musiques contemporaines - experimentales

Publié le 17 Février 2019

Adrian Knight - Obsessions

   Né en 1987 à Uppsala en Suède, Adrian Knight est un compositeur et multi-instrumentistes, membre du groupe pop Blue Jazz TV, du duo ambiant Private Elevators et d'un collectif de jazz expérimental, Synthetic Love Dream Ensemble. Après des études musicales à Stockholm, il vient à la Yale School of Music où il suit l'enseignement... de David Lang (et de quelques autres) ! Pas étonnant, en somme, de le retrouver dans ces colonnes : il devait finir par arriver jusqu'à mes oreilles, quitte à modifier mon assez récent classement des disques de 2016, comme quoi se presser ne mène à rien, sinon à manquer l'essentiel ! Je ne connais pour l'instant rien d'autre dans son assez abondante production.

   Obsessions est une œuvre d'un peu plus de quarante sept minutes pour piano solo. Adrian Knight en dit ceci : « Toute ma vie je me suis battu contre de mauvaises habitudes, des routines, des motifs (modèles), des obsessions. (...) Que ce soit une forme de douce auto-flagellation ou un désir idiot de normalité ou de structure, ils règnent sur ma vie...Si la pièce est sur quoi que ce soit, c'est sur moi, et c'est sur elle-même, elle colle à sa propre stupide routine. Le fait qu'elle se termine est sa seule victoire. » Ailleurs il ajoute : « Je laisse les choses être où elles se sentent à l'aise. » Pour lui, la pièce est « presque comme un journal intime de routines. »

   Pour l'auditeur, la musique est tranquille, introspective, d'une sérénité un peu sombre. Elle se développe volontiers à partir de brefs accords plaqués, se répondant à un octave d'intervalle, se perdant en méandres répétitifs troués de silences tapissés d'harmoniques. Deux accords, entendus la première fois à 2'19, constitueront le motif obsessionnel autour duquel s'enroule toute cette longue promenade intérieure. Thème et variation, en un sens, mais non pour construire des développements complets, plutôt pour ouvrir des chemins, des parallèles, des clairières dans le labyrinthe qui s'agrandit peu à peu, dont on pressent qu'il serait possible de ne plus jamais en sortir, tant les sortilèges se multiplient, tant l'appel de l'obsession nous charme et nous retient, nous captive. Nous ne cessons plus de l'attendre, de l'entendre déguisé dans des accords qui sont comme ses frères ou ses sœurs dans le jardin harmonique. Aussi oublions-nous les propos du compositeur, l'espèce de compulsion un peu désabusée qui serait à la base de la composition. Nous errons dans le jardin, nous jouons à cache-cache avec les obsessions, et nous sommes ravis. Ce jardin est magique, enchanté par le retour du même qui n'est plus tout à fait le même, un peu comme si nous étions dans un film d'Alain Resnais, L'Année dernière à Marienbad, ou Je t'aime Je t'aime. Les deux amants se cherchent dans le dédale du temps, se retrouvent et se perdent. N'entend-on pas à un moment les battements réguliers d'une grave horloge ? Il est urgent de ne pas en sortir, de replonger encore dans les allées bordées de miroirs. Le temps ne passe plus, il se ramifie, se densifie, débouche soudain sur des failles sombres, bifurque. Comment ne pas penser fugitivement à la nouvelle Le Jardin aux sentiers qui bifurquent (in Fictions) de Jorge Luis Borges ? Par moments, on heurte des bosquets de notes raides, des grappes semblent se moquer avant de disparaître, on s'était égaré, mais voici que les accords obsédants reviennent déguisés, se pressent autour de nous en boucles brillantes, tout se suspend, des arpèges espiègles se fondent dans le silence. Le jardin nous semble soudain inconnu, autre. Ce n'était qu'un leurre amené par une succession de métamorphoses. Nous sentons qu'Elle est là, quelque part derrière ces remparts. Elle ? La grâce ancienne et éternelle, la Nostalgie au cœur profond des apparences, celle qui donne sens et forme à l'informe, vers qui la composition semble se diriger dans les neuf dernières minutes, si poignantes, pour une fois une ligne tenue, qui avance, pas à pas, avec retenue, une certaine solennité, le terrain monte-t-il ou descend-il, on ne sait plus. Plus de feintes, de détours, une vraie humilité, un dépouillement dans la marée d'harmoniques qui monte dirait-on, avant de s'arrêter au seuil du Silence.

Sublime ! Je refais mon classement de 2016 pour placer ce disque à la place qu'il mérite, la première !!!

Comme d'habitude, magistrale interprétation de R. Andrew Lee.

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Paru en 2016 chez Irritable Hedgehog / 1 plage / 47 minutes 41 secondes.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 1er octobre 2021)

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Publié le 19 Janvier 2019

David Lang - mystery sonatas

   2018 aura été une grande année pour David Lang, l'un des trois fondateurs de l'ensemble Bang-On-A-Can et du label Cantaloupe Music. Après the day avec la violoncelliste Maya Beiser, et writing on water, sont sorties en octobre ses mystery sonatas. Des sonates du mystère pour violon solo inspirées des fameuses Sonates du Rosaire, dites encore Sonates du Mystère, du compositeur austro-tchèque Heinrich Ignaz Franz von Biber (1644 -1704). David Lang présente ainsi son projet : « J'ai décidé d'écrire mes propres pièces virtuoses à partir de mes pensées les plus intimes, les plus spirituelles, sacrées. Mais les miennes ne sont pas en rapport avec Jésus, et le violon n'est pas réaccordé entre les mouvements. J'ai gardé une des distinctions de Biber. Il divise la vie de Jésus en trois phases : la joyeuse, la souffrante et la glorieuse. Les pièces centrales de mes sonates du mystère sont intitulées "Joy" (Joie), "Sorrow" (Chagrin, peine) et "Glory" (Gloire), mais les trois sont des états réflexifs de l'être, calmes, intérieurs. »

   Je vous livre quelques notes d'écoute :

Sonate n°1 "Joy" : une joie calme, dépouillée, dans des aigus qui finissent en frottements sur les cordes. Petits motifs variés, suite de brèves montées. Comme une salutation dans l'aube indécise. Comment ne pas penser à la belle couverture, à cette silhouette de garçon ou d'adolescent nu dans ce paysage rocheux aux formes irréelles, nimbées d'un bleu tendre, doux, amorti...

Sonate n°2 "After joy" : sonneries claironnantes, un peu folles, précipitées, se développant en trilles exubérantes. Le violon descend un peu dans les médiums, mais joue encore aussi dans les aigus, comme s'il se dédoublait. Virtuosité jusqu'à l'éclat.

Sonate n°3 "Before sorrow" : cadence plus longue, langoureuse, avec des boucles obsédantes, le calme qui revient, l'apaisement relatif avant l'assaut des aigus étirés, superposés, le creusement de la peine qui va venir, incantatoire comme le chant des Sirènes...

Sonate n°4 "Sorrow" : le chagrin qui affleure, tenu, apprivoisé, comme s'il essayait de rester dans l'instrument, dans le souffle du violoniste maniant son archet en apesanteur sur les cordes. Avec de brèves échappées, une manière de ciseler le silence, de glisser sur lui, parce que le chagrin a besoin de beauté pour rester digne, pour s'approfondir.

Sonate n°5 "After sorrow" : la vie s'élève à nouveau. Médiums et aigus dialoguent, cherchent à étinceler dans une forme d'ivresse tournoyante, d'étourdissement volontaire.

Sonate n°6 "Before Glory" : Exultation, démultiplication des niveaux sonores, virtuosité extrême, accélérations. Pépiements, esquisses de danses rapides. Puis comme une avancée plus lente, presque hoquetante avant un ultime chant d'oiseau.

Sonate n°7 "Glory": rien de démonstratif, une gloire intériorisée qui se contente modestement d'essayer de chanter. Travail de broderie tenace, d'exploration d'un domaine restreint. Le chant, à nu, se découpe sur le silence, le vide.

   Un cycle austère, intense, magnifique, authentiquement spirituel. Le violoniste Augustin Hadelich joue sur un Stradivarius daté d'environ 1723, ayant appartenu au compositeur et violoniste Christophe Gofttfried Kiesewetter (1777-1827). Ce violon prestigieux lui est prêté depuis 2010 (voir l'article consacré à ce prêt).

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Paru en 2018 chez Cantaloupe Music / 7 plages / 44 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 30 septembre 2021)

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Publié le 29 Octobre 2018

Couverture de l'album

Couverture de l'album

   1:01:33 : c'est la durée de la dernière composition du pianiste et compositeur Melaine Dalibert. Après Quatre pièces pour piano (2015) et Ressac (2017), il poursuit son exploration des formes liées à une écriture algorithmique, cette fois une forme un peu plus longue encore que les presque cinquante minutes de la pièce éponyme du second enregistrement. La composition est constituée de motifs de deux à neuf notes, entrecoupés de silences relatifs, dans la mesure où la pédale enveloppe l'ensemble d'un halo spectral d'harmoniques. Le tempo semble stable, les motifs reviennent, s'entrelacent, à tel point qu'on n'est jamais certain d'entendre les mêmes séquences, ce qui crée une impression de flottement, d'irréalité. Chaque motif devient alors comme l'équivalent de l'une de ces images du monde flottant chères à la tradition japonaise du mono no aware, « l'empathie envers les choses ». C'est ainsi peut-être que se comprend le titre, Musique pour le lever du jour : musique pour que le jour se lève, il incomberait à la musique cette tâche primordiale de nous délivrer de la nuit. Ce serait l'aube indécise, cette zone frontière entre la nuit et le jour, avant que le soleil ne sorte ses rayons. La musique est une incantation, elle appelle le soleil, elle le précède. Elle est hiératique, elle se tient sur le seuil ; en même temps elle est nimbée du monde des rêves auxquels elle adhère encore, prisonnière de l'ancestrale fascination de la nuit. Elle est désir d'éveil, et nostalgie de l'ombre engourdissante, dissolvante. Aussi ne cesse-t-elle de se lancer, essaie-t-elle de prendre des aspects claironnants, mais une timidité la retient, une pudeur, si bien qu'elle se tait. Elle se sent bien, là, tranquille. Elle se voit bien se substituant et à la nuit et au jour, pour toujours, dans l'abolition de la course du temps qu'elle suspend indéfiniment. Sur le seuil, dans la semi-obscurité ou le demi-jour, elle vit son heure de gloire, inaugurale et souveraine de l'éphémère. Le piano est devenu portique de cloches ivres de sonner encore et encore et de s'écouter ré-sonner. Plus rien n'a d'importance, que le son produit par la frappe, sa propagation qui instaure le temps véritable, le temps pur d'avant les horloges, non froidement mesuré mais sensible. Un temps humble, succession d'attaques/frappes et de lents déclins, chargé déjà des souvenirs proches des notes précédentes, un temps qui baigne comme un peu au-dessus de sa naissance et de sa mort renaissante, un temps qui lévite dans l'abolition de toute presse. Le pianiste est ce nouveau Narcisse se mirant dans les rides du bassin limpide qu'il frappe et refrappe, fasciné, amoureux de l'image sonore annonciatrice de la pleine lumière à venir, trop heureux de s'en tenir là cependant dans l'enfantin plaisir des recommencements délicieux, de la réitération jamais tout à fait la même, toujours quelque peu imprévisible, chargée parfois de bruits à la limite du perceptible venus de très loin ou de tout près (eaux lointaines, frottements sur les touches, etc. liés à l'enregistrement ?) qui lui confèrent une épaisseur émouvante justement parce qu'elle approfondit encore l'à peine dansante apparition/disparition du son instrumental et de sa traîne d'harmoniques enchevêtrées, feutrées par la tonalité mate du piano. En somme, cette heure nous conduit à savourer l'évanescente beauté multiple de l'éphémère, à nous perdre en elle pour nous ressourcer. Paradoxe pour une musique "savante"... ce qui précède rendant compte comme d'habitude du point de vue de l'auditeur. Pour en savoir plus sur les intentions du concepteur, vous trouverez la référence d'un entretien en anglais avec Melaine Dalibert plus loin.

   Le soleil acceptera-t-il enfin de se lever ? Serons-vous vraiment prêts ? Et si nous restions là, dans l’écoute perpétuelle de l’aube indécise ?

 

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Paru en juillet 2018 chez Elsewhere Music / 1 plage / 61 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute (très partielle) et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Publié le 29 Août 2018

David Lang - writing on water

   DAVID LANG : quand ce nom sera-t-il enfin aussi connu que ceux de Steve Reich ou Philip Glass ? J'adore Steve depuis longtemps, tandis que Philip Glass tantôt m'envoûte, tantôt m'agace. Je crois que la célébrité, actuellement, pour ce qui concerne les compositeurs vivants, est proportionnelle à la dose de facilité de la musique, je dis cela sans mépris aucun notez-le bien. Quelques notes suffisent à faire reconnaître du Glass ; une certaine pulsation renvoie irrésistiblement à Steve. Il n'en est peut-être pas de même avec la musique de David Lang, pour laquelle il faut être un bon grimpeur. Oui, chaque composition se présente comme une falaise à pic, qu'il convient d'escalader avant d'atteindre le plateau austère, traversé de courants intenses. La musique de David ne fait pas dans l'arrondi, ne cherche pas à séduire par des procédés reconnaissables. Elle est sculpturale, abrupte, elle avance sous les vents violents, elle griffe jusqu'à arracher de la beauté, vous propulse vers des acmés sublimes et totalement inattendus.

   Les quatre compositions de l'album en sont la parfaite illustration, en même temps qu'elles témoignent de la diversité de l'univers musical de David Lang, dont le magnifique disque avec Maya Beiser, the day, est également un exemple. Le titre éponyme est une commande à l'occasion du deux centième anniversaire de la mort de l'amiral Lord Nelson à la bataille de Trafalgar (1805). Le livret de Peter Greenaway (qui en a fait aussi un film) s'inspire de textes de Shakespeare, Coleridge et Melville, est interprété par l'ensemble Synergy Vocals (interprète régulier de l'œuvre de Steve Reich) et le London Sinfonietta. Forced march (2008) a été commandé par le Crash Ensemble dirigé par Alan Pierson - faut-il rappeler que l'ensemble a été créé en 2007 par le compositeur Donnacha Dennehy, qui produit, édite et prépare cette composition ? Increase (2002) est joué par Alarm Will Sound, autre ensemnle réputé de la musique d'aujourd'hui, tandis que pierced  (2007) réunit le trio violoncelle-piano-percussion  real quiet et le Flux Quartet. Autrement dit, David Lang mobilise sur sa musique quelques-uns des meilleurs ensembles de musique contemporaine, ce qui devrait nous (vous) mettre la puce à l'oreille !

     writing on water, au si beau titre, est une œuvre immersive de presque trente minutes. La falaise est là, d'emblée, bloc de chanteurs à l'unisson dans une une intensité maximale, texte porté haut, soutenu par la musique martelante. On est à la limite du soutenable, puis la guitare électrique décroche du mur sonore dans un solo très rock : cors, trompettes et trombones enrobent le tout d'une épaisse gaine cuivrée, on remonte vers les hauteurs dans une atmosphère de transe lourde zébrée de trajectoires instrumentales, et soudain c'est la grâce, un chanteur au timbre chaud s'envole, rejoint par les deux autres dans un dialogue extatique. Admirable contrepoint, on est en apesanteur, suspendus à la musique extraordinaire de David, d'une sérénité sublime au-dessus de l'abîme. Les instruments répondent par une pulsation un rien reichienne, qui se met à exploser très lentement. La basse chante le naufrage, juste soulignée par une ligne de violoncelle et des notes répétées de piano. Mine de rien, writing on water est un oratorio, dramatique à souhait, avec des passages lyriques qui ne dépareraient pas dans une composition religieuse. Ici enchâssés dans les masses orchestrales tumultueuses, ces passages prennent un relief stupéfiant par leur hauteur poétique, la beauté de l'articulation, des inflexions. Et lorsque les voix replongent dans le flot instrumental, elles se lancent vers le ciel si vibrantes, fortes, que l'auditeur est galvanisé. Vers vingt-trois minutes, la musique de Lang prend les allures de celle d'Arvo Pärt, d'une indicible douceur, les voix sur un tapis de clochettes, sur un tintinnabulement d'une infinie suavité. Prodigieuse et bouleversante évocation de la noyade :

My body lay afloat.
Upon the whirl, where sank the ship,
The boat spun round and round.
The sledge-hammering seas
bale out the pouring water as mountain torrents

down a flue.
The approaching tide will shortly fill the reasonable

shore
that now lies foul and muddy.
This soul hath been alone on a wide wide sea,
and the great shroud of the sea rolled on as it rolled

five thousand years ago.
And I only am escaped to tell thee, A sadder and a wiser man.

   Forced march annonce l'allure, martiale, de ces presque quinze minutes instrumentales. Rien à voir cependant avec une éventuelle musique militaire ! C'est une force qui va, dirait le père Hugo. Concentrée, grondante, toujours au bord de l'explosion, elles nous mène vers une clairière mystérieuse, un moment magique dans la forêt épaisse, effrayante si bien rendue par le Crash Ensemble. Avec une coda tendue, ralentie, qui se décante vers le silence...

    Increase est comme son titre l'indique en augmentation perpétuelle, iceberg colossal, paroi vertigineuse à escalader. Un grondement périodique rythme cette montée vers le haut Thibet musical. L'ivresse instrumentale est constante, folle et puissamment scandée par les percussions. Quelles textures, quels timbres ! Un hymne aux forces vitales, une polyphonie absolument ahurissante !

   pierced avait été enregistré en 2008 chez Naxos, interprété par une formation plus importante, celle du Boston Modern Orchestra Project avec déjà le trio Real quiet. Ici, la formation de chambre est remplacée par le Flux Quartet. C'est donc une version resserrée, mais tout aussi magistrale. Je renvoie à mon article enthousiaste d'alors. C'est un bloc de quartzite sous l'orage noir, de lave vitrifiée zébrée de morsures électriques, une cathédrale fulgurante...

   Évidemment un chef d'œuvre, un sommet, un absolu. « Une musique à trembler, qui soulève et qui fend...». David Lang est le plus grand compositeur vivant, comment en démordre après un tel disque ?

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Paru en avril 2018 chez Cantaloupe Music / 4 plages / 65 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- chez la maison de disque de David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe, Cantaloupe Music.

- le disque est en écoute et en vente sur bandcamp :

 

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Publié le 12 Juillet 2018

Éliane Radigue (2) - Occam Océan 1

Les profondeurs de l'émotion sonore

   À l'occasion de la reparution d'Adnos en 2013, j'avais enfin osé publier un article, en 2016, concernant cette grande dame de la musique contemporaine. La parution d'Occam Ocean 1 à la fin de 2017 m'impose de revenir vers elle. J'ai employé successivement le verbe "oser", puis "imposer". Au fil des années, bien évidemment à con corps défendant, cette expérimentatrice est devenue comme la prêtresse d'une autre musique, éloignée de toutes les scènes, de toutes les expositions, d'une musique qui plonge dans l'impalpable du son. Longtemps ce fut à l'aide d'un synthétiseur ARP 2500, de filtres et d'une table de mixage qu'elle traqua dans son laboratoire musical ses « phantasmes sonores » comme elle les appelle. Elle considère qu'elle les a enfin entendus grâce aux musiciens qui interprètent maintenant ses occam. Le mot vient du philosophe Guillaume d'Ockham ou Occam (vers 1285 - 1347), auteur d'un principe fameux, dit du rasoir d'Occam, que l'on peut considérer comme l'un des postulats du minimalisme : principe de parcimonie, de simplicité de la pensée ou de la conception, et de l'élégance des solutions, selon lequel « il ne faut pas multiplier les entités sans nécessité », reprise d'ailleurs d'un adage aristotélicien. La musique d'Éliane vise au dépouillement, ce qui lui confère un caractère sacré, austère au premier abord. D'où le respect de l'auditeur qui s'approche progressivement d'une révélation : pas de hâte ; pas de virtuosité de la rapidité non plus chez l'interprète, mais chez lui un « contrôle infime et absolu de l'instrument », en somme un respect immense du son, dont il faut rester à bonne distance pour qu'il produise les vibrations, les harmoniques et subharmoniques liées à sa nature ondulatoire. La parution de ses premiers occam, composés en 2011 et 2012, est donc un événement musical capital qui s'impose à mon attention parce qu'il me ramène à la fonction de ce blog, contribuer à la diffusion des musiques singulières de notre temps. Il en est peu qui soient aussi essentiellement singulières que celles d'Éliane Radigue.

   Dans "Occam river 1" (2012), la compositrice allie le birbyné, sorte de clarinette lituanienne, et l'alto. Confluences du souffle et du frottement sur les cordes : toutes les nuances du velouté de cette clarinette qui évoque le doudouk arménien et le frottis d'harmoniques qui s'enroulent sur elles-mêmes de l'archet manié très lentement. On est surpris par l'intensité de la musique qui va crescendo. On se trouve cerné dans des entrelacs, des ogives tapissées d'harmoniques aux accents presque humains, d'outre-mélancolie.

   "Occam I" pour harpe (2011) est joué avec deux archets. Éliane connaît bien l'instrument puisque harpiste elle-même et d'une famille qui le chérissait. L'un des archets frôle à peine les cordes, donnant comme un souffle en arrière-plan, tandis que le second pèse sur elles, produisant des sons graves enrichis de drones. Les sons s'enroulent, ronflent, s'enflent, se mêlent, comme si nous étions au milieu de multiples spirales tournoyantes, quelque part au cœur d'une matière diffusée, rayonnante. Il faut considérer chaque écoute comme une immersion, est-il besoin de le préciser. Cette musique appelle l'écoute, meurt de ne pas nous atteindre si nous sommes dans la distraction, l'occupation. Elle ne donne qu'à ceux qui se donnent totalement à elle, dans une fusion avec elle. Le continuum sonore doit passer en nous, devenir nous le temps de l'écoute. Si elle est le contraire de l'écoute facile (easy listening, musique d'ameublement, de grande surface...), cela ne signifie pourtant pas qu'elle soit difficile ou complexe. C'est une musique organique, vivante, fragile, qui vous ramène sur la grève à la fin du morceau lorsque vous retrouvez la harpe familière à cordes pincées.

Le birbyné est roi pour "Occam III" (2012) : du plus petit des sons à une série lancinante d'appels, comme une progression, un « mouvement vers la mer » selon l'instrumentiste Carol Robinson. Chaque appel est différent, l'instrument étant instable par nature, si bien qu'il produit des pulsations simultanées, des modulations presque imprévisibles, des distorsions qui tordent le cours du temps, et soudain il se fait trompe grave, mourante, s'écrasant sur les rivages du silence.

   C'était le premier disque ! Il y en a un deuxième, consacré à "Occam IV" pour alto (2012) et "Occam delta II" pour clarinette basse, alto et harpe (2012). Je renvoie le lecteur au livret passionnant qui accompagne le disque, livret dû à la fois à Éliane, mais aussi à ses trois interprètes, qui s'expriment chacun leur tour. L'altiste Julia Eckhart rapporte comment s'est déroulée la conception du morceau avec la compositrice. Elle donne aussi un éclairage technique que, pour une fois, je vous livre :

« L'œuvre se joue en grande partie sur les trois cordes graves qui sont accordées dans la gamme relativement neutre de sol (sol-sol-ré). La corde la plus aigüe (la) sert principalement à produire du bruit à la toute fin de l'œuvre. Le son est continu, il émerge du silence et puis retourne à travers le bruit vers le silence.

    Le frottement de l'archet sur les nœuds d'harmonique amplifie leur présence dans le son sans faire disparaître la note fondamentale. Cela modifie délicatement le son, le rendant irisé, comme s'il était perçu sous différentes perspectives. C'est la manière la plus appropriée que j'ai pu trouver pour interpréter l'image d'un cours d'eau constant, tout en n'étant jamais le même. Les harmoniques de l'archet sont délicats et difficiles à maîtriser : dévier d'un nœud d'une fraction de millimètre a un résultat très différent et peut même provoquer une rupture lorsque l'on « touche au loup ». »

   À la lecture de ce fragment, on se rend compte de de la difficulté à rendre compte de la musique produite. Comme l'écrivain ou le chroniqueur, elle recourt à des images, à des à-peu-près rendus par la formule "comme si". Incidemment, elle me conforte dans ma volonté d'être le moins possible technique, la technique décrivant l'exécution, mais étant impuissante à dire l'effet, le rendu. Pour suggérer ce que provoque la musique d'Éliane Radigue, il faudrait parler d'absorption lente, d'inclusion, le chemin parcouru par l'archet le long des cordes devenant peu à peu pour l'auditeur concentré une image des ondes, des fluides, des courants circulant dans le corps comme dans l'univers. C'est en cela qu'on peut parler de musique holistique : il n'y a plus de dedans et de dehors, la musique est l'énergie intarissable, infinie, continue qui abolit séparations et frontières. L'altiste est comme un funambule sur le fil du son, on l'entend qui dérape parfois, se reprend pour tenir. Julia Eckhart dit qu'elle est « proche de cet état presque impossible à atteindre qui consiste à avoir l'esprit vide », pour que le son, lui, soit plénitude vibrante.

   Le trio d'instrumentiste de ce double album est réuni pour le dernier titre, "Occam Delta II" : Carol Robinson à la clarinette basse (elle jouait du birbyné en solo et en duo), Julia Eckhart à l'alto et Rhodri Davies à la harpe. La pièce explore d'abord les aigus à la limite du perceptible pour les trois instruments, puis des notes tenues jusqu'à devenir des lignes lumineuses, des pulsations vectorielles, des astronefs miraculeux traversant l'espace. C'est pour moi la composition la plus bouleversante, la plus stupéfiante, d'une absolue splendeur : infimes girations, agitations libres soudain, surgissements vrombissants, battements sombres, comme si l'on approchait du processus même de constitution de la matière-lumière, tellement tout est radieux, d'une harmonie si profonde qu'elle nous renseigne sur notre vraie nature, occultée dans la vie ordinaire. Il y a là une paix d'avant toute division, indiciblement vaste et belle.

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Paru en septembre 2017 chez Shiiin  / 2 cds / 5 plages / 1h 47 minutes environ.

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

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Publié le 2 Juin 2018

David Lang  / Maya Beiser - the day

   Une rencontre au sommet ! D'un côté la violoncelliste Maya Beiser, à laquelle j'ai consacré un article synthétique d'hommage au tout début de l'existence de ce blog, en 2007, "Maya Beiser, le violoncelle sans frontière" (article mis à jour et "sonorisé" !). De l'autre David Lang, pour moi le plus grand compositeur vivant. Tous les deux se connaissent depuis longtemps, au moins depuis le disque World to come, publié en 2003 sous le seul nom de Maya, unique instrumentiste de l'album. La composition de David Lang lui donnait son titre. On y trouve aussi une version pour quatre violoncelles de "Fratres" d'Arvo Pärt, le très élégiaque et foisonnant "Mariel" d'Osvaldo Golijov et le "Lament for Phaedra" de John Tavener.

David Lang  / Maya Beiser - the day

  Il se trouve que le nouveau disque de David Lang nous propose à nouveau la composition "World to come", pour violoncelle et violoncelles préenregistrés. Seule différence insignifiante : en 2003, elle était en quatre parties, alors que maintenant elle est donnée d'un seul tenant. C'est curieux d'ailleurs comme la mémoire travaille : je ne me souvenais plus qu'elle accompagnait de la voix son violoncelle. Sur le site du label Cantaloupe, David Lang revient sur ce dédoublement instrument / voix, avec une séparation plus sensible à mesure que le morceau progresse : celle-ci serait une métaphore de la séparation de l'âme d'avec le corps au moment de la mort. La musique raconterait leur combat pour se réunifier dans un monde post-apocalyptique paisible. Au début le violoncelle, en courtes phrases percussives, avec de brusques syncopes, doublé par la voix qui semble en surgir, en être l'émanation. Puis le violoncelle se dédouble, d'un côté le phrasé grave qui ne cesse de retomber, de l'autre une esquisse de mélodie dans les médiums, la voix se faufilant entre les deux avant de s'envoler quand un troisième violoncelle s'est ajouté. L'image d'une fleur qui s'épanouit, ouvre ses pétales. L'âme chante dans la lumière, son chant ondule doucement, elle monte pour disparaître. Le violoncelle gémit langoureusement. La mélodie surgit, sublime élégie auréolée par les autres violoncelles qui lui font une couronne frémissante. C'est un élan très doux, d'une inoubliable tendresse, toujours renaissant. Il n'y a plus rien que cette beauté exhalée. Un cœur de violoncelle prend le relais pour soutenir la même mélodie, un peu plus grave. Atmosphère d'ivresse légère, édénique, exultation marquée par le retour des ponctuations marquées. Nous sommes dans le monde à venir, infiniment suave, détaché des choses terrestres, qui se déploie et se replie avec des mouvements d'une grâce inexprimable, dans l'attente des retrouvailles se fait attentif. Les violoncelles accueillent le retour de la voix, se taisent pour qu'elle vibre pure dans le silence, se démultiplie elle-même jusqu'à ce qu'un seul violoncelle vienne l'enlacer, puis un deuxième ponctue la marche nuptiale, la lente montée : le violoncelle a absorbé la (les) voix.

   Ne reprochons donc pas à David Lang de recycler une vieille composition : quelle joie de retrouver un joyau intemporel et de l'offrir à un public nouveau, renouvelé. D'autant que le disque nous donne à entendre une œuvre de 2016, "the day"... Mais auparavant...

   "the day" : non seulement la musique de David Lang, mais ses mots, dits par Kate Valk, accompagnés par le violoncelle de Maya Beiser. Le texte se présente comme une très longue énumération de phrases à la première personne, déclinées alphabétiquement à partir du deuxième terme (verbe ou adverbe) suivant le pronom de la première personne. David Lang a construit son texte à partir d'une recherche par internet des phrases commençant par " I remember the day that I..." Extrait, le début :

the day

words by david lang

I remember the day
the day I ‘got’ it
I achieved the perfect engineering drawing
I actually was able to laugh with delight
I approached one the students
I arrived
I arrived and the fear of being alone
I arrived at the prison
I attended her wedding
I baited my hook
I became a true collector
I became colored
I became one of those things to be cast aside
I began a habit based on such commercials
I believe he parked his car in a driveway between a brick fence

and the building
I bought 6 yards of a cream colored fabric
I bought it
I bought my first issue
I brought five items into the dressing room and they all fit
I brought him a pumpkin pie
I bumped you
I came across it in a local yarn shop
I came home from school, the day that darn boy punched me I came home knowing that I wouldn’t go back
I came with him
I carried him, sleeping
I caught the bug

I chose the name
I could finally speak
I could no longer get out of bed
I cried my soul out
I decided
I decided I wanted my own studio
I decided I would switch
I decided it was my favorite number
I decided that the pain I was causing myself was truly optional I decided to be less busy in my life
I decided to become a composer
I decided to end it, it was like a light came on in my head
I decided to learn how to make my own
I decided to make a significant change in my lifestyle
I decided to move there for good
I decided to quit
I decided to run 18 miles
I decided to start

I did it
I did my first pull ups
I discovered that I would be independent
I discovered that site
I discovered the lights
I discovered the obscure figure
I disrespected my mom
I drove there
I earned my first pay
I emailed her to ask if I could be involved
I emailed him
I entered high school
I fell in love (...)

   La voix énonce les propositions, le violoncelle l'accompagne sobrement de phrases ponctuées de silences. À partir de "I fell in love", interviennent des violoncelles préenregistrés, la composition devient chorale. Le lyrisme s'épanouit merveilleusement, les violoncelles langoureux en notes tenues, comme des corolles successives autour de la voix. Tout prend une dimension mystérieuse, on avance dans la merveille de la vie. Ce que dessine cette longue litanie, c'est en effet une vie, des vies multiples, la succession des choix à chaque moment du jour qui devient l'image globale de la destinée humaine, tissée de petits riens. Il est évidemment judicieux de placer ce titre avant "World to come", tourné vers l'après-mort. L'émotion grandit au fil du morceau, soulignée par les phrasés diaphanes des violoncelles, leur pureté démultipliée. On est encerclé par les développements enveloppants, comme si la vie prenait les allures d'un rêve. C'est l'envoûtement, une envolée sublime qui ne finit plus, la voix enchâssée dans les volutes baroques, avant la retombée dans les moments difficiles :

I went to my therapist and I told her that my hips and knees were hurting
I went to the army
I went to the doctor I actually felt sick
I went to the hospital to see you
I went with some friends to get away for the weekend

I wrote my letter of resignation

  Deux chefs d'œuvre qui se répondent, se complètent. Un des grands disques de ce début de siècle !

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Paru en janvier 2018 chez Cantaloupe Music / 2 plages / 54 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Publié le 18 Février 2018

Terry Riley - Dark Queen Mantra

   Le quatuor à cordes est la forme musicale de prédilection de Terry Riley depuis sa rencontre avec David Harrington, premier violon et âme du Kronos Quartet. Auparavant le pape de la musique minimaliste ne voulait guère entendre parler des formes occidentales. Pourtant ici, ce n'est pas le célèbre quatuor qui interprète la nouvelle composition, mais le Del Sol Quartet,, un autre quatuor californien de San Francisco. Pour la petite histoire, c'est la rencontre, puis l'amitié entre Charlton Lee, l'altiste du Del Sol Quartet, et Gyan Riley qui est à l'origine de cet album. Précisons que le disque n'est pas uniquement consacré à Terry, mais aussi à un contrebassiste compositeur avec lequel il a souvent travaillé, l'italien Stefano Scodanibbio (12956 - 2012), qui collabora avec Luigi Nono, Giacinto Scelsi.

   La pièce éponyme, commandée pour le Del Sol Quartet et Gyan Riley à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire de Terry Riley en 2015, est un quatuor à cordes augmenté de guitare électrique, jouée par son fils Gyan. Le premier mouvement porte le nom de l'hôtel d'Algeciras où Terry logea lors de son arrivée en Espagne, "Vizcaino" : vives girations des cordes et de la guitare, une vague ambiance espagnole emportée dans le flux « rilien » (que l'on me pardonne ce néologisme), les contrepoints et les pizzicati aériens, les accélérations irrégulières et les veloutés enjôleurs. Un régal ! Comme son titre l'indique, "Goya in minds" serait inspirée par la peinture du maître espagnol : début lent dans les corridors de le nuit peuplée de songes, comme une musique à demi paralysée, qui secoue peu à peu les ténèbres persistantes. S'élève une belle mélodie élégiaque qui entrelace cordes et guitare, et le sortilège semble s'éloigner, non sans laisser une délicate langueur. Les violons partent dans les aigus glissés, la musique dessine des arabesques fragiles ponctuées de pointes d'incertitude et de mystère. Tout est d'une fraîcheur incroyable... "Dark Queen Mantra" commence comme une ballade à la limite de la dissonance, une invite insistante aux attraits louches, soudain transcendés par de  micro accélérations, des dérapages dans un arrière-plan mystérieux. Lorsque la guitare revient de ce traquenard, tout est plus clair, et se déroule alors une danse envoûtante qui se résout en passages quasi rock, cordes épaisses, masses compactes. Mais avec des déhanchements, des échappées imprévues, des dérapages miraculeux : une grâce, des ébouriffements de cordes, une maestria primesautière saupoudrée de malice et de nostalgie. Comment ne pas être séduit par ce mantra de la reine noire ?

     L'autre grande composition de Terry, le quatuor "The Wheel & Mythic Birds Waltz" date de 1983. Elle a été enregistrée par le Kronos Quartet en 1984 dans le disque Cadenza On The Night Plain, sans la mention "The Wheel", qui désigne la courte ballade de jazz ouvrant le quatuor, laquelle réapparaît plusieurs fois avant de fournir une coda mélancolique. La valse du titre est une dénomination approximative, car la pièce s'inspire d'un rythme indien : à l'origine, la pièce devait être jouée par Terry et le sitariste Krishna Bhatt. Et les oiseaux ? Mythiques, bien sûr, mais Terry aurait dit lors d'un pré-concert qu'ils étaient inspiré d'une explication du bouddhisme tibétain par Anagorika Govinda dans The Way of the White Clouds (La Voie des Nuages Blancs). Une ample introduction mélancolique se referme sur des virgules caressantes, puis  c'est la cadence qui soulève, emporte, reprend son souffle avant de développer ses corolles, ses dentelles dansantes, chatoyantes, avec des retombées et d'autres reprises appuyées. Parfois une ombre traverse le décor, mais le chant monte, se fragmente en petits tourbillons, se creuse de gonflements intrigants. C'est à chaque fois la roue de la Vie qui revient nous charmer ! Un des très grands quatuors de Terry Riley, superbement interprété.

   Intercalée entre les œuvres de Riley, "Mas Lugares" de Stefano Scodanibbio est une réécriture de madrigaux de Monteverdi, plus ou moins reconnaissables selon les moments. Les madrigaux sont transportés dans des zones éthérées, étirés dans des aigus diaphanes et des flous troublants. Sublimes balbutiements des cordes, suaves glissendi. C'est d'un raffinement exquis. Une très belle découverte !

   Un disque magnifique de bout en bout.

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Paru en 2017 chez Sono Luminus / 9 plages / 63 minutes.

Pour aller plus loin :

- "The Wheel & Mythic Birds Waltz" en concert :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Publié le 27 Janvier 2018

David Lang - thorn

   Une surface aride hérissée d'épines acérées : la redondance de la couverture par rapport au titre thorn (« épine ») a quelque chose de rude, de sauvage. Les auditeurs sont prévenus : ce nouvel album de David Lang, l'un des trois compositeurs fondateurs du collectif musical Bang On A can , n'est pas là pour flatter vos oreilles ou pour les tapisser de miel. Le disque regroupe des petites pièces écrites pour la flûtiste Molly Barth, membre fondatrice de l'Ensemble Eighth Blackbird. Elle est accompagnée par un ensemble pouvant aller jusqu'à sept instrumentistes (piccolo, trompette, hautbois, violon, violoncelle, piano et percussions).

  David Lang a donné des notes d'intention pour chaque pièce. Je les ai lues...pour mieux les oublier ? Ce qui compte dans la perspective de cet article, c'est la réception.

   Le titre éponyme est en effet hérissé d'épines, tout en aigus, en souffles courts, acérés. Impressionnant solo de Molly qui nous tient en haleine, sans relâche aucune. Nous entrons dans l'univers dense de David Lang. "lend/lease" fait dialoguer la flûte et la percussion sèche des blocs de bois : comme de la musique japonaise décantée jusqu'à l'os. Piccolo, piano, violon et violoncelle sont requis pour "short fall", danse haletante, serrée, sur un lit de notes de piano en boucles. Le désert a fleuri de tous ses cactus, ses agaves. Les bouquets explosent en gerbes serrées, tranchantes, en quasi apesanteur. David est en pleine forme ! "Involontary" serait une musique de fanfare pour deux piccolos, deux trompettes, un batteur à la caisse claire : enjouée, claironnante (si j'ose dire !), sans rien de pesant, irrésistiblement entraînante. Pour flûte et piano, "vent" nous entraîne au cœur de l'univers langien, dans une course vertigineuse, âpre, ponctuée d'arrêts brutaux. Crêtes de montagnes, à-pics, escalades implacables. Les deux instruments se mêlent, s'enlacent avec furie, se fracassent ensemble pour repartir avec des accents suaves, des virgules farouches. À lui seul, le morceau justifie l'acquisition de l'album, chef d'œuvre qui laisse pantelant, étourdi. Et ce n'est pas fini. L'étourdissant "burn notice" est un carrousel effréné des différents instruments, comme une spirale infinie s'élargissant, se reconstituant sans cesse autour de la flûte moqueuse, hoquetante, spirale de plus en plus irréelle affectée de ralentis et d'accélérations prodigieuses. Magistral, là encore ! Le disque se termine avec "frag", abréviation pour "fragmentation bomb". Flûte, hautbois et violoncelle pizzicato découpent impitoyablement l'espace sonore dans un rituel hallucinant, l'unisson se fragmentant en courts segments abrupts dont finissent par surgir, autour de la flûte aux abois, des à-plats mélodieux, tenus.

    Un très grand disque de musique contemporaine par l'un des tout premiers compositeurs d'aujourd'hui, que je défends depuis des années.

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Paru en 2017 chez Cantaloupe Records / 7 plages / 37 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

 

Différentes compositions (pas seulement de l'album "thorn") de David Lang en concert :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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