feuillage de l'inconnu

   En février 2020 paraissaient les Piano Works du compositeur grec Anastassis Philippakopoulos, interprétées par le pianiste et compositeur Melaine Dalibert. Membre du collectif de compositeurs Wandelweiser, baptisé par le critique Alex Ross dans le New Yorker comme "Les compositeurs du silence (ou du calme)" depuis 2003, il a depuis donné à la maison de disque portant ce nom des œuvres plus anciennes qui lui tiennent à cœur. Ce sont des pièces datant de ses études de composition à L'Université des Arts de Berlin, révisées les années suivantes à Athènes, dans les années quatre-vingt dix. Elles sont interprétées par la pianiste serbe Teodora Stepančić.

   "Piano I", en trois parties, est la composition la plus radicalement dépouillée, réduite à des esquisses mélodiques nimbées de silences. Les notes se succèdent, sans se chevaucher ou s'agglutiner, pour s'allonger contre un autre monde. C'est d'une beauté calme, lumineuse. Puis une note éclate, une autre encore, l'écart se creuse entre les médiums et des graves intenses, sans que rien remette en cause l'ordonnancement secret de cette musique intérieure, à l'écoute. Le temps ne compte, il ne se compte plus, découpé en segments égaux par les notes répétées du début de la troisième partie. Le temps s'approfondit, le temps est une cloche au-dessus du rien, au-dessus de tout ce qui nous échappe et que la musique convoque par ses insistantes répétitions. Ce n'est pas un drame, c'est une sommation entêtée à faire lever les ténèbres, comme lèverait une pâte remuée. Le crescendo percussif donne forme à l'essentiel, la vibration qui est le monde et sa désagrégation, car tout retourne au silence.

   "Piano II" commence par la répétition métronomique d'une note, bientôt accompagnée, entourée par une autre, une deuxième, qui éclosent, appelées par l'énigmatique scansion. D'autres encore se joignent au battement nu, comme des vêtements de lumière plus ou moins trouble autour de ce qu'il faut bien nommer un appel. De petites grappes naissent, oiseaux frêles chantant à peine un cantique tout en éclats brefs. Cette première partie est miraculeuse. La seconde revient à une introspection méditative, jouant des longues résonances et de légers chevauchements de notes. L'ombre de Morton Feldman est là, dans cette avancée erratique, ces boucles ouvertes, mais la toile est plus trouée peut-être, plus répétitive, ruminante, sans jamais toutefois lasser ou assommer l'auditeur, en le laissant rêver la musique manquante, se remémorer la musique perdue, son infinie et indicible douceur. La lenteur extatique de la pièce conduit à un ravissement ineffable.

   "Piano III" explore des zones intermédiaires avec une pudeur sensible. Il y a là des traces, des restes, entre lesquels le piano avance à pas prudents, débusquant parfois des gisements, sous forme de bouquets, d'éclats fugaces. Le silence y jette son manteau pour tout amortir, la musique s'en enveloppe pour ne rien heurter. La musique est l'autre nom du respect de l'Inconnu qu'elle cherche, et qui la traverse, l'informe quand elle sait ne pas trop en faire. Pas question de virtuosité, de brio : le pianiste doit retenir ses doigts, il interroge, caresse, serviteur et desservant du Mystère qui ne cesse de sourdre comme une source inépuisable dans les espaces entre les notes, dans la durée conquise par l'écoute patiente, reposée. Alors survient la Lumière, celle de la troisième partie. Elle peut cingler comme un fouet, trancher dans les harmoniques, illuminer, implacable ; très vite, elle abandonne sa rutilance, elle sait que l'essentiel est dit, que le silence suffit à son épiphanie.

Paru en juin 2022 chez Wandelweiser Records / 8 plages / 1 h et 10 minutes environ

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Publié le 19 Octobre 2022

Nick Storring - Music from Wéi 成为

   Huitième album, et troisième chez Orange Milk Records, Music from Wéi 成为  est le fruit de la collaboration du musicien et compositeur de Toronto Nick Storring avec la chorégraphe Yvonne Ng, qui l'a invité à écrire une pièce pour cinq danseurs en résidence. Habitué à construire des œuvres multicouches recourant à de nombreux instruments, Nick Storring, pour éviter de déplacer en avion tous ces instruments, a choisi d'employer un piano, tout simplement. Mais un piano qui, au cours des quatre années de maturation du disque, peut être à queue, droit, ou préparé, et parfois relayé par un disklavier (piano piloté par ordinateur : voir ici un des pionniers de cet instrument, Kyle Gann). Le canadien utilise des médiators, des maillets, des archets, même électroniques, pour tirer du piano le spectre de sons le plus large possible. Il recourt à des micros variés, y compris à des micros de contact, pour enregistrer au mieux la musique.

   Le piano dans tous ses états. Un piano orchestre à lui tout seul. Frappé, frotté par un archet ou un médiator, il est tour à tour cristallin, métallique,  donne des sons continus ou discontinus, des ondes glissantes. Imprévisible. Une pluie très fine, des arpèges mouillés, au ras du mystère. Je ne peux m'empêcher de penser à l'aventure tentée par Stephen Scott dans Vikings of the sunrise ou The Deep Spaces. Je ne sais pas si Nick Storring connaît cette extraordinaire odyssée musicale parue sur l'incontournable label New Albion Records. Chaque partie du cycle est une série de séquences d'une incroyable fraîcheur. La réussite étonnante du disque tient à l'aération de la musique, jamais pesante. La deuxième partie méditative joue heureusement de trois niveaux : un piano "classique" en boucles majestueuses, un arrière-plan chatoyant et un piano sonnant comme... un clavecin ou un instrument oriental genre santour. L'auditeur est confondu par la splendeur sonore de l'ensemble, la grâce de ses petites mélodies enchâssées dans les glissendis du piano. On respire, on écoute cette musique tutoyant l'indicible sans hâte. Et l'on se trouve transporté dans des courants puissants, eux-mêmes se transformant à vue en friselis délicats.

   Un torrent très Philip Glass : c'est le début de la troisième partie, bel hommage indirect à l'un des maîtres du minimalisme. Très vite, la musique dérape vers d'autres dimensions, parcourue par des courants toujours minimalistes, mais comme retournée par une immense douceur, par des sources jaillissantes. Les drones tournoient lentement, piquetés par un piano qui semble s'évaporer. Les parties IV et V sont réunies sur le titre 4 : flux aquatiques insaisissables, exploration des tréfonds du piano. Puis des notes glissées, le glas d'un piano préparé, comme immergé. C'est une partie fantastique, dans les bas-fonds obscurs de l'instrument. Une partie magique au seuil de l'inconnu qui gronde en sourdine, avant de laisser filtrer des énergies troubles, toujours plus déferlantes. Magnifique crescendo pulsant pour finir.

   La sixième partie est la plus décalée, rythmée par un piano utilisé de manière percussive. Où sommes-nous ? Pas très loin du rock, même du jazz. La musique est puissamment découpée, rutilante de mille sonorités, peu à peu informée par une pulsation que nous retrouverons dans les parties suivantes, la VII et la VIII réunies dans le sixième titre.

Disons-le tout de suite : après l'hommage à Philip Glass, c'est ici une variation à la Steve Reich. Une variation brillante, inspirée, et pas du tout servile. Il y a des moments proliférants qui m'évoquent les meilleurs moments d'un compositeur anglais que j'aime beaucoup, Graham Fitkin. Le piano se diffracte, bondit tel un étalon fougueux, poussé par une impulsion irrésistible. C'est sans doute le moment virtuose du disque, soudain éthérisé dans un infra friselis, prélude extatique à un réveil des puissances enfouies, au retour du piano ordinaire, brillant, suprêmement impérial dans sa coda méditative.

   Un disque vraiment superbe, voyage éblouissant dans les arcanes du piano.

Paru en août 2022 chez Orange Milk Records / 6 plages / 50 minutes environ

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Publié le 21 Septembre 2022

Reinier van Houdt / Bruno Duplant - Lettres et Replis

   Je vous élégie d'ailleurs...

   Je peux bien vous l'avouer, chers amis. Pour moi, le français Bruno Duplant est l'un des plus grands compositeurs vivants. J'ai récemment défendu son magistral triple CD, L'Infini des possibles, également sorti chez Elsewhere Music. Je reviens vers un disque antérieur, paru en juin 2019 sur le même excellent label. À nouveau, la rencontre entre un pianiste et le compositeur. Cette fois, c'est le pianiste néerlandais Reinier van Houdt, régulièrement présent sur ce blog, qui compose et réalise d'après les partitions de Bruno Duplant.

   Trois lettres, trois replis. Les partitions de Bruno Duplant prennent la forme de trois lettres personnellement adressées à Reinier van Houdt, contenant des séquences de lettres réparties sur la page. Les "replis" sont à prendre dans un sens deleuzien de "pli", ou d'incertitude. Les partitions laissent  une large place à l'interprète, c'est pourquoi on peut comprendre l'interprétation de van Houdt comme une lecture et une réponse aux propositions de Duplant. Le pianiste réalise la partition avec des enregistrements multicouches de piano. Il écrit ceci notamment : « Les Lettres s'apparentent à une mélodie épelée et lue en tous sens propulsée par la mémoire et le regard. Les Replis sont connectés aux harmonies d'un lieu alors qu'ils s'infiltrent et se déroulent à travers les trous métaphoriques faits par l'écriture, disposés linéairement à nouveau avec les enregistrements d'une promenade le long de la rivière qui traverse ce lieu. » Heureusement, l'intelligence du propos et les attendus théoriques de la démarche ne nuisent pas à la musique que nous entendons...

   Comment rendre compte d'une telle musique ? Comme toujours, je choisis l'approche sensible. La première chose qui me frappe, c'est la constante réinvention du piano, entre piano "normal" et piano préparé. La lente "Lettre 1" égrène des notes, jouant de multiples juxtapositions entre graves et aigus, notes normales ou éclatées, assourdies, résonantes ou effilées. La notion classique de mélodie n'a plus court, et pourtant se redessine un filigrane fascinant d'éclats, de frappes lourdes, qui retient l'attention, tant chaque note inattendue semble là à sa place, dans l'écoulement hasardeux. Les "Replis 1" s'enfoncent dans des épaisseurs de bruits de terrain pour y trouver une esquisse de mélodie sublime, d'une bouleversante mélancolie. Le piano se tient au bord de la déréliction, du rêve énorme de la vie, parcouru de frissons résonnants, tel un funambule incertain qui continue pourtant d'avancer dans sa vision intime. C'est d'une beauté désolée et fragile, l'écho décanté d'un paradis, perdu, peut-être, car ne sommes-nous pas finalement dans un post-romantisme débarrassé de toutes ses postures, ramené à une simplicité lumineuse.

   Le brutal début de la "Lettre 2" surprend, tout en frappes sèches aux frontières de la dissonance. Lettre incisive, le piano sonnant comme un piano préparé. L'autre piano, habituel si l'on peut dire, reste en retrait derrière les résonances amplifiées ou non. On marche sur des roches pointues, on trébuche, mais on avance, dans une levée de sons translucides ou opaques, dans un paysage sonore extraordinaire, absolument fracturé, unifié par le tapis des harmoniques. D'une minérale splendeur ! Bruits de terrain  à nouveau en  "Replis 2", fugitif retour au monde qui s'évanouit derrière la petite mélodie des "Replis 1". Très vite, le ton change, plus dramatique. Le piano grave se fait sépulcral, les sons d'ambiance dessinent un monde fantomatique. Tout menace de sombrer, un peu bancal, reste le piano sur le fil du silence.

   On croit entendre le cliquetis intermittent d'une machine à écrire derrière le piano impérial, légèrement tintinnabulant, chutant dans des bourdons graves étalés. La "Lettre 3" est la plus parlante, péremptoire, agressive dans ses attaques sourdes, abrupte, puis elle semble se détendre, laisser davantage de place à ce qui serait du chant, un hymne... à l'envers, hanté par le bas, troué de trappes aiguës. Elle se laisse happer par les silences, réduite à des éclats de silex et des remontées de drones. Les "Replis 3" commencent à égalité entre bruits de terrain, assez maritimes (tous ces bruits ont été enregistrés dans le port de Rotterdam, le jour du centième anniversaire de la naissance de John Cage...), et piano venu d'ailleurs, puis le piano s'impose, à deux voix, une grave et lourde, l'autre fragile et timide, avec des flux de résonance pour les relier peut-être. C'est un dialogue intérieur, aux accents dramatiques, comme un lamento méditatif arraché au néant, et qui y retourne, submergé par les bruits du monde extérieur, les sirènes des navires, non sans quelques sursauts de piano assourdi dans les graves, aplati par la Fatalité ?

   Deux artistes majeurs d'aujourd'hui écrivent parmi les plus belles œuvres de notre temps. Un disque sublime, absolument sublime !

Paru en 2019 chez Elsewhere Music / 6 plages / 59 minutes environ

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Publié le 15 Septembre 2022

Christina Vantzou / Michael Harrison / John Also Bennett

   L'Intonation juste chevillée à l'âme

   Je ne m'attendais pas à cette rencontre entre Christina Vantzou, compositrice américaine née à Kansas City, vivant à Bruxelles depuis une vingtaine d'années, vidéaste ayant formé avec Adam Wiltzie (l'un des deux musiciens du duo Stars of the Lid), le groupe The Dead Texan, - et Michael Harrison, unique musicien autorisé par La Monte Young à jouer sa musique et inlassable défenseur du piano harmonique (en intonation juste) mis au point pour The Well Tuned Piano de son mentor en 1986 (se référer à l'article en lien pour les détails techniques). La rigueur glacée de la musique de Christina, adepte d'une pureté sonore farouche, après tout, appelle la rigueur de la démarche de Michael, son piano harmonique naviguant entre minimalisme et musique indienne. Tandis que Christina veille à la direction sonore de l'album, Michael Harrison nous entraîne dans ce nouveau monde du piano harmonique, soutenu parfois par les synthétiseurs et le piano de John Also Bennett, musicien new-yorkais qui se consacre aux musiques d'avant-garde, ce dernier tenant lieu si l'on veut de joueur de vînâ ou de tanpura par le bourdon résonnant qu'il tend derrière le piano de Michael, mais il lui arrive aussi de se joindre à lui sur son piano personnalisé. Deux types d'accordage sont utilisés ici pour le grand piano de concert Steinway de l'enregistrement.

    Le disque présente huit ragas, trois composés par les trois musiciens, les cinq autres par Michael et Christina, mais Christina signale que « rien n'a été écrit pour exécuter ces enregistrements ». En effet, le raga est une ancestrale pratique d'improvisation structurée, dans laquelle interviennent des connaissances, la mémoire (y compris musculaire) et l'esthétique personnelle. Rappelons que Michael Harrison, disciple du Pandit Pran Nath, a une intime et longue familiarité avec la musique indienne qui lui permet de s'immerger dans ces formes anciennes  pour en tirer des méditations vivantes, enrichies par ses deux compagnons.

   Comme pour chaque concert de musique indienne, il faut un délai d'ouverture ("Open delay"), une mise en oreille de l'auditeur, confronté à ce nouveau monde. C'est John Also Bennett qui ouvre le disque. Le piano arpège, essaie des boucles, le synthétiseur et la bande magnétique creusent une profondeur, dans une immense douceur. Nous sommes à l'orée, à la bouche de la source cristalline. Avec "Tilang", adaptation d'un raga indien interprété par Michael au piano et John au synthétiseur modulaire, le piano s'abandonne à de longues phrases rêveuses pleines de cascades. "Joanna" est un merveilleux raga ambiant, le piano traçant ses délicates mélodies sur un fond mouvant de drones.

  "Piano on tape", comme son titre l'indique, associe au piano et au synthétiseur des sons de terrain enregistrés par Christina Vantzou au Sud du Portugal. C'est un très beau raga brumeux, méditatif. "Sirens" laisse une plus large place au synthétiseur, qui tisse une toile texturée, parcourue de vents électroniques et de courbures, entendrait-on des rires ?, les sirènes se déchaînent, appellent dans un tourbillonnement grondant, le piano fondu, avalé (l'ai-je même distingué ?) par cette captivante masse sonore. La seconde partie de "Open Delay", interprétée au piano par John Also Bennett, qui y a ajouté des sons de terrain du Sud de la Crète, explore pleinement les ressources du piano en intonation juste, dont les résonances tintinnabulantes sont extraordinaires : raga solennel et extatique pour un temple inconnu au fond des forêts...

    Alors que pour les six premiers titres, le piano était accordé selon une version modifiée de celle du disque Revelation (2007, voir article en lien au début de cet article), les deux derniers sont accordés simplement selon le principe de l'intonation juste des ragas en ré, si j'ai bien compris. "Harp of Yaman" est une sorte de courte étude (il s'agit pourtant d'une adaptation de raga) dans laquelle le piano coule comme une harpe en longues phrases entrecoupées par des silences dans lesquels le synthétiseur de John Also Benett vient se lover : un bain de fraîcheur sur de la ouate, avec une brève montée en puissance finale avant le retour du silence ! Le dernier titre, "Bageshri", est aussi le plus long, un peu plus de quinze minutes, ce qui, soit dit en passant, est encore très court pour un raga... Le piano chante, le synthétiseur bourdonne comme un tanpura, c'est la pièce la plus indienne, à la fois méditative et vibrante, d'une légèreté radieuse. Le sommet de ce disque magnifique !

   Quelle belle rencontre ! Quel bonheur ! Un disque hors du temps servi par trois artistes exigeants, à l'écoute de ce qui surgit dans le corps harmonique des instruments.

Paraît début septembre 2022 chez Séance Centre / 8 plages / 54 minutes environ

Christina Vantzou sort parallèlement son N°5. Voir l'article consacré au N°4.

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Publié le 26 Août 2022

Alan Hovhaness - Œuvres pour piano (François Mardirossian, piano)

    Simples Musiques pour les Vendanges de l'âme

    Considéré par le compositeur américain Lou Harrison comme « l'un des plus grands mélodistes du XXe siècle », Alan H. Chakmakjian, né en 1911 à Somerville (Massachusetts), fils d'une Écossaise et d'un Arménien né en Turquie, est l'auteur d'une œuvre prolifique saluée aussi bien par Serge Rachmaninov, Philip Glass ou Ravi Shankar.  Surnommé le "Sibélius américain", le jeune compositeur abandonne son nom jugé trop difficile pour celui d'Hovhaness. La musique d'Alan Hovhaness (1911 - 2000) est marquée à la fois par un certain attachement à la tonalité et un goût pour les musiques extra-orientales. À peu près inconnu en France, je le découvre d'ailleurs à l'occasion de ce nouvel enregistrement du pianiste français François Mardorissian, qui partage avec lui une plus ou moins lointaine origine arménienne. Hasard faussement étonnant, ce dernier a justement enregistré avant lui l'intégrale des Études pour piano de... Philip Glass ! Sans doute ce dernier acquiescerait-il à la déclaration d'intention d'Hovhaness :

« Mon but est de créer de la musique, non pas pour les snobs, mais pour tout le monde, une musique qui soit belle et réconfortante. tenter ce que les anciens peintres chinois appelaient "résonance spirituelle" dans la mélodie et le son. »

  Il fallait un certain courage pour tenir de tels propos quand les avant-gardes se retranchaient de plus en plus dans un élitisme souvent méprisant. Une musique populaire, pensez donc ! Accessible, c'est un comble ! Et belle, par-dessus le marché !

   Sur un catalogue qui compte 434 numéros officiels d'opus, le disque rassemble vingt pièces allant de "Mystic Flute", opus 22 de 1930 à la "Consolation" 'opus 419 de 1989 (il n'y a pas de numéro d'opus pour la suite sur des airs grecs), sans suivre un ordre chronologique strict, la "Consolation" n'étant que le titre treize de l'album. Le précieux livret comporte des notes claires et détaillées sur chaque titre. Le programme, bien pensé, permet de découvrir les différentes facettes de ce compositeur attachant, dont l'œuvre concilie tradition et modernité, universalité et singularité.

   François Mardirossian a choisi un ordre qui présente un double intérêt. Il s'agit d'abord de ménager et séduire l'auditeur, en faisant se suivre des compositions contrastées pour l'oreille : ainsi à l'atmosphère orientale de la première, "Mystic Flute", rapide et enjouée, succède la gravité de la seconde, "Pastoral N°1", puis la relative virtuosité lyrique de la "Suite pour piano" en trois mouvements, la joie exubérante de la "Dance Ghazal op.37a", l'étrange et presque farouche "Achtamar", et l'on pourrait poursuivre jusqu'à la fin du disque. Il s'agit aussi, je crois, de montrer la profonde unité de cette œuvre qui ne rentre jamais tout à fait dans les horizons d'attente attachés aux titres.

   Si "Mystic flute"- composée à l'âge de quatorze ans !, peut sembler aujourd'hui une ritournelle orientale caractéristique, elle s'échappe parfois en arpèges passionnés. La composition "Pastoral N°1" déroute davantage, avec son maillet de marimba faisant gronder les graves : voici une très étrange pastorale, méditation d'allure contemporaine ! La "Suite pour piano op.96" commence dans sa première partie "Doloroso" comme un morceau romantique, tourmenté, à la curieuse coda introspective, comme cassée ; la deuxième partie "Jhala Invocation" a le frémissement qu'on attend d'une invocation, mais  aspirée par les graves, elle sombre dans sa partie centrale avant de retrouver la mélodie initiale ; quant au "Mysterious Temple", on est plus du côté de Debussy, dans un impressionnisme très libre et profond qui me fait aussi penser aux Heures persanes  de Charles Koechlin. La "Dance Ghazal op. 37a", petit ouragan de joie, dont le commentaire du pianiste nous apprend qu'il s'agit d'une "rescapée" d'avant-guerre, commence par quelques mesures rêveuses avant de s'accélérer, et ne se contente pas de répéter sa mélodie, car elle cabriole dans les bas-côtés. Et que dire de "Achtamar op. 64", inspirée du folklore arménien et de ses instruments traditionnels qu'elle voudrait imiter ?  La voilà proche des dissonances, avec de petits à-plats graves, puis décharnée dans sa deuxième partie, virevoltante et quasi insolente...

    Avec "Two Ghazals op.36", une composition de 1933 révisée en 1966 qui me touche énormément, on atteint l'un des sommets du disque. Le ghazal est d'abord en Perse un poème d'amour, souvent mystique comme dans Le Divan de  Hafez de Chiraz (vers 1325 - 1389-90). L'étonnant, l'émouvant, ici, est la juxtaposition entre une première partie d'un lyrisme frémissant, élégiaque, et une seconde complètement ailleurs, dissonante, plombée par des graves impressionnants, d'une incroyable modernité, avant la reprise de la mélodie initiale, magnifiée par des variations mélodiques et une coda méditative de toute beauté. La sonate "Cougar Mountain op.390, en quatre mouvements, d'un lyrisme rêveur dans son premier mouvement très romantique, se libère de tout carcan dans le second, qui pourrait annoncer certaines pièces de Philip Glass : c'est exquis, tâtonnant, interrogatif, sur le bord du vide. Le troisième mouvement, élégiaque, est d'une lenteur doucement pétrifiante. Quant au quatrième, il bondit, jaillit, caracole, folle danse un peu orientale, puis se vaporise dans une extase diffuse, avant de revenir à sa folie antérieure.

  Après la courte "Consolation op.419" de 1989, pièce la plus récente du disque de forme A/B/A/B, une méditation entourée d'ailes arpégées, terminée par le retour à un calme dépouillé, la suite sur des airs grecs (Suite on Greek Tunes), si elle témoigne de l'inspiration folklorique du compositeur, montre aussi qu'Hovhaness se plaît à surprendre par une inventivité, une fantaisie débridées. La mélodie de mariage glisse dans des pas étranges, celle des vendanges semble claudiquer, un peu ivre peut-être. La Dance in Seven Tala est enfin furieusement grotesque, parodique, dans sa première partie, avant de partir en curieuses harmonies.

   Suivent une délicieuse pièce d'amour, composée en l'honneur de sa dernière épouse, où s'inscrit en filigrane le souvenir d'une Arménie perdue, et une berceuse d'une bouleversante douceur. Le disque s'achève avec les "Macedonian Mountain Dance op. 144 & 144b", deux danses énergiques typiquement balkaniques dans leur rythme échevelé, mais aussi d'une sidérante liberté, juxtaposant passages rapides et moments quasi élégiaques.

  L'interprétation de François Mardirossian, à la fois attentive au moindre détail et lumineuse, sur ce bel Opus 102 du facteur Stephen Paulello, sert la merveilleuse et bienfaisante limpidité de ces musiques d'une intemporelle et fascinante beauté. 

Paraît le 10 septembre  2022 chez Ad Vitam Records  / 20 plages / 60 minutes environ

Addendum

   Dès mes premiers contacts avec le disque et en voyant les titres, j'ai pensé à un autre musicien d'origine en partie arménienne, Georges Ivanovitch Gurdjieff (1866 ou 72 ou 77, mort à Paris en 1949), né à Alexandropol, dans une Arménie alors partie de l'Empire russe, dont le père était grec, et la mère arménienne. De ses voyages, réels ou mythiques, il rapporta un corpus impressionnant de musiques inconnues, d'airs collectés dans de nombreux pays. Outre la Grèce et l'Arménie, il faudrait mentionner le Tibet, la Turquie ou plutôt l'Empire ottoman, l'Inde, le Kurdistan. Il jouait un thème sur une sorte d'harmonium, et pendant des années Thomas de Hartmann (1884 - 1956), musicien russe de formation classique, compositeur et pianiste, a transcrit, adapté et harmonisé ces thèmes. Le pianiste français Alain Kremski (1940 - 2018), ayant trouvé des partitions de De Hartmann, a enregistré l'intégralité de la musique disponible de Gurdjieff dans une anthologie monumentale en douze volumes, d'abord chez Auvidis /Valois en six volumes, puis chez Naïve en douze cds. Ce qu'il dit des musiques de Gurdjieff, il me semble que l'on pourrait l'appliquer à celles d'Hovhaness :

 « Ces musiques belles, limpides, d'une grande simplicité intérieure, ont quelque chose d'indéfinissable, de spécial... Avec elles, nous commençons à voyager dans des pays inconnus et pourtant étrangement familiers. Un sentiment d'une grande pureté se dégage de ces musiques. Peut-être, à travers l'ordre parfois inhabituel des sons, s'expriment des lois qui nous touchent, nous éveillent : ces musiques ont ce pouvoir, indéniable, de nous ramener à nous-mêmes. »

   À noter que François Mardirossian a également interprété la musique de Gurdjieff... cela ne va-t-il pas de soi ? !

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