le piano sans peur

Publié le 8 Avril 2021

Alvin Lucier - Music for piano XL

   Ulysse chez les Sirènes

   J'ai retrouvé dans ma discothèque un disque d'Alvin Lucier acheté en décembre 2007 (pour être précis !). Disque consacré à deux compositions : Navigations for strings (1991) et Small Waves (1997), publié en 2003 par mode, une maison de disques américaine consacrée aux musiques contemporaines... souvent exigeantes, radicales, expérimentales comme on aime à dire. C'est une maison que je suis plus ou moins régulièrement. Le fait que le disque soit interprété par le Quatuor Arditti, auquel je dois bien des découvertes majeures, m'avait sans doute poussé vers ce disque, que j'ai peut-être écouté trop vite, ou plutôt qui n'était pas encore destiné à mes oreilles. C'est pourquoi il a dormi tranquillement en attendant son heure. Ce n'est pas un cas isolé ! Et son heure est venue avec la parution de cette Music for piano XL, interprétée par le pianiste Nicolas Horvath, dont je suis un fervent, un fidèle depuis déjà quelques années. Bien sûr, ce n'est pas du disque de 2007 dont il va être question. Mais de l'un à l'autre, c'est un même univers sonore, une même démarche qui se poursuit.

   Pour une biographie plus complète, je vous renvoie au livret bilingue (anglais / français : joie !) et me contenterai de quelques lignes directrices. Alvin Lucier, qui fêtera ses quatre-vingt-dix ans le 14 mai, est d'abord marqué par Igor Stravinski, puis dans les années soixante par John Cage et David Tudor. Sa rencontre avec Robert Ashley, Gordon Mumma et David Behrman est déterminante, puisqu'il va former avec eux un collectif dédié à l'exploration de la nature du son, la Sonic Arts Union. Il pose en fait deux questions liées : quel est la nature du son et comment le perçoit-on ? Ce qui l'amène à écouter des sources sonores inattendues, qui emmènent l'auditeur loin des musiques habituelles. Pour lui, l'impact de la résonance sur les sonorités est fondamental, d'où son utilisation d'objets très divers en tant que résonateurs : caisses claires, verres de vin, coquillages, pots en argile, tasses en bambou, théière amplifiée - qui soudain me fait songer à un album du groupe Gong, dont le titre m'a toujours amusé, Flying Teapot. Toute résonance bien entendue a vocation à devenir musique, même quand on s'écarte des sons acceptés par les conventions musicales. Le champ de la musique devient potentiellement infini, sans pour autant éliminer les instruments acoustiques connus. Dans le disque de 2003, c'est un quatuor à cordes qui est aux manœuvres, et l'on trouve déjà dans Small Waves, à côté des cordes et d'un trombone, le piano. Le piano, instrument d'expérimentations depuis sa naissance, nous rappelle le livret, ne cesse d'intéresser Alvin Lucier. Il aime confronter le piano à des ondes, amplifiées parfois, pour produire des interférences liées aux différences de hauteur, interférences nommées battements rythmiques par les acousticiens.

      Il est temps de donner le titre (presque) complet de l'œuvre donnée sur ce disque : Music for Piano with Slow Sweep Pure Wave Oscillators , au long de laquelle  « deux ondes pures balayant un registre de quatre octaves montent et descendent lentement tandis que le pianiste joue des notes isolées qui créent différents battements suivant leur proximité avec les ondes » Le livret précise que  « les notes du pianiste sont ici notées précisément et leur position dans le temps est suggérée par leur place sur la partition, même si l'interprète est libre d'anticiper ou de retarder une note et ainsi de modifier une suite de battements. » Mais si l'œuvre originale, de 1992, dure un peu plus de quinze minutes (version courte en écoute ci-dessus), un format relativement court choisi par Lucier pour ménager l'instrumentiste, il nous propose une nouvelle version de grande envergure, d'un peu plus de soixante-quatre minutes, bien des musiciens lui ayant demandé des compositions plus amples depuis quelques années. Le titre complet, cette fois, se termine donc par l'ajout de "XL", et cette nouvelle version est destinée à Nicolas Horvath, qui en a donné la création mondiale à Strasbourg le 1er octobre 2020. Pour respecter l'esthétique expérimentale d'Alvin Lucier, le pianiste a choisi une prise d'un seul jet parmi plusieurs essais. Le pianiste nous prévient aussi des sonorités bizarres qu'a parfois le piano. Ces bizarreries, cet effet de "désaccordé", est produit par les ondes sinusoïdales, par la proximité des fréquences. L'auteur du livret, Frank J. Oteri, termine en nous rappelant une des clés de la démarche du compositeur américain. Pour  ce dernier, il ne s'agit pas de composer, mais de "dé-composer", au sens où il faut oublier toutes les démarches compositionnelles pour être fidèle à son idée, pour la révéler sans la trahir, en lui permettant « de se manifester et d'exprimer son essence magique sans que viennent interférer d'autres idées inadaptées au contexte ». Il ne faut pas entendre "dé-composer" comme un travail de destruction, mais comme un processus de décantation, de recherche de la pureté sonore maximale. En ce sens, il s'agit d'un dépouillement radical, d'une ascèse, au service de cette essence magique poursuivie. Je connais suffisamment le pianiste pour savoir, et pour entendre la rigueur avec laquelle il cherche à en restituer au mieux la teneur. Reste à espérer que l'auditeur y sera sensible.

   Car soyons clair : ce n'est pas une musique de divertissement, pas une musique d'ambiance. Fioritures et ornements sont bannis, et la virtuosité ici ne se conçoit pas. On ne peut apprécier cette musique qu'en s'y plongeant tout entier, en se retranchant du monde, en se faisant pure oreille, en écoutant de toute l'intensité de son être. L'œuvre exige la même rigueur de l'auditeur que du compositeur et de son interprète. Elle ne nous touchera, ne nous révèlera son essence magique que si nous sommes à sa hauteur. C'est sans doute vrai de beaucoup de musiques, me direz-vous, je vous l'accorde, mais ici toute distraction risque de compromettre l'écoute, de vous faire perdre le fil des oscillations.

   S'immerger dans la durée pure, dans le chant des ondes, les résonances qui se croisent et interfèrent plus ou moins... Dans sa linéarité, son hiératisme austère, la composition déroule sa toile pour mieux vous envelopper dans ses rets, ses rayonnements intérieurs. D'extérieur, le piano devient peu à peu comme une manifestation épisodique du lent balayage des ondes oscillantes. Ses notes se fêlent, semblent se courber, se voiler, sous l'effet d'un étrange mimétisme. On croit les voir se propager dans l'espace en longs filaments fragmentés, entourées d'une aura résonante - je pense soudain à L'île ré-sonante d'Éliane Radigue... La musique est devenue le monde, il n'y a plus rien d'autre pour l'auditeur transporté dans une somptuosité sonore inattendue, paradoxale. Il suffit de notes isolées, de petites grappes, de frappes contrastées, pour que s'opère une alchimie fastueuse avec les ondes ensorcelantes, nues-résonantes, telles des sirènes qui vous auraient entraînés entre deux eaux, entre deux oscillations. Le piano, ce serait Ulysse ? Certes pas l'Ulysse qui reste attaché au mât du navire pour les écouter, mais un Ulysse qui donne la réplique, qui entre dans le chant charmeur. Non pas seulement un Ulysse jouisseur et intéressé, mais un Ulysse créateur, désireux de se mesurer à elles dans un combat d'amour. Le piano affirme son altérité, et dans le même mouvement, s'approche d'elles, résonne avec elles, tout contre elles. Le voici battant de cloche, et elles tournent autour de lui, ses notes en sont enivrées. Il essaye le verre tremblant, le marbre puissant et sombre, des pierres noires. Il tient au milieu d'elles, sévère et calme absolument malgré ses fêlures d'ivresse. C'est un corps à corps, résonance contre résonance, enlacements très lents. Aux ondes fines, subtiles, le piano-Ulysse répond par des suavités inattendues, des contrepoints d'une sobre élégance minimaliste. Jamais il ne manque de répartie, réapparaissant quand on le croit submergé, englouti, se faisant lui-même enveloppeur, comme s'il était plusieurs, pour mieux accompagner ensuite les ondes qui montent ou qui descendent, se fondre en elles encore pour un temps.

   Tout au long de ces soixante-quatre minutes, comment ne pas être captivé par cette non-danse envoûtante, d'une splendeur sonore en perpétuelle métamorphose ? Rarement on aura exploré le piano à une telle profondeur, révélant en lui des clones vibrants, vertigineux, émouvants, étranges, d'une beauté trouble.

   Un absolu de la musique contemporaine !

Paru en 2021 chez Grand Piano - Naxos / 1 plage / 64 minutes environ.

Avec une couverture d'une suprême élégance !

Version longue en écoute ci-dessous.

P.S. Les Small Waves de 1997, enregistrées en 2003 avec le Quatuor Arditti, valent aussi le détour. Le disque m'a atteint, enfin. Les Arditti ne me déçoivent jamais. Disons que du fait de la multiplicité des instruments (violons, alto et violoncelle / trombone et piano), l'œuvre est moins abrupte, plus séduisante...

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Publié le 10 Mars 2021

Elodie Lauten : "Piano Works Revisited", illuminations pour piano.

   

Elodie Lauten avec Alain Pacadis et Jacno

Née à Paris en 1950, Élodie Lauten étudie le piano et l'harmonie au Conservatoire dès l'âge de sept ans, compose à partir de douze. Admise à l'Institut d'Études politiques à 18 ans, elle en sort diplômée trois ans plus tard, s'intéresse à la vie musicale en ébullition, devient l'égérie des punks parisiens après un premier séjour à New York où elle a fondé un groupe, les "Flamin youth", qui s'est séparé. Elle forme un nouveau groupe éphémère avec Jacno (voir photo ci-contre), donne quelques concerts avant de repartir pour s'installer définitivement à New York. Là, elle rencontre le poète Allen Ginsberg, chantre de la "Beat generation", qui achète un orgue Farfisa : c'est un choc majeur pour elle, qui lui révèle les possibilités de la musique électronique. Ginsberg l'initie aussi aux religions orientales, notamment le bouddhisme. Les années 80 sont pour Élodie fondamentales : étude de la musique indienne avec La Monte Young, l'un des "papes" de la musique minimaliste, méditation et composition sous la direction de quelques grands maîtres, et pour couronner le tout, un Master d'Art en Composition électronique à l'Université de New York en 1986. Depuis, elle a poursuivi une carrière de compositrice électrique et prolifique, développant un style très personnel d'improvisation. qui passe avec aisance du modal au polytonal ou à l'atonal, intègre des influences rock et jazz. N'a-t-elle pas le métissage musical dans le sang ? Son père, Errol Parker (un pseudonyme pour ce musicien français né à Oran), est un pianiste, batteur et saxophoniste de jazz...  Généralement étiquetée "minimaliste", elle préfère se dire "microtonaliste". L'envisager comme "post-minimaliste" est assez juste.

   J'ai déjà chroniqué la réédition d'un de ses étonnants opéras, The Death of Don Juan, et évoqué ses Variations on the Orange Cycle, interprétées par la pianiste Lois Svard. Piano Works Revisited rassemble en deux Cds généreux l'œuvre pour piano d'Élodie composée entre 1983 et 1995. C'est d'une beauté, d'une fraîcheur et d'une inventivité inouïes. Le premier disque s'ouvre avec les "Piano Works", en cinq parties. Motifs répétitifs et improvisation flamboyante pour le piano, accompagné par des séquences de synthétiseur analogique en guise de basse étrange, par des boucles de différents sons ambiants (eau, voitures sous la pluie, flippers...). L'esprit du New York underground transcendé par une compositrice inspirée, en train de ré-enchanter le piano, d'en faire le vecteur des émotions d'aujourd'hui. Le "Concerto for Piano and Orchestral Memory", contemporain de son opéra The Death of Don Juan, occupe les huit plages suivantes. Aux matériaux précédemment évoqués, il faut rajouter un arrière-plan orchestral modifié électroniquement, ce qui donne une pâte sonore dense, en perpétuelle mutation. Des climats très différents se suivent : ambiance débridée, fantomale, un petit côté Nuit Transfigurée à la Schoenberg. C'est confondant de liberté, d'une somptuosité sauvage, ravagée, jubilatoire. Le premier disque se referme avec un très beau tango qu'Élodie chante en français de sa belle voix de mezzo.

  Le disque deux nous permet enfin d'entendre la compositrice interpréter les "Variations On The Orange Cycle" : trente six minutes de bonheur, à mon sens le sommet de la littérature pianistique de ces trente dernières années avec les Inner Cities d'Alvin Curran, les Études de Pascal Dusapin (liste non exhaustive...). Après la lumière viennent les brumes de la curieuse "Sonate modale", piano doublé de compositions électroniques fondues dans la pénombre des harmoniques, le tout enregistré en direct à la Music Gallery de Toronto en 1985 : beau comme un éclair dans une mine d'anthracite !

   On l'aura compris : un disque indispensable, essentiel, magnifique d'un bout à l'autre.

Paru en 2009 chez Unseen Worlds Records / 2 Cds, plus de deux heures de musique.

Pour aller plus loin

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(Republication / Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 mars 2021)

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Publié le 25 Janvier 2021

Mario Verandi - Remansum

Supin du verbe remaneo,  « s'arrêter, demeurer, séjourner » ou encore « rester, durer », remansum est le titre de l'album du compositeur et pianiste argentin Mario Verandi paru voici quelques mois. Celui-ci affirme qu'il a trouvé son inspiration dans l'écoute et l'improvisation au piano à partir de matériel sonore électroacoustique de sa période académique qu'il a longuement travaillé pour se constituer un univers sonore personnel. En espagnol, le mot "remanso" signifie l'action de s'arrêter et de rester sur place. Toutefois, les illustrations de la couverture et du digipack pour le Cd évoquent encore davantage l'idée de durée, de résistance au temps. Elles proviennent de négatifs tirés d'une collection muséale de vues de l'Antiquité. En voyant la couverture, j'ai tout de suite pensé aux travaux d'Anne et Patrick Poirier, ou encore au photographe espagnol Toni Catany pour son livre splendide, Obscura memoria. C'est d'ailleurs cette image qui m'a littéralement tiré vers le disque. Je ne le regrette pas. Mario Verandi y joue du piano, du piano numérique, de la guitare, des synthétiseurs et utilise des processus électroniques. Sur six titres, deux violoncellistes différents interviennent. Enfin on entend le bandonéon de Rafael  Velasco sur le titre six.
   Le premier titre, "Riven in Time" (Déchiré dans le Temps ?), nous propulse dans un hors temps suspendu. Un accord répété au piano, comme une interrogation, cymbales frémissantes à l'arrière-plan, prélude à l'entrée du violoncelle élégiaque. On se promène dans les ruines grandioses de la Beauté perdue. Un souffle vient, qui soulève, mais rien ne presse. C'est la poussière du Temps qui voltige et enrobe toute chose d'un drapé noble et fragile. Superbe ouverture ! Pas étonnant que le soleil y soit brumeux : "Hazy Time" est une délicate et envoûtante ritournelle minimaliste, dont les volutes nous tournent la tête Le violoncelle de Sebastiao Selke, particulièrement suave, ronronnant, contribue à l'irréalité de la pièce. La musique de Mario Verandi se coule dans l'harmonie, loin des théories et des écoles.

   Avec "Small Wings Behind", on est transporté doucement par un rythme irrépressible, profond comme celui de la mer. Le piano chante ingénument sa boucle obstinée. L'électronique chez lui n'est jamais agressive : elle revêt les instruments d'une lumière voilée, comme dans "With Eyes Hidden". Le piano numérique découpe finement l'étoffe du songe, les cascades ouatées des synthétiseurs. L'auditeur peut avancer les yeux bandés, comme à colin-maillard : il n'attrapera que les écharpes de brume du Temps posées sur le souvenir des Formes. Magique !
   La signification du titre cinq m'échappe : "Ayse" serait du turc ? Le piano développe un motif, rejoint par les chantonnements litaniques d'une voix un peu rocailleuse, celle d'une vieille femme d'un petit village au bord de la Mer Noire, que le compositeur a enregistré pendant qu'elle cuisinait. Morceau mystérieux, berceuse ou prière, qui s'élargit avec les textures électroniques, le diseur réduit à des murmures. "Bosque" (Forêt) nous introduit dans le monde des esprits peut-être suggérés par  la poussée initiale d'un son ténu dans les aigus : le piano interroge, amusé, variant le ton, oiseau têtu. La forêt s'agite, se met à bruisser, submergeant presque le piano. Le violoncelle et des drones accompagnent cette invasion sonore. Le bandonéon de Rafael Velasco se glisse dans la forêt instrumentale à laquelle il donne une couleur discrètement rutilante. Le piano réapparaît en même temps qu'une ou des voix à bouches quasi fermées. Tout avance et glisse vers sa disparition, et c'est le piano qui aura le dernier mot, reposant à nouveau sa petite phrase : il n'aura pas vu passer le Graal !

  Synthétiseurs en avant, sons électroniques, "Melted Horizon" est un mur de sons ondulés sur lequel se profile soudain une vague grandiose d'orgue, puis des sons flûtés. Aigus et graves se mêlent dans ce titre à l'allure d'hymne, saccadé par une pulsation puissante et sourde, qui se vaporise littéralement dans une coda archangélique.

   Le violoncelle de Dina Bolshakova ouvre suavement "A Tear in the Desert", lamento somptueux agité d'oripeaux électroniques. Les draperies claquent, sans cesse éclosent des splendeurs sonores : flamboyant morceau d'ambiante ponctué par un court duo violoncelle-piano, le violoncelle terminant par une volte caressante. Par une rêverie se conclut ce disque intemporel : "Now and Always", un peu trop doucereux, trop alangui à mon goût... Néanmoins...

    Un disque souvent de toute beauté pour les amateurs de suavité, d'harmonie, de quiétude. Ce qui n'exclut pas de beaux élans, des envolées exaltantes ! Nous en avons tant besoin dans ce monde anxyogène, qui ne cesse de courir après le néant, après une pseudo-modernité de pacotille !

Mes titres préférés : "Riven in Time" /  "Hazy Sun" / "Small Wings Behind"/ " With Eyes Hidden" / "Bosque" / "Melted Horizon" / "A Tear in the Desert"... 7 sur 9, déjà...

Paru en juin 2020 chez Time Released Sound / 9 plages / 42 minutes environ

Vidéo / photo : Corinna Rosteck pour "Small Wings Behind" / Carolina Boettner pour "Bosque"

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Toni Catany (1942 - 2013), "Le Temple de Zeus" à Euromos, in OBCURA MEMORIA (1994)

Toni Catany (1942 - 2013), "Le Temple de Zeus" à Euromos, in OBCURA MEMORIA (1994)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques, #Le piano sans peur

Publié le 24 Décembre 2020

Melaine Dalibert - Infinite Ascent

   Quand l'Inspiration transporte le minimalisme !

    Pianiste et compositeur, le rennais Melaine Dalibert (notice biographique ici) me confiait à propos de son cinquième disque solo :  « Mon dernier album emprunte une voie sans doute plus instinctive que les précédents. » Composées en 2019 et enregistrées en décembre de la même année sur un piano Steinway dans la chapelle du Conservatoire de Rennes où il enseigne, ces huit pièces sont en effet moins apparemment construites sur des procédures mathématiques comme les algorithmes. Il n'empêche que, en dépit de leur noyau mélodique et de leur expressivité, elles s'inscrivent dans une perspective minimaliste, ce qui n'exclut ni le lyrisme ni une forme de grâce harmonique.

"Introduction" combine la fluidité de notes répétées de manière serrée en strumming et le contrepoint dramatique de notes graves qui scandent puissamment cette entrée vigoureuse, dont les boucles allongées dessinent une courte mélodie lancinante.
 

   Comme l'indique son titre, "Flux / Reflux" va et vient comme une mer,  d'un mouvement gracieux et en même temps sérieux comme une quête. La mélodie d'une beauté fragile a des accents à la Philip Glass, incessamment répétée. Elle remonte toujours, têtue, jusqu'à fondre de douceur. "Grasses in Wind" est agitée d'un frémissement rapide, constant, au point d'en être comme ébouriffée. Étrange berceuse incantatoire, "Lullaby" semble prise au piège de ses arpèges immobiles et répétés, élargis en ellipses insidieuses.

  Et c'est "Litanie"... le retour magique et probable des algorithmes, le titre le plus rigoureux et le plus follement lyrique, frère d'anciens morceaux comme "En abyme" sur le premier album de Melaine, Quatre pièces pour piano. C'est un appel, un escalier en spirale dans un donjon sans fin, une montée infinie qui pourrait servir d'illustration sonore à certaines œuvres de Constantin Brancusi. Quand la mathématique pure se revêt de Lumière et d'Esprit, les cloches sonnent, carrousel et carillon, l'élévation lévitation, le corps qui flambe suspendu par-delà toutes les contingences. Un absolu envoûtant !

   L'apaisement revient avec "Horizon", à la mélancolie prenante. Ses pauvres accords se suivent sans hâte, ponctués de notes graves, avant une partie furieuse, un emballement sourd et martelé, puis un retour à un calme méditatif creusé d'une profondeur résonnante. Le contraste est on ne peut plus accentué avec "Piano Loop", houle agitée de boucles enchevêtrées dans la plus pure tradition minimaliste, et d'un effet magnifique, avec des irisations de texture, des bulles expressives presque langoureuses.

   "Song" répond à "Introduction" par son dynamisme puissant, sa mélodie expressive qui se déploie en larges cercles irrésistibles.

   Qui a dit que le minimalisme manquait d'âme, de lyrisme, de fougue ?

Mes titres préférés : 1) "Litanie" 2) "Flux / Reflux", "Lullaby" et "Piano Loop" 3) Tout le reste !

Paru en novembre 2020 chez Elsewhere Music / 8 plages / 34 minutes

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Publié le 7 Décembre 2020

Lustmord + Nicolas Horvath - The Fall

Une déconstruction du monument secret du Minimalisme

En 2013 sortait un coffret de quatre disques consacré à November de Dennis Johnson, monument secret du minimalisme qui aurait inspiré, d'après les dires de La Monte Young lui-même, son opus magnum, le fameux Well-tuned piano de 1964, d'une durée de six heures, les six heures qu'aurait dû durer November. Mais il n'en reste alors que 112 minutes sur une vieille cassette de 1959... Je ne vais pas refaire l'histoire de cette œuvre reconstruite, reconstituée par le compositeur Kyle Gann, auteur du magnifique livret accompagnant cette exhumation, sous les doigts du pianiste R. Andrew Lee : je vous renvoie à mon article d'avril 2014 (que je viens d'enrichir !). Ce nouveau disque consacré à cette œuvre fondatrice iconique réunit deux artistes hors-norme : Lustmord, compositeur de musique électronique gallois considéré comme l'un des fondateurs de la musique ambiante sombre (dark ambient), et Nicolas Horvath, pianiste classique, dont la palette va de Franz Liszt à Erik Satie, Philip Glass et bien d'autres compositeurs contemporains connus ou inconnus, lui-même compositeur de musique électroacoustique. La perspective adoptée par les deux hommes est symétrique de celle choisie par Kyle Gann pour faire renaître une pièce largement incomplète, ruinée et la remettre à la place qui lui revient : avec elle s'ouvre la période du minimalisme, courant majeur de la seconde moitié du vingtième siècle et du début du suivant, le nôtre. Quand la version de concert de R. Andrew Lee durait cinq heures, la nouvelle proposition ne dure plus que ... 66 minutes et quinze secondes ! C'est peut-être à partir de cette idée de ruine que s'est élaborée la musique des deux compères. Une ruine dans laquelle peuvent s'engouffrer tous les vents électroniques comme autant de traces sonores « d'esprits errants et sans patrie ». D'où l'image du cimetière sur la couverture. Hantés par le spleen baudelairien, serions-nous entrés dans un livre de Stephen King ? Lustmord prélude par des nappes mouvantes, inquiétantes, s'engouffre dans l'imaginaire ouvert par cette pièce d'allure hiératique, trouée de partout comme une abbaye gothique à demi-détruite. Une majesté dévastée, au-delà de toute déréliction, qui appelle à elle des lambeaux de toiles infernales, grosse d'enfantements monstrueux dans des coulisses blêmes. La musique du piano reste sur le seuil, glas sépulcral ou reste de lumière, enveloppée par ces draperies électroniques grondantes, menaçantes, comme si la terre allait s'ouvrir pour laisser les morts ressusciter. C'est novembre lugubre, crépusculaire, avec des oiseaux qui sonnent faux, leurres pitoyables par les champs de stèles mangées de brume. Novembre des orages inverses, de la lumière qui résiste malgré tout au déferlement informe des drones. En un sens, ce disque incarne le combat entre la forme, représentée par le piano, et l'informe, représenté par l'électronique. Chaque note de piano se dresse comme une stèle, frappe droite et dure prolongée d'harmoniques vers le ciel « bas et lourd qui pèse comme un couvercle », tantôt tiré vers le bas par des forces obscures, tantôt soulevé par des vagues éblouissantes, l'électronique étant ambivalente, imprévisible, retorse. La déconstruction opérée par cette collaboration se saisit des silences pour leur couper le cou, les transformer en aperçus d'outre-mondes. Le piano devient de plus en plus irréel lorsque l'on s'enfonce dans des textures oniriques saturées. Les harmoniques démultipliées s'y fondent comme si nous étions dans une gigantesque cathédrale, tracent un labyrinthe vertigineux, fuligineux. Je ne sais pourquoi me voici projeté dans ce roman extraordinaire qu'est L'Emploi du temps de Michel Butor. Immergé dans l'obscur de vitraux flamboyants. On ne pourra plus jamais en sortir. La lumière comme l'ombre deviennent liquide, on patauge dans des clapotis innommables, les égouts débordent, tout tremble. Mais le piano se dresse encore, lutte-t-il ou bien est-il l'instrument des Ténèbres ? C'est une atmosphère de fin des temps, une noire épiphanie annoncée par le balancement inexorable de cloche du piano. En anglais, 'The Fall", c'est l'automne, et c'est la chute, une chute interminable, qui nous entraîne si loin de tout. Le dépaysement radical, jusqu'à entendre aux limites de l'audible des battements d'ailes, le doux glissement dans la crypte d'après.

Une déconstruction fantastique, belle réponse à la fabuleuse version longue de Kyle Gann et R. Andrew Lee.

Paru le 4 décembre chez Sub Rosa / 4 plages / 66 minutes environ (les plages ont été ménagées pour le double disque vinyle, car il va de soi que l'ensemble s'écoute d'affilée si possible...)

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 © Photographie personnelle / Abbaye de San Galgano

© Photographie personnelle / Abbaye de San Galgano

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Publié le 25 Novembre 2020

Stuart Saunders Smith - Palm Sunday

Stuart Saunders Smith est un compositeur  et percussionniste américain né à Portland en 1948, à peu près inconnu en Europe. Je le découvre grâce au disque que lui consacre le pianiste Kyle Adam Blair, auteur également d'une longue présentation du compositeur que je vous condense. Ce qui caractérise Stuart Saunders Smith, c'est la grande diversité de ses influences, l'éclectisme de ses recherches. Jazz Dixieland, musique latine, musique polyphonique sacrée, musique folklorique américaine, contemporaine, électronique, microtonalité, intonation juste, il ouvre ses oreilles, infatigable auditeur, étudiant curieux, grand lecteur, il prend tout ce qui l'intéresse chez ses différents professeurs et maîtres pour se forger une vision personnelle, son univers. Une partie importante de son œuvre est pour les percussions, en particulier le vibraphone. Kyle Adam Blair propose un choix de ses compositions.

  Thicket (un peu plus de douze minutes, cycle de 2010) comprend cinq parties et peut être interprété aussi par un orchestre de cloches. Thicket : I (la plus longue, presque six minutes) est lumineuse, comme si le piano se tenait en équilibre sur un fil radieux : il avance avec précaution, les touches à peine enfoncées, léger, avec un beau contrepoint moiré. Une vraie splendeur ! Thicket : II se fait plus énergique, plus contrastée dans sa brièveté. La troisième pièce correspond à un mouvement lent, une rêverie trouée de silences, qui se laisse aller à de petites glissades arpégées. Thicket : IV reprend le fil de la II sur un mode plus inquiet, interrogatif, tandis que la cinquième partie revient à la première, nimbée d'une lumière voilée. J'aime bien le titre de ce cycle, "fourré" en français, comme s'il s'agissait de s'introduire au cœur d'une beauté un peu cachée. Il n'est pas impossible que la culture Quaker du compositeur transparaisse ici : ne s'agit-il pas de faire l'expérience de Dieu dans ce fourré où gît une lumière intérieure ?

   Pinetop (sept minutes, 1977) se rapproche de l'atonalité tout en se voulant une version personnelle du "boogie-woogie", succession rapide de motifs sautillants parfois interrompus de moments calmes ou dramatiques. Vers le milieu, la pièce prend des aspects introspectifs, avec des touches incisives, ironiques, avant une coda grave, énigmatique et folle pour en finir.

   Le cycle de quatorze miniatures (souvent inférieures à une minute) intitulé Family Portraits : Self (in 14 Stations) réfère sans aucun doute aux stations du Chemin de Croix. Ce sont aussi comme quatorze esquisses vives, quatorze humeurs, qui dessineraient de manière un peu ironique, en tout cas très pudique, ce moi-même insaisissable en voyage vers sa mort. On y entend la voix du pianiste en lamento, prononçant un nom propre dans la pièce IX. Brillant kaléidoscope émaillé de belles surprises, jamais ennuyeux.

   La pièce éponyme, en quatre parties, la plus longue étant la première (presque huit minutes sur un total de 22), a été commandée par le pianiste lui-même. Kyle Adam Blair note sa parenté avec la forme sonate. Le premier mouvement se déploie lentement, dans un clair-obscur chatoyant traversé d'ondulations, animé de petites cadences plutôt dans les aigus, tandis que les médiums se font très doux. On pourrait lui trouver des accents debussystes, surtout dans le dernier tiers. C'est une merveille délicate ! Le second mouvement, selon le compositeur, est inspiré du jeu du grand pianiste de jazz McCoy Tiner. Un ruissellement de la main droite, la main gauche soulignant avec force dans les graves mais nettement moins prolixe, d'où un écart en perpétuel mouvement, décalage. Puis le ton change, les deux mains se chevauchent, s'échangent, et l'on revient de manière quasi orchestrale au jeu du début, en plus virevoltant. La voix accompagne légèrement de sons fredonnés étirés le troisième mouvement, fluide et rêveur. Le quatrième mouvement condense l'ensemble, énigmatique dans ses écarts, son introspection méditative, le fredonnement sourd qui annonce le texte de l'entrée du Christ à Jérusalem, « Palm Sunday / The Beginning Week / The Beginning Week / Of the Ending Week ». Toute la fin du cycle est admirable dans son économie austère et lumineuse.

  Arrivé à ce stade, on comprend le caractère programmatique de ce choix, qui nous mène des fourrés au milieu desquels nous cherchons la lumière, au sommet du pin, annonce de Ta transfiguration, puis à la Passion, celle de Jésus, celle de Chacun. À la fin tout est accompli : il est parmi nous, Christ Emmanuel. Among us, presque douze minutes comme les douze apôtres ? Une longue méditation très douce, des éclats de lumière sur le chemin de sable et de menus cailloux, une certitude qui monte au milieu des brumes amoncelées, une sérénité spiritualisée. De toute beauté !

Le disque abouti d'un très grand compositeur, magnifiquement interprété par Kyle Adam Blair.

Paru en 2019 chez New World Records / 25 plages / 62 minutes environ

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Publié le 6 Octobre 2020

Timo Andres - I still play

   Timo Andres est le pianiste qui interprète sept des onze titres présents sur cet album d'hommage au fondateur du label Nonesuch Bob Hurwitz, lui-même pianiste, qui a passé trente-deux ans à sa direction et est devenu son président émérite depuis 2017. Les trois autres pianistes crédités sur la pochette se partagent les quatre autres titres. Timo Andres, qui est aussi par ailleurs compositeur (il signe le deuxième titre) précise le contenu particulier de l'album : « Chacun de ces onze hommages à Bob Hurwitz a été écrit pour un public unique, sur un Steinway particulier dans un salon spécifique de l'Upper West Side. Chacun distille un aspect de la voix de son auteur en une miniature concentrée. » John Adams, à l'initiative de cet enregistrement, souhaitait que chaque compositeur écrive quelque chose qui ne soit pas une pièce de concert, mais qu'un pianiste accompli comme Bob Hurwitz pourrait jouer.

   On trouve donc onze compositeurs, tous liés à ce grand label si important dans le domaine des musiques contemporaines, et donc présent dans les colonnes de ce blog depuis ses débuts. Les voici dans l'ordre : 1. Nico Muhly / 2. Timo Andres / 3. Louis Andriessen / 4. John Adams / 5. Philip Glass / 6. Laurie Anderson / 7. Brad Mehldau / 8. Steve Reich / 9. Pat Metheny / 10. Donnacha Dennehy (orthographié "Dennehey" sur la pochette) / 11. Randy Newman. Bref, autour des grands noms du minimalisme américain, on navigue plus largement jusque dans les eaux de la pop et du jazz, avec quelques incursions plus expérimentales.

   Nico Muhly ouvre la collection avec une pièce brillante, "Move", comme un début de bal. Des variations vives, qui étincellent  de leur minimalisme joyeux, avant une coda doucement mélancolique. La composition de Timo Andres, "Wise words", est dans son long phrasé en clair-obsur qui revient, émouvante par son éloquence tout en frémissements retenus. Je suis moins séduit par la contribution de Louis Andriessen, "Rimsky ou La Monte Young", peut-être en raison de son caractère d'exercice de style. Par contre, l'hommage de John Adams, "I still play", titre éponyme de l'album, est une magnifique fantaisie élégiaque, d'une élégance raffinée, frangée de rêverie. Philip Glass signe une mélodie du soir ("Evening Song N°2") d'une grande délicatesse, qui s'élance vers la lumière à plusieurs reprises avant de s'éteindre peu à peu dans le silence. Laurie Anderson donne une pièce subtilement facétieuse, comme une comptine mystérieuse dans ses hésitations, ses  légers déhanchements silhouettés par les silences. "L.A. Pastorale"  de Brad Mehldau est la deuxième pièce interprétée par son propre compositeur. Ballade lyrique pétrie de résonances romantiques, elle offre de belles couleurs entre joyeuse vigueur et moments plus rêveurs. J'attendais évidemment la contribution de Steve Reich qui, s'il a beaucoup écrit pour le(s) piano(s) et les claviers, a rarement composé pour piano seul, à mon grand regret. Sobrement titré "For Bob", le morceau est assez surprenant, à la fois très reichien dans ses cadences bousculées, sa coda crescendo, et d'une douceur presque émouvante, ce qui est rare chez lui. Brad interprète aussi "42 Years" de Pat Metheny, aux accents un rien jazzys et à la mélodie imparable, qu'il me semble connaître d'ailleurs, enchâssés entre quelques accords proches d'une discrète atonalité. Suit l'éblouissant "Her Wits (About him)" de Donnacha Dennehy : friselis dans les aigus sur la crête du silence, quelques à-plats ralentis, puis une frénésie caracolante bien dans la manière fougueuse de l'irlandais, qui termine cependant sur d'ultimes éclaboussements irréels. Restent les 59 secondes de "Recessional", composé et interprété par Randy Newman : petit hymne aux accents triomphants, ronflants, non sans humour.

   Un programme varié qui ne décevra pas les amateurs de piano !

Mes titres préférés (ordre décroissant approximatif et probablement un peu variable !) : le 1 (Muhly) et le 10 (Dennehy) // le 4 (Adams) et le 5 (Glass) // le 6 (Anderson) et le 2 (Andres)et le 8 (Reich). // le 7 (Mehldau)

Paru en mai 2020 chez Nonesuch / 11 plages / 40 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 19 Juin 2020

Michael Vincent Waller- A song

   Depuis ses débuts en 2014 avec Five Easy Pieces puis Seven Easy Pieces  pour piano solo, je défends l'œuvre de Michael Vincent Waller, jeune compositeur new-yorkais qui a étudié avec La Monte Young et Bunita Marcus. Ont suivi trois albums : The South Shore en 2015, un ensemble de petites pièces pour piano ou musique de chambre ; Trajectories en 2017 pour piano, avec deux pièces pour piano et violoncelle ; puis Moments en 2019 pour piano solo (surtout) et vibraphone solo.

Michael Vincent Waller photographié par Tim Saccenti

Michael Vincent Waller photographié par Tim Saccenti

   L'improvisation est pour Michael Vincent Waller avant tout une pratique privée, quotidienne, qui a son existence propre à côté de la composition elle-même. Disons qu'elle est une porte d'entrée plus intime, plus libre, à son monde intérieur, sans qu'il y ait un quelconque hiatus avec l'écriture. C'est une écriture qui prend son temps, cherche, et nous cherchons avec l'improvisateur. Voilà ce qui est fascinant avec A Song, improvisation pour piano solo d'environ vingt-et-une minutes, enregistrée en une seule prise. Une note répétée trois fois, lentement, avec un rebond de deux autres, puis une et deux encore, et une quasi reprise du motif, déjà légèrement varié, A Song avance comme à tâtons, mais avec détermination, doux carillon sur le fil des résonances. C'est une avancée modeste, obstinée, qui revient au motif, qui creuse, qui s'intensifie brièvement, puis le fil se distend, la mélodie se trouve, quelque chose emporte, quelque chose chante, un oiseau dans la pureté de l'aube sur l'arbre qu'on ne voit pas. Un léger balancement, puis autour de six minutes, une cadence monte de très loin. Les arpèges s'enroulent dans un climat de grande douceur, de joie aussi qui suscite des boucles vibrantes. L'émotion gagne en même temps que la ferveur, ponctuée de belles accalmies. Le chant s'est frayé un chemin, le piano joue dans tous les registres, se fait orchestral, buissonne au cœur du chant dans un réseau d'entrelacs introspectifs, tout en cherchant encore au fond des taillis du silence. La musique semble écouter des frémissements inaudibles, auxquels elle répond dans une lente extase, elle emprunte un chemin bordé d'herbes sauvages, est gagnée par une fougue folle éclaboussée d'aigus. Elle s'abandonne au chant, à l'égrènement mystique des notes, à la beauté rayonnante qui l'emplit soudain de frémissements. Elle n'en finit pas d'explorer son thème comme une abeille butineuse avant une coda énergique se résorbant en un ralenti pensif. Cette musique coule de source parce qu'elle se laisse gagner par l'intérieur, sans a prioris dogmatiques, sans volonté d'en mettre plein les oreilles. Bien sûr, des oreilles techniciennes y trouveront tel ou tel schéma, procédé. Ma lecture improvisée a tenté de suivre le chemin pris par Michael dans sa quête inlassable d'une pureté essentielle. Chez lui, le post-minimalisme, est, si j'ose dire, décanté par l'âme, rafraîchi par une naïveté lumineuse, pour le plus grand bonheur de l'auditeur.

Paru en juin 2020 chez Longform Edition / 1 plage / 21 minutes environ

Pour aller plus loin :

- piste numérique en écoute et en vente sur bandcamp :

Une des illustrations du livret numérique

Une des illustrations du livret numérique

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