le piano sans peur

Publié le 19 Août 2022

Un nouvel enregistrement consacré à Hans Otte (et à John Cage)

Un nouvel enregistrement consacré à Hans Otte (et à John Cage)

   Réjouissons-nous, mes frères et sœurs, puisque la musique de Hans Otte (1926 - 2007) est enfin reconnue à sa juste valeur. Lorsque je le célébrais, au tout début de ce blog, en 2007, je pense, sans vanité aucune, que j'étais l'un des premiers, au moins en France, à défendre la musique de ce compositeur allemand qui fit toujours passer sa musique après celle des autres. Il fut en effet directeur musical de Radio Brême de 1959 à 1984. L'enregistrement de cette œuvre maîtresse de la fin du vingtième siècle qu'est Das Buch der Klänge (Le Livre des sons) fut pour moi une révélation. Je n'eus pas connaissance de ce qui fut sans doute le premier enregistrement, celui donné par le pianiste néerlandais Ralph van Raat pour la maison de disques allemande Kuckuck Schallplaten en 1984. C'est le pianiste allemand Herbert Henck qui me fit découvrir Otte grâce à son interprétation publiée chez  ECM New series en 1999. En 2006, Celestial Harmonies donna un généreux double album, sous les doigts du compositeur lui-même. En 2007, la même maison de disque publia le Stundenbuch (Le Livre des Heures), quarante-huit pièce pour piano à deux mains en quatre livres, interprété par le pianiste australien Roger Woodward. Pour moi, Hans Otte était bien installé au firmament, où je le place toujours.

Les enregistrements de 1999, 2006 et 2007
Les enregistrements de 1999, 2006 et 2007
Les enregistrements de 1999, 2006 et 2007

Les enregistrements de 1999, 2006 et 2007

   Depuis... la renommée est doucement venue, et on le joue un peu partout. Des pianistes défricheurs comme R. Andrew Lee ou Nicolas Horvath en ont donné des versions intégrales. La pianiste allemande Kristine Scholz, qui vit en Suède depuis 1972, lui consacre la majeure partie d'un disque paru chez Thanatosis (label indépendant de Stockholm) il y a quelques mois à peine. On pourra regretter qu'elle n'ait choisi que quatre des douze pièces du Livre des sons, présentées de plus dans le désordre : respectivement les IV, II, IX et XII. Bien sûr, la dynamique du son est aujourd'hui meilleure, ou du moins, sans doute parce que les microphones sont placés beaucoup plus près de l'instrument, elle donne une proximité tranchante que ne présente ni la version Henck, ni celle du compositeur. On pourrait en discuter à l'infini, selon que vous préférez un peu de halo, un effet de lointain, ou qu'au contraire vous voulez un son cristallin, pur, proche. Je suis assez séduit par la version de Kristine Scholz, d'une très droite lucidité si je puis dire, moins souple que la version de Otte. C'est net sur la pièce II, rivière sonore fastueuse : avec elle, on voit les galets du fond, l'eau étincelle. Sans doute perd-on un peu du mystère de cette musique, par exemple pour la pièce IV, enveloppée et doucement résonante chez Otte, nettement découpée, silhouettée par l'allemande qui lui donne une netteté, une présence presque violente, alors que Henck jouait d'un contraste entre le tranchant et l'évanescent assez différent.

Nota. Comme j'ai retrouvé la version de Ralph van Raat de 1984, je vous la mets en écoute après celle de Kristine pour la partie II.

   Pour la pièce IX, Kristine Scholz en donne une version sévère, moins rapide que celle de Henck, là encore assez sculpturale, alors que Otte dessine, appuie peu. C'est assez impressionnant. La pièce XII, presque humble chez Henck, plus lumineuse et décidée chez Otto, Kristine Scholz en fait une marche impassible non dénuée de grandeur.

Ci-dessous : Hans Otte pour la XII

   Alors pourquoi le compositeur américain John Cage (1912 - 1992) figure-t-il sur ce disque ? Hans Otte et John Cage se sont rencontrés pour la première fois à l'Université de Yale en 1950. Lorsque Otte fut devenu directeur musical de Radio Bremen et organisateur de plusieurs festivals, John Cage fut régulièrement invité dans ceux-ci. Leur amitié musicale explique donc sa présence aux côtés de celle de l'allemand sur ce disque.

  Music for piano 4-19, composé en 1953 pour un nombre non précisé de pianos, est ici interprété pour piano seul. Comme souvent chez Cage, l'interprète a une marge de latitude : tempi et dynamique sont laissés à son appréciation. Il faut rappeler également que Cage recourait au Yi-King, ou Livre des Mutations, pour décider des clefs, des altérations et de la technique (ordinaire, pizzicato ou en sourdine). Kristine Scholz, ayant choisi d'utiliser la pédale forte en permanence, en donne une version résonante, les dix-neuf minutes devenant une longue méditation jalonnée de silences. Les changements de technique créent comme des voix différentes, donc une étrange polyphonie qui me fascine toujours autant chez lui. Une splendeur !

   Belle idée que de ressembler deux compositeurs qui ont changé chacun à sa manière notre rapport au piano ! L'impressionnante rigueur de Kristine Scholz les donne à entendre magnifiquement avec son Steinway de 1921, aux harmoniques quasiment feuilletés.

Paru en avril 2022 chez Phanatosis Produktion  (Suède) /  5 plages / 42 minutes environ

    Une dernière proposition d'écoute pour la partie II : une pianiste lituanienne, Gabija Natalevičienė, lors d'un festival d'été à Vilnius en 2015. Il faut faire la part des conditions d'enregistrement, en direct, dans une salle où la réverbération est forte. Version fluidissime, qui n'échappe pas, je trouve,  à des alanguis, à une mollesse compromettant la ferme architecture de cette musique d'une étincelante beauté, en effet... 

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Publié le 18 Juillet 2022

Quentin Tolimieri - Monochromes

La Voie Négative du piano

   Monochromes... le mot évoque certaines peintures du vingtième siècle, comme les monochromes bleus d'Yves Klein, mais aussi des pratiques plus anciennes comme les grisailles, les sanguines, qui toutes relevaient déjà du monochrome. Le compositeur Michael Pisaro-Liu (voir son si beau disque Barricades), qui signe le texte d'accompagnement du disque, pense aux peintures de l'américaine Marcia Halif (1929 - 2018) à peu près au moment où il a rencontré Quentin Tolimieri, étudiant alors à l'Institut des Arts de Californie (California Institute of the Arts, connu sous le sigle Cal Arts). L'idée est celle d'une palette restreinte à une couleur, un ton, non pour appauvrir l'instrument, mais au contraire pour en explorer les potentialités inconnues, laissées de côté par les habitudes académiques comme celle de la gamme tempérée qui divise l'octave en intervalles chromatiques égaux ou les clés. Les monochromes de Quentin Tolimieri explorent les micro tonalités, les infimes nuances, les effets des répétitions et des réverbérations, les variations de timbre, de volume, de vitesse... En dépit de leur complexité, et bien que composés, ils ne sont pas notés.

     La présentation insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'études, dans la mesure où la visée n'est pas didactique. Mes écoutes de ces trois disques m'amènent à penser qu'il s'agit plutôt d'une tentative de révélation des pianos contenus sous le piano que l'on connait, de redécouverte presque systématique, chaque monochrome se concentrant sur un secteur, un aspect du piano. Disons clairement qu'ils s'adressent aux amoureux de l'instrument, à ceux qui prennent le temps de l'écouter : chaque pièce dure entre plus de sept minutes, pour la plus courte, et plus de trente-cinq, pour la plus longue. Cette manière de s'immerger dans la matière sonore, jusqu'au vertige, fait de ces monochromes de véritables exercices spirituels, au sens mystique plus que seulement religieux. Au fur et à mesure du développement de chaque exercice, c'est de l'oubli du monde qu'il s'agit, de la plongée dans la musique pure, dépouillée de ses séductions ordinaires. L'esthétique de Quentin Tolimieri  présente certaines caractéristiques du minimalisme, mais en les faisant jouer autrement, dans la durée, l'excès, l'insistance, si bien qu'à l'écoute, on est très loin de la plupart des compositeurs minimalistes, sauf peut-être de LaMonte Young. On pense à John Cage, Giacinto Scelsi, ou Morton Feldman, pour une manière de livrer la musique à l'imprévu, d'écouter le son le plus ténu, d'ourdir des trames de temps qui permettent une sortie du temps ordinaire. Pour le long martèlement de notes identiques ou proches, on pense aussi au strumming de l'ancien carillonneur Charlemagne Palestine. Ces rapprochements ne sont qu'indicatifs, ne prétendent aucunement réduire l'expérience extraordinaire que nous propose Tolimieri. Il faudrait encore évoquer l'univers de Jürgen Frey, par exemple.  Une expérience qui présuppose une déconnexion complète : ni sonnerie de téléphone, ni rendez-vous obsédant votre esprit, ni tâche à accomplir. Ce disque ne peut s'écouter que toutes affaires cessantes. Plus rien n'est urgent, que d'écouter la Venue...

   Comme chaque monochrome suit une idée, un principe d'exploration, je renvoie les aventuriers de l'écoute, mes frères et mes sœurs, aux notes de Michael Pisaro-Liu pour les aspects plus techniques de chacun d'eux. Son guide d'écoute est précieux. Le premier monochrome est d'une angélique et lente douceur au bord du silence, comme un prélude timide. Le second consiste en une pluie de notes aiguës selon des motifs changeants. Déjà ce tintinnabulement nous plonge loin dans le piano, nous lave de tout souci en ouvrant notre oreille aux micro accidents, aux infimes variations qui font chatoyer le ruissellement. Une seule note répétée, un si grave, avec des changements graduels de timbre, suffit au fascinant monochrome trois, dont les fluctuations sont impressionnantes. C'est une attaque inlassable, le débusquement d'une beauté cachée à coups de marteau (de piano...). Premier absolu prodigieux, loin de presque toute la littérature pour piano, à l'exception de LaMonte Young qui a déjà tenté cette austérité radicale sans toutefois introduire ces changements continus de timbre qui nous font basculer de l'autre côté, dans le chaudron bouillonnant des harmoniques tournoyantes. Le monochrome quatre fait songer à un chercheur d'or qui frappe sur des rochers. Il est dans la stupéfaction de sa recherche, frappe le plus fort qu'il peut, et les rochers lui répondent par des notes calmes, bien plus basses. Peu à peu, le rythme se ralentit, le chercheur écoute, attend, les réponses paraissent plus lointaines. Le monochrome cinq serait-il la réponse attendue ? Un mystérieux accord grave se répète lentement, avec en écho une note tenue jouée à l'archet. Piano aux résonances fastueuses, tu nous convies à une descente infinie dans tes souterrains pour une contemplation extatique. Ce magnifique premier disque se termine avec le monochrome six, tellement feldamien d'allure, troué de trois silences. Comment l'entendre sans frissonner ? C'est la route perdue qu'on cherchait tant, lumineuse, d'une erratique splendeur, au-delà de tout dans sa souveraine lenteur, ses écarts imprévus.

   Le second disque s'ouvre avec le curieux monochrome sept, si cristallin qu'on pense d'abord à un piano jouet ou un clavecin. La frappe sourde des marteaux accompagne les notes translucides de sa modeste matité. C'est une mise en oreille, une incitation à l'abandon de l'écoute, à l'affût des merveilles minuscules. Suit le torrentueux monochrome huit de plus de trente-cinq minutes : une succession ininterrompue de tremolos aux variations minimes. Le flux intense produit un bourdon, un tapis de drones dans lequel s'enchâssent les résonances. Tentative de submersion par immersion prolongée ! De deux choses l'une : ou vous abandonnez, terrassé par la monotonie apparente et la longueur insupportable pour votre vie pressée,  ou vous vous laissez porter jusqu'à vibrer à votre tour dans ces entrailles harmoniques. Nous sommes ici au cœur de l'esthétique minimaliste selon laquelle « Le moins est le mieux » (The less is more), principe repris au début des années quatre-vingt dix par le Collectif Wandelweiser qui affirmait que plus vous voulez écrire une longue pièce, moins il vous fallait de matériaux. En cours d'écoute, vous devenez de plus en plus sensible à un bouillonnement de la pâte sonore, traversée de stries surgissantes, de micro vagues. Le piano est devenu une cathédrale, l'antre d'une forgerie sonore d'une énorme beauté confondante. Il faut aller au bout de cette expérience, car les dix dernières minutes déchaînent un carillonnement de graves descendants proprement titanesque, terrassant !

   Comme le monochrome neuf paraît léger par contraste avec son accord unique répété et sa traîne de petites variations, courte méditation un peu éblouie par sa propre giration parfois affolée. Chaque note interroge le silence dans la sublime coda. Le monochrome dix sonne comme du gamelan ou une pièce pour piano préparée, percussive, métallique et boisée par les amortis. La frappe rapide provoque une sensation euphorisante, celle d'un envol incessant d'oiseaux ivres.

   Nous voici au dernier disque, j'ai envie d'écrire au dernier livre. Le monochrome onze esquisse une mélodie lente, la reprend, la considère rêveusement, s'enfonce voluptueusement avec elle dans les graves du clavier, dans les profondeurs d'un mystère qui s'épaissit. Deuxième pièce la plus longue avec presque vingt-quatre minutes, le monochrome douze propose une nouvelle épreuve avec son mi aigu répété très vite. La frappe forte et régulière, au-delà de son effet hypnotique, conduit l'auditeur à se concentrer sur les contrastes internes, entre l'aigu de la note, la matité métallique de la frappe et le bruit sourd des marteaux. On s'aperçoit alors avec surprise que la configuration sonore ne cesse de changer, tantôt les aigus dominants, tantôt la frappe elle-même ou les marteaux prenant le dessus, puis que se superpose aux composantes de base un brouillage strié, comme si le piano engendrait un synthétiseur ! Vers dix-sept minutes se superpose dirait-on un nouvel étage sonore de ce feuilletage fantastique, la note frappée semble muter, quelqu'un d'autre joue à l'intérieur tant les harmoniques accumulées produisent des distorsions. Pour entendre ces merveilles imprévisibles, non notables, il aura fallu passer par les dix-sept première minutes, car si vous prenez le morceau là, vous ne remarquez rien de particulier. Curieusement, j'entendais soudain les hélicoptères dans Apocalypse now de Francis Ford Coppola, le halètement des pales...

   Une note répétée lentement, résonante, puis prolongée par une seconde plus grave dans un mouvement de balancier, celui d'une l'horloge hors du temps : le treizième monochrome est une marche extatique dans les champs de la beauté secrète, fleurissante de nouvelles couleurs harmoniques avec l'adjonction des notes suivantes.

   Qu'est-ce que cette chevauchée sourde ? Le monochrome quatorze assourdit les notes, nous livrant au mécanisme de l'instrument. Nouveau seuil : faire son deuil du son connu des notes, que l'on n'entend plus qu'en arrière-plan, dans des limbes, en attente du Jugement ! De temps en temps, lorsque la sourdine est atténuée, le friselis des notes se rapproche, vite recouvert par l'esprit frappeur frénétique qui se plaît à fustiger l'arrogance de la musique connue. Il s'agit bien aussi de cela, indirectement puisque Tolimieri ne poursuit pas de visée didactique : nous habituer aux autres pianos inconnus, ceux que le piano conventionnel étouffe, réprime ou ignore au nom d'une conception étroite de la musique. L'assaut final est donné par le monochrome quinze, pour piano préparé et notes "normales" résonantes : un duo apaisé, à égalité, un clair obscur de gerbes sans cesse renaissantes,

  Au fil de ces quinze monochromes, Quentin Tolimieri met à jour tel un chercheur de vérité les trésors inconnus ou méconnus du piano, élargissant et rassemblant les perspectives sonores de l'instrument au point d'en faire un instrument infini. Avec lui, nous accomplissons un parcours initiatique dont chaque étape, fût-elle éprouvante peut-être au début, ouvre un chemin vibrant dans la beauté absolue.

   Paru fin mai 2022 chez Elsewhere Music / 3 cds / 15 plages / 3 heures et 7 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 13 Juin 2022

Shira Legmann / Michael Pisaro - Barricades

  Pourquoi rendre compte d'un disque paru il y a presque trois ans ? Parce qu'il s'agit d'un grand disque que j'avais manqué, et parce qu'il est significatif de la politique éditoriale de cette belle maison de disque fondée en 2018 par Yuko Zama, Elsewhere Music. La maison se consacre aux nouvelles tendances de la musique contemporaine et ambitionne de soutenir des œuvres spécifiquement écrites pour elle. Barricades est emblématique de ce catalogue très singulier. Composé par Michael Pisaro (Michael Pisaro-Liu depuis 2020), guitariste et compositeur américain né à Buffalo en 1961, à la production abondante, par ailleurs directeur de composition et de musique expérimentale au célèbre CalArts (California Institute of the Arts), il est interprété par le compositeur lui-même à l'électronique et par la pianiste israélienne Shira Legmann au piano.

Treize études pour piano, certaines avec électronique, et deux interludes électroniques. « Le titre fait référence aux « Barricades Mystérieuses » de François Couperin – et à la technique des voix qui se chevauchent, s'emboîtent, créant une texture en forme de fourré ou de toile. J'adore la musique des Couperins depuis le collège, mais c'est lorsque Shira m'a envoyé quelques-unes de ses musiques préférées à jouer, et Les Barricades Mystérieuses était parmi les partitions, que l'idée de cette pièce a commencé à se cristalliser. Le processus d'écriture et de travail sur la pièce avec Shira consistait à regarder les barricades, que j'imaginais comme un réseau de vignes tordues, se défaire. » écrit Michael Pisaro. Ce qui frappe dès la première étude, c'est l'utilisation de l'électronique comme prolongement naturel du piano. S'appuyant sur les résonances harmoniques de l'instrument, elle les amplifie, les prolonge, jusqu'à les rendre courbes, en effet. Tordues, comme dit le compositeur, transformées aussi jusqu'à donner l'impression d'un autre instrument, totalement étrange. Le piano dessine des esquisses mélodiques à base de notes bien séparées, l'électronique s'engouffre dans les interstices, non pour une surenchère, mais pour un dialogue d'égal à égal. Le tempo est souvent assez lent. Ce sont des études méditatives, dépouillées. D'une grande pureté lumineuse. Des îles résonantes, à la mélancolie légère, comme des prières d'action de grâce.

   Cette musique me touche profondément, car il me semble qu'elle est toute intérieure, qu'elle vient de l'âme, dans son simple appareil, vêtue de draperies diaphanes, ondoyantes, comme dans l'interlude No 1. Parfois, comme pour l'étude sept, nous sommes aux frontières d'un minimalisme décanté, avec des boucles mystérieuses un peu debussystes. Quel bonheur que cette musique d'une délicatesse inouïe, au pouvoir onirique sans pareil ! L'étude huit est un des nombreux miracles de ce disque, en apesanteur, vaporeuse, du Morton Feldman distendu, retenu...

   L'étude suivante, plus rapide pour une fois, se déploie comme un serpent, puis se résorbe en interrogations énigmatiques. La plus longue, l'étude dix, avec plus de dix minutes, prend la forme d'une marche très lente, creusée de graves, auréolée d'une comète électronique fantasque, constituée de fines oscillations, de passages feutrés, de résonances intériorisées. Le terme de "fourré" employé par le compositeur me paraît convenir à cette longue dérive, qui s'accélère parfois dans la seconde moitié, aux résonances buissonnantes vraiment magnifiques.

   Et que dire de l'étude onze, du piano pur, un mouvement incessant vers la lumière ? Bouleversante, sublime... Le mouvement de vagues de l'étude douze, avec ses chevauchements, ses grandes ondes, est d'une fascinante beauté. Le second interlude électronique prolonge ces grandes ondes d'immenses oscillations diaprées sur un fond mouvant de drones : majesté sombre !

  Il est l'heure, l'heure suprême, elle sonne et sonne, enveloppée de sa traîne électronique étincelante, scande une danse magique, l'anneau nuptial est en son centre, dans son sertissage de silences et de résonances. C'est l'étude treize, nervalienne :

La Treizième revient… C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…

Première strophe du poème « Artémis » de Gérard de Nerval.

   Un chef d'œuvre qui marie intimement piano et électronique, sans que jamais l'électronique étouffe l'instrument (comme trop souvent !), mais multiplie ses splendeurs.

Paru en juin 2019 chez Elsewhere Music / 15 plages / 1 heure et 4 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- en complément, la pièce déclencheuse : Les Barricades mystérieuses de François Couperin interprété au piano par Georges Cziffra.

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Publié le 31 Mai 2022

Philip Glass - Études pour piano (François Mardirossian)

   « dans des landes adoucies par l'attention »

   Oser les études pour piano de Philip Glass, c'est un peu comme tenter de gravir le K2 plutôt que l'Éverest, devenu un quasi boulevard. On marche sur les traces du maître, on l'a entendu jouer, en personne, et l'on ose quand même. Le pianiste François Mardirossian  a entendu Philip Glass interpréter son cycle récemment terminé lors des Nuits de Fourvière en juillet 2007 : un moment inoubliable, pour lui. Qu'il tente de partager avec nous qui n'y étions pas par ce double album. D'autres ont tenté ce parcours, notamment Nicolas Horvath pour son Glassworld 2, deuxième temps d'une intégrale ambitieuse. Disons tout de suite que je ne pourrai éviter une comparaison... difficile et délicate, voire discutable, mais en me limitant à ces deux versions, pour une raison très simple : je ne connais pas les autres. J'écoute tellement de musiques que vous me pardonnerez de ne pas pouvoir être exhaustif. Mon but ne sera pas d'élire une bonne et une mauvaise version, seulement de tenter de cerner les caractéristiques de la nouvelle version de François Mardirossian en m'appuyant sur mon écoute - et l'article déjà ancien consacré à Glassworlds 2. J'ai eu par ailleurs la chance d'écouter Philip Glass lui-même lors d'un autre concert sur le sol français, concert qui m'a durablement marqué. Seulement, écrit-on avec des souvenirs, même vivaces ?

   Ce qui m'intéresse, c'est la cohérence du projet, le respect d'une atmosphère. Il me semble que François Mardirossian a compris l'univers de Philip Glass. Je sais que le compositeur a écrit ne vouloir imposer à personne la façon de les jouer. Une heure vingt-quatre minutes chez Horvath, deux heures quinze chez Mardirossian. Qui a raison ? Les études sous les doigts de François sont sensibles, rêveuses, comme la magnifique étude 5, qui prend le temps de nous charmer. Au fond, ce pianiste américain formé notamment par la grande Nadia Boulanger est un romantique qui plie le minimalisme aux bouillonnements d'une émotion candide. Écoutons l'étude 6, cette fougue jaillissante, l'écume splendide d'une fontaine cascadante digne des cent fontaines de la Villa d'Este. L'interprétation de François Mardirossian restitue cette grandeur, cette fraîcheur merveilleuse : on est emporté, séduit, projeté dans le ciel de l'immortelle beauté. Puis l'on repose sur les rives de l'étude 7, détente aux ombres frangées d'une mélancolie bouleversante. Le piano court, étincelle, pour nous laisser sur une prairie aux fleurs profondes comme nos souvenirs les plus chers. L'étude 8, si elle ressemble tant à du Glass, s'enveloppe d'une étoffe de langueur, d'arpèges fous qui la rendent attachante. Il y a là une pudeur que je reconnais avoir parfois méconnue et tourné en ridicule. François Mardirossian la traite avec une délicatesse touchante.

   Ah ! la courte étude 9, un Glass inconnu - je me souviens l'avoir déjà écrit ! , l'éblouissement d'une écriture bondissante, d'une quasi pulsation hypnotique, et si l'on retrouve quelques fragments et gestes glassiens, ils sont projetés dans un crescendo extatique. Mais je tombe dans le travers d'un compte-rendu des études elles-mêmes, et je m'arrête.

  J'aime la fougue grandiose, l'énergie, les contrastes profonds, la noirceur parfois de Nicolas. J'aime la lumière et le calme de l'interprétation de François, sa pudeur. Si ses études sont plus longues que celles de Nicolas, c'est que son tempo plus lent les nimbe d'une atmosphère de rêve, d'une douceur aussi, sans tomber pour autant dans le piège de la mièvrerie. Peut-être fait-il également davantage ressortir le minimalisme répétitif de Glass, par exemple dans l'étude 12, qui pourrait paraître mécanique si elle ne donnait cette impression de prendre le temps de dilater le temps. Quand Nicolas agglutine, bouscule, nous emporte, François détache les notes, aère la partition, lui donne une grâce, une langueur que j'avais senties sous les doigts de Philip Glass. Je pense à cette magnifique étude 15, d'abord d'une majestueuse lenteur, puis plus virtuose, dont François rend la structure orchestrale d'une grande limpidité, se refusant aux flamboiements sombres de l'interprétation de Nicolas. Et puis le dépouillement fragile de la 16 me touche énormément chez François : une paix surnaturelle baigne l'étude.

  Tandis que Nicolas Horvath choisit une lecture synthétique et transcendante, brillante et très contrastée, François Mardirossian propose une interprétation analytique intériorisée, pleine d'humilité, d'attention, qui sculpte les mélodies de manière telles que, parfois, elles se détachent telles des fleurs frangées de silence sur le ciel spirituel d'un arrière-plan méditatif. Écoutez la fin de l'étude 17, d'une si belle lenteur hors du temps, de toute presse !

   Au fil des études, François Mardirossian trace le portrait sensible d'un homme qui ne cesse d'écouter sourdre sous ses doigts comme une source miraculeuse jaillie dans les landes de l'être et dont il faut détailler les modestes et inépuisables beautés, avec un respect infini.

   Ajoutons que le pianiste est servi par son instrument, l'opus 102 du facteur Stephen Paulello, un piano qui compte 102 notes, de fabrication entièrement française. Sonorités limpides, aérées, idéales pour l'approche de François Mardirossian, soucieux de souligner et magnifier l'architecture élaborée de la musique de Glass.

   Je ne résiste pas au plaisir de constater que voilà enfin un objet disque conçu en France et présenté en français d'abord (secondairement bilingue, et surtout pas unilingue en anglais), ce qui est devenu hélas si rare. La pochette sobre, élégante, signe une production impeccable.

À paraître début juin 2022 chez Ad Vitam / 2 cds / 20 plages / 2 heures et 15 minutes environ

Titre de l'article extrait de L'Homme approximatif, XVIII,  de Tristan Tzara

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur le site de la maison de disque Ad Vitam

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Publié le 29 Avril 2022

Robert Haigh - Human Remains

    Une petite musique qui n'a l'air de rien : piano léger, un peu brumeux, dessinant des arabesques élégantes. Ainsi se présente le disque de Robert Haigh, dernier volet d'une trilogie d'enregistrements au piano pour le label Unseen Worlds. Occasion pour moi de découvrir ce musicien britannique, dont l'abondante discographie comporte de la musique électronique, de l'ambiante et de l'expérimentale puisqu'il a collaboré à trois reprises à la fin des années quatre-vingt avec Nurse With Wound.

   Le titre Human Remains est celui d'une peinture du même nom du compositeur, également peintre. Il est tentant de le mettre en regard de notre époque, mais il peut signifier plus largement une réflexion sur la fragilité humaine, d'où une part limitée ici pour l'électronique. Ce sont de petites fleurs, comme ces "Twilight Flowers" du deuxième titre, ou comme "Waltz on Treated Wire", si gracieuse, au ras des touches dont on entend les amortis. Miniatures émouvantes, elles nous entraînent l'air de rien vers un ailleurs marqué par l'influence (probable) de Harold Budd. "Contour Lines " a l'allure d'une toile ambiante buddienne, semi-diaphane, rêveuse, nimbée de l'écho ouaté du piano.

   La suite est meilleure encore. "Rainy Season", sur une boucle élégiaque, interroge un horizon lointain, prend une gravité inattendue. Avec "Lost Albion", titre plus long, six minutes au lieu de deux environ pour les cinq premiers titres, la méditation s'élargit de couleurs électroniques à l'arrière-plan. Une grande douceur baigne ce titre hypnotique, qui peut aussi faire penser à des paysages sonores à la Brian Eno. Tout devient irréel. "Like a Shadow" tourne sur place, et "Still Life with Moving Parts" marche vers les ténèbres avec une lenteur extatique, sans doute l'un des sommets miraculeux de cet album. "The Fourth Man" nous emporte avec sa mélodie subtilement dansante. Les six minutes de "Signs of Life" planent sur un brouillard électronique. Le piano marche à pas prudents, comme s'il s'agissait de ne pas abîmer un rêve si magnifique qu'un rien le ferait disparaître à jamais. Quelle composition exquise ! Voici une ravissante pièce minimaliste, "The Nocturnals", qui tourne dans l'air de la nuit qui vient. "Baroque Atom" fait virevolter autour d'une très courte cellule fixe au piano, dédoublée très vite et remplacée par une variation, des cordes agitées, frémissantes en courtes virgules serrées : beau ballet brillant !

   Nous sommes arrivés "On Terminus Hill", entourés de vents légers. Le piano persiste à dessiner quelques lignes parfumées d'une nostalgie distinguée...

   Une floraison miraculeuse de petites pièces à la grâce élégiaque et prenante, à l'opposé absolu d'une époque de plus en plus plombée par un matérialisme épais.

Paru en mars  2022 chez  Unseen Worlds / 13 plages / 41 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 11 Avril 2022

Stephane Ginsburgh - Speaking Rzewski

Liberté-Piano !  

    Ce n'est pas la première fois que je croise la musique de Frederic Rzewski. Pourtant, il n'apparaît dans ces colonnes qu'en tant que pianiste, interprète de An Hour for piano de Tom Johnson, ou que comme cofondateur de Musica Elettronica Viva avec ses compatriotes Alvin Curran (bien représenté sur ce blog) et Richard Teitelbaum (absent pour le moment). Pour une biographie de Frederic Rzewski, décédé en juin 2021 à l'âge de 83 ans, je vous renvoie au bel article que lui a consacré Bernard Vincken sur larsenmag en janvier 2022.

"Speaking pianist" : pianiste parlant... Étonnant ? Selon la tradition du piano classique, sans doute. Mais pas si l'on songe à la musique populaire, que ce soit le folk, le rock, la pop, où l'artiste intervient comme il l'entend, quand il le souhaite, chantant et parlant, interpellant l'auditoire, rejoignant une tradition plus ancienne, quand on pense aux troubadours par exemple. Le pianiste belge d'origine autrichienne Stephane Ginsburgh a osé jouer ce rôle difficile : être l'interprète de la musique difficile de Frederic Rzewski ET parler, chanter, crier, siffler, vitupérer, en un mot être aussi acteur. Cet aspect théâtralisé de la musique du bouillonnant immigré l'intéresse depuis longtemps, depuis qu'il est devenu son ami, au point d'ailleurs que le compositeur lui a dédié deux pièces présentes sur cet album, America : a poem sur un poème d'Allen Ginsberg, et Dear Diary (2014) où l'engagé Rzewki s'en prend au capitalisme. La pièce qui ouvre l'album, le De Profundis inspiré par le célèbre texte d'Oscar Wilde, date quant à elle de 1992. On comprend que cet album est le fruit pour Stéphane Ginsburg d'années de compagnonnage, d'amitié et d'admiration. Rzewki assistait régulièrement aux performances du De Profundis par Ginsburg, qui peut donc s'autoriser de l'assentiment du compositeur.

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiréFrederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

Frederic Rzewski / Stéphane Ginsburgh, son interprète inspiré

   De Profundis, cette longue lettre à son jeune amant Lord Alfred Douglas qu'écrivit en prison Oscar Wilde, portait à l'origine le titre Epistola : In Carcere et Vinculis (Lettre en prison et dans les chaînes). Frederic Rzewski en a adapté quelques extraits. Vous trouverez l'intégralité de la partition et du texte ici. Une note liminaire précise ceci : « Le pianiste doit porter un micro-cravate pour la parole et les autres sons vocaux. De plus, un microphone doit être installé à droite du clavier pour capter les sons émis sur le corps de l'instrument. » Le piano est donc inséparable de la performance vocale, assez précisément suggérée par des mots sur la partition, comme « grunt », « groan », « hum », « chuck, as to a horse »  ou encore « sing, half sobbing »[ grognement / gémissement / bourdonnement / gloussement, comme à un cheval / ou « chante en sanglotant à moitié » ]. Il ne s'agit donc pas simplement d'une lecture accompagnée de piano. C'est une théâtralisation musicalisée du texte, la voix et les sons vocaux jouant à égalité avec le piano. À écouter les trente-et-une minutes de la performance, on vit le texte avec le pianiste parlant. Et surtout, on évite le piège du pathétique glauque. On partage le mystère d'une destinée. Wilde écrit :  « Reconnaître que l'âme humaine est inconnaissable est la suprême sagesse. » On se laisse prendre à une œuvre d'une liberté folle qui alterne moments parlés et glissades pianistiques. On est surpris de la variété des tons : des pochades côtoient des extases lyriques, des grossièretés des instants d'une aérienne légèreté, d'une grâce sensible bouleversante. Et c'est presque constamment d'une grande beauté mélodique, non sans clins d'œil, par exemple à Bach. Pour être du piano parlant, ce De Profundis  est du grand piano, éblouissant. Stephane Ginsburgh se coule à merveille dans la peau du narrateur, touché en dépit de tout par une grâce continue : « J'ai été placé en contact direct avec un nouvel esprit, œuvrant dans cette prison à travers les hommes et les choses, qui m'a aidé au-delà des mots ». Par delà le chagrin, le désespoir, c'est cette grâce que l'on entend, ce chant sublime de l'artiste tentant de transformer chaque moment épouvantable en un merveilleux début.

    Si vous avez accepté le principe du pianiste parlant, la suite du programme ne vous décevra pas, même si certaines outrances dans America : A Poem déconcertent. La vitalité de la partition, ses voltes, excusent tout. La pièce est trouée de silences, a une allure plus avant-gardiste, mais est nimbée d'une atmosphère élégiaque absorbant toutes les espiègleries, les grossièretés : un règlement de compte acide  avec une société corrompue, sans doute, avec en creux un hymne à la liberté créatrice la plus échevelée, non dénuée d'un romantisme magnifique.

   Les cinq parties de Dear Diary laissent libre cours à la verve du compositeur. On dit que la politique ne fait pas bon ménage avec la musique, toutefois Rzewski n'en reste pas moins inspiré, s'inscrit dans la lignée prestigieuse de Kurt Weill et Hans Eisler, aux réussites si éblouissantes. L'anticapitalisme de la première partie, "Stuporman", très dramatisé, prend de beaux accents lyriques, avec un passage chanté en allemand et l'émouvante supplique finale : « Please, Lord let me not become a robot / Let me at last become a Mensch. ». "Names", la seconde partie, prend la forme d'une méditation romantique sur la nomination des créatures ordonnée par Celui Qu'on Ne Peut Pas Nommer, ce qui conduit Adam, sans doute perplexe, à un double mouvement simultané de nomination et de destruction des noms : « Who then will give them names ? ». Non sans humour, la pièce se termine en nommant de leurs noms latins diverses créatures, champignons ou cellules ! "No Good" est une pièce bondissante, facétieuse, sur ce qu'on nous apprend à l'école, qu'il ne faut pas croire, nous dit la grosse voix du Père, ce qui l'amène à se justifier de l'envoyer quand même à l'école : sinon, il serait puni ! Une petite merveille, ce  dialogue ! L'histoire de Samson, partie 4, est tout aussi réussie : on imagine Stephane Ginsburgh sur une scène de Guignol ou de ses marionnettes siciliennes qui contaient les exploits des Paladins. La dernière partie, "Thanks", dans laquelle le compositeur s'adresse à son Journal pour le remercier d'être là quand il a besoin de lui, détache chaque mot, ce qui donne à ce message un sérieux solennel, que le piano nimbe d'une retenue rêveuse, presque irréelle.

   Ce disque nous fait entendre comme rarement la voix d'un homme, inséparable d'une liberté pianistique extraordinaire. Captivant et magnifique. Stephane Ginsburgh, pianiste... et acteur, vit la musique et les mots du compositeur disparu : quel bel hommage !

Paru en janvier 2022 chez Sub Rosa / 7 plages / 79 minutes environ

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Publié le 6 Avril 2022

Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep
Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep

Musique-Mondes 

   J'ai connu le pianiste Reinier van Houdt par son interprétation de Dead Beats d'Alvin Curran, sorti en 2019. Il appartient donc au cercle des pianistes défricheurs. Je ne savais rien d'autre de ce néerlandais de Rotterdam, qui a étudié le piano à l'Académie Liszt de Budapest, tout en travaillant très tôt avec des magnétophones, des radios, des objets et différents instruments à cordes. Il est fasciné par tout ce qui échappe à la notation : son, espace, temps, souvenir, mémoire, bruit, environnement quotidien. On peut dire qu'en tant que pianiste, il a interprété les œuvres des plus grands compositeurs d'aujourd'hui et travaillé avec certains d'entre eux, comme John Cage, Alvin Lucier, Luc Ferrari ou Peter Ablinger. Mais il a collaboré aussi avec des musiciens plus inclassables, comme Nick Cave ou John Zorn, et sorti pas moins de quatorze albums solo, participé à de nombreux festivals internationaux.

   Deux albums conçus selon des démarches un peu différentes, formant diptyque. Pour drift nowher past, chaque pièce se concentre sur tout ce qui entre dans l'esprit un jour spécifique de chaque mois (le 22 entre mars et août 2020 pendant la crise sanitaire) ; pour the adventure of sleep, autre parution conçue comme le pendant à la première et commandée par Yuko Zama (qui dirige elsewhere music) sur ce qui se produit chaque jour, comme le passage du temps, les bruits des voisins, le moment de s'endormir ou celui de se réveiller. Un fragment de Kafka sert d'exergue à ces deux disques : « Il ne faut pas quitter ta chambre. Reste assis à ta table et écoute. Tu n’as même pas à écouter, attends simplement. Tu n’as même pas à attendre, apprends juste à rester tranquille, calme et solitaire. Le monde s’offrira alors à toi et te proposera de le démasquer. Il n’aura pas le choix ; il roulera en extase à tes pieds.»

Vous n’avez pas besoin de quitter votre chambre. Restez assis à votre table et écoutez. Ne faites pas qu'écouter, simplement attendre, soyez toujours calme et solitaire. Le monde s'offrira à vous d’être démasqué, il n’a pas le choix, il va rouler en extase à vos pieds.

Source: https://quote-citation.com/fr/citations/7463

  La notion d'instrumentarium n'a plus guère de sens ici. Certes, pour le premier disque, on y entendra du piano, de l'harmonium indien, des cordes jouées à l'archet,, de la guitare au blottleneck, des synthétiseurs... et des échantillons, mais aussi des extraits sonores de film de Marguerite Duras (Le camion, notamment), de Robert Bresson, d'autres enregistrements d'archives et de sons dans et aux alentours de la maison de Reinier ; et pour le second, piano, synthétiseur Korg, toute sortes d'enregistrements triturés, de sons très divers, d'objets roulants et vacillants, horloges, bols chantants en verre...et des extraits du film Un Homme qui dort de Georges Perec ! Chaque composition fait son miel sonore de toutes les composantes : tout y devient musique, y est musicalisé, emporté dans un flux de conscience. Certes, la musique concrète et d'autres musiques expérimentales ont depuis longtemps reculé les limites de ce que l'on appelle musique. Il me semble que rarement, toutefois, on a à ce point conçu tous les bruits du monde comme musicalisables dans des pièces qui ne hiérarchisent plus les composantes, les traitent à égalité. En littérature, l'expérience de James Joyce dans Ulysse (1922) est d'un ordre similaire.

   La première pièce éponyme commence au piano, un flux minimaliste continu, un bruit de chaises déplacées, puis accompagné du chantonnement du pianiste et d'une voix féminine, d'abord sans parole, puis avec un texte en français (non identifié : « qui se souviendra / qui pleurera ma peine / qui ma vie passée / pleurera cet amour »). La dérive a commencé, très feutrée, d'abord longuement menée par le piano, puis alimentée çà et là de nouveaux matériaux, cloches, drones de synthétiseur, poussées sonores. Une pulsation sourde anime ce flux élégiaque magnifique, prêt de sombrer dans quel naufrage, je pense à la musique de Gavin Bryars, The Sinking of the Titanic. Reviennent les premiers vers, on s'abîme dans les graves sépulcraux. Le courant de conscience de la pièce a déjà généré un autre courant, celui de l'auditeur entraîné, dérivant à son tour. La deuxième pièce, "friction sleep maze" fait surgir d'étranges limbes électroniques, grinçantes, dont se détache un long extrait sonore du film Le camion de Marguerite Duras : on entend non seulement la voix reconnaissable de Marguerite, mais des extraits de la musique, celle des Variations Diabelli de Ludwig van Beethoven, la trente-et-unième, sur laquelle le piano de Reinier s'appuie en se confondant presque avec elle avant de s'en détacher, et ça c'est très beau, n'est-ce pas ce qui nous arrive à tous quand nous aimons une musique, elle finit par nous sembler nôtre, elle nous appartient, c'est comme si c'était nous qui l'avions composée. Cette dérive, c'est une invasion, une incorporation du monde dans notre conscience, l'être-monde que nous sommes. Et me voilà embarqué dans ma propre mémoire, tiré vers Beethoven, regardant le film de Duras, si bien que l'écriture de cet article pourrait durer des heures, celles des allers-retours entre les compositions et leurs composantes intégrées, digérées... Reinier compose une bande-son pour des parties du film où Marguerite parle seule, il est parti dans le film, aussi la pièce devient-elle à la fois une réécriture et un hommage posthume, une manière de faire revivre et de s'approprier ce qui s'est implanté au fond de nous depuis parfois si longtemps que nous voulons y être partie prenante, tant il nous semble impossible que nous n'ayons pas contribué à sa naissance. La fin de la pièce semble retourner dans les tréfonds obscurs de la mémoire...

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

   "Horizon without traveler" : voix étouffée, déformée, discours trouble que le piano prolonge par quelques notes brumeuses...Où allons-nous ? Dans quel film inconnu, dans quel train ? Douceur de l'errance, vacuité des choses, souvenirs d'airs obsédants, cliquetis et murmures chantonnés, surgissements d'objets sonores, bégaiements des répétitions « She was a visitor », ne sommes-nous pas tous des visiteurs du monde, emportés par ce doux courant qui agrège tout dans une indifférence souveraine ? La pièce, diront certains, est ambiante : belle et mystérieuse comme l'eau des souvenirs brassée par un moteur inconnu, évanescente et fragile comme une comptine soudain réapparue, puis emportée. Le monde est "skies, waves, trails" (titre 4 : "ciels vagues sentiers"). La traînée lumineuse d'une comète électronique se déploie dans une très lente ondulation ornée de scintillations, dont surgit un autre courant plus grave. La conscience, au fond, est un autre cosmos, un croisement de forces formidables, ce qui nous vaut une pièce fascinante, dérive radieuse somptueuse de plus de vingt minutes, qui semble peu à peu respirer à un rythme crescendo, puis se creuser d'un alanguissement, se métamorphoser en grondant, comme si nous assistions à la lente agonie d'un dragon. Extraordinaire !

"bardo for Cor" nous entraîne encore ailleurs. Des éclats de piano libèrent des stridences, des zones brouillées, des voix. Peut-être ici Reinier a-t-il fait usage de sons issus des archives de Luc Ferrari. Sorte de poème électronique lesté de drones, de caverne d'Ali Baba, la pièce est vêtue de lambeaux sous une pluie hétéroclite de bruits délirants, de songes sonores proliférants. Le premier disque se termine avec "the mystery of erasure" ("le mystère de l'effacement"), sixième dérive au-delà (de) nulle part, suite magique de souvenirs sonores fondus dans une trame hypnotique, pure association libre surréaliste, qui fait penser fugitivement aux complexes compositions échevelées de Nurse With Wound. Un peu après le milieu de la composition, l'ensemble rentre en résonance, atteint une intensité hallucinatoire, vaste capharnaüm que balaye un vent puissant, si bien que ne subsiste presque qu'une voix égrenant des mots en anglais (origine non identifiée...) dans une gangue d'électronique et de piano lointain. Et l'effacement se produit, long halo d'une beauté diaphane, sublime douceur ponctuée d'un immatériel léger tintinnabulement de clochettes, que j'entends comme l'annonce du second volet de ce diptyque fabuleux.

   Le second disque nous annonce l'aventure du sommeil. Hanté par les horloges, il est comme suspendu entre le jour et la nuit, ou plutôt entre la nuit et la nuit. Le réel flotte, chaque bruit prend un relief inconnu, ouvre un monde. Aussi les extraits du film de Perec , Un Homme qui dort, s'y insèrent-ils tout naturellement. Les quatre titres sont la mise en musique extasiée du monde le plus prochain, qui s'harmonise avec le flux intérieur de la conscience : les espaces parallèles ne sont pas hétérogènes, ils sont du même tissu. Intérieur / Extérieur ou Rêve (Souvenir) / Réel ne se discernent plus, « tout est vague, bourdonnant / ta respiration est étonnamment régulière » dit la bande-son du film. Le vide est un océan vibrant de merveilles, écoutez cette troisième partie, "void", toile électronique irisée de tremblements, stupéfiant avènement de splendeurs, de déflagrations, fleurissant en scintillements, en pluie courbe, et une petite voix féminine chuchote « maintenant tu n'as plus de refuge / tu as peur / tu attends que tout s'arrête / la pluie / les heures  / le flot des voitures /  les vies / les hommes / le monde / que tout s'écroule / les murailles /  et tout /les planchers et les plafonds / les hommes et les femmes /  les vieillards et les enfants / les chiens / les chevaux / les oiseaux / voilà ils tombent à terre / paralysés / pestiférés » sur un fond doux et trouble de drones, de notes lointaines. Après l'apocalypse quotidienne de l'endormissement ou du réveil, « tu n'es pas mort, mais tu n'es pas plus sage », serais-tu tombé dans un pli (titre 4, "a fold") ? Enseveli dans un micro fourmillement, tu vis en présence de bêtes mystérieuses dont on n'entend que le ronflement énorme, ton terrier entouré de sourdes perforations, de couinements, de virgules vrillées, tout lève dirait-on, aspiré par une lumière qui finira par te mener au jour, peut-être...

  Deux disques précieux comme une collection sonore qui nous emporte tout près, si loin, et nous ramène dans le même temps au fond de nous, de notre histoire intime. Reinier van Houdt est le monteur et metteur en son de deux dérives prodigieuses, baignées d'une grâce onirique inoubliable. Un monument !

Paraît en avril 2022 chez elsewhere music / 2 cds / 6 et 4 plages / 74  et 36 minutes environ

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Publié le 20 Février 2022

Christopher Cerrone - The Arching Path

   Je ne perds pas d'oreille le compositeur américain Christopher Cerrone, dont j'ai célébré avec ferveur The Pieces That Fall to Earth paru en 2019. Il a sorti en mai 2021 un autre disque remarquable, The Arching Path. Sorte de carnet de route, l'album enregistre le choc en retour produit par certains lieux longtemps après être rentré chez soi. Comme le disque est accompagné d'un livret très éclairant, je laisserai de côté un certain nombre de renseignements.

Pont sur la rivière Basento (1967) à Potenza / Architecte : Sergio Musmeci

Pont sur la rivière Basento (1967) à Potenza / Architecte : Sergio Musmeci

  The Arching Path (2016), cycle de trois pièces pour piano solo, est lié au pont sur la rivière Basento, à Potenza en Basilicate (Italie). Un pont en béton armé d'une seule travée soutenu par quatre arches en forme de bois de cerf, ce dernier point étant le plus étonnant. C'est le pianiste Timo Andres qui interprète ce cycle magnifique. Le premier mouvement évoque par une note répétée à intensité crescendo la travée unique, soutenue par des éclaboussures harmoniques en strates de hauteur variable : pièce éblouissante par ses boucles dynamiques et sa mélodie courante, diffractée ! Le second plonge dans les eaux, songeur, parcouru de frémissements, d'alanguissements élégiaques. Quelle douceur souveraine, et quelle force lumineuse ! Le troisième, à nouveau s'appuyant sur le pointillisme du premier, semble poser une question insistante, se laisse aller à une contemplation extatique dans un semis d'aigus et d'éclats.

   Suit un deuxième cycle de cinq pièces baptisé Double Happiness (2012, arrangé en 2016), pour vibraphone, piano, électronique et enregistrements de terrain (de son séjour en Ombrie : orages, cloches d'église, gare et campagne italienne ). Pour commencer, un délicieux "Autoportrait" à partir de quatre notes mélancoliques au piano puis au vibraphone sur un fond cristallin de particules électroniques. Le cycle est presque buddien (Harold !), emprunt d'une ambiance délicatement orientale (clin d'œil au mariage du compositeur avec l'écrivain Carrie Sun, d'origine chinoise ?). La deuxième partie de l'Autoportrait est une splendeur de cloches sonnantes et de vibraphone, prolongé par le piano dans le dernier tiers, extraordinaire crescendo minimaliste. Un deuxième interlude ménage une phase de rêverie avant la "New Year's Song", mélodie diaphane agrémentée de bruissements de violon (joué par le compositeur en personne), retombant sur un fragment mélodique répété au piano. Un cycle miraculeux !

 

  I Will Learn to Love a Person (2013), cycle en cinq mouvements, notamment pour piano, percussion à archet, vibraphone et clarinette, est chanté par la soprano Lindsay Kesselman : il s'agit de la mise en musique de cinq poèmes de l'écrivain Tao Lin. Je retrouve le génie de Christopher Cerrone, dont The Pieces That Fall to Earth m'avait enthousiasmé. Quelle musique précise, exquisement expressive ! Je reste rivé au livret, suivant le texte mot à mot, ébloui, en dépit de textes bien inférieurs à mon sens à ceux du disque mentionné ci-dessus.

  Inspirée d'une station de métro dans laquelle le compositeur a passé bien des moments nocturnes, Hoyt-Schermerhorn, les presque huit minutes de cette pièce pour piano solo terminent cet album varié, généreux. C'est une lente dérive, une rêverie au piano d'un dépouillement émouvant, magnifiée par un cliquetis électronique miroitant en direct dans les dernières minutes.

   Le disque splendide d'un compositeur capital. Meilleur disque de 2021 ?

Paru en mai 2021 chez Outburst - Inburst Musics / In a Circle Records / 14 plages / 53 minutes environ

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Christopher Cerrone - The Arching Path

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