Ann Southam, le piano danse à travers le temps.

Publié le 26 Mars 2014

Ann Southam, le piano danse à travers le temps.

   Après ma présentation de Soundings for a new piano interprété par R. Andrew Lee, je reviens comme prévu vers l'œuvre d'Ann Southam, compositrice canadienne décédée en 2010, cette fois avec deux disques longs qui confirment et amplifient mon admiration, ma fascination. 

   La pianiste Christina Petrowska Quilico interprète dans Pond Life, double cd paru en 2009, des pièces que la compositrice a spécialement écrites pour elle à la suite du succès remporté par Rivers. Toutes sont inspirées par des rivières, les cycles Spatial View of Pond I et II empruntant leur titre au tableau de l'artiste nippo-canadienne Aiko Suzuki. Quelques compositions sont plutôt virtuoses, comme "Noisy river" ou "Commotion Creek", suggérant le cours tumultueux des eaux vives par l'intrication des lignes mélodiques, la répétition rapide de brefs motifs rythmiques. La musique est flexible, changeante, débordante d'une joie simple, élémentaire, celle du mouvement perpétuellement renaissant. Précisons que l'ensemble de l'album  a été composé pour la danseuse et chorégraphe Terrill Maguire...Mais la majorité des titres sont plus calmes, introspectifs. Ils semblent interroger dans une danse légère, comme une fumée qui s'élève, s'estompe, reprend. Ce sont des lignes esquissées, subtilement variées, autant de montées vers l'immuable. D'une certaine manière, il s'agit de propositions méditatives, d'une grande pureté, la compositrice alliant un dodécaphonisme non dogmatique à une approche intuitivement minimaliste dont l'extraordinaire cycle des dix "Soundstill", répartis  par Ann Southam et par la pianiste dans les deux disques, est un sommet admirable. Au bout d'un certain temps, bien que les techniques de composition diffèrent, la musique d'Ann Southam me paraît créer un effet assez analogue à celle de Morton Feldman, peut-être justement parce que tous les deux cherchent à modifier notre rapport au temps dont ils élargissent les mailles, travaillent sur la durée, elle avec une rigueur et une douce obstination, lui en s'abandonnant aux labyrinthes nés du tissage erratique des motifs.

 

Ann Southam, le piano danse à travers le temps.

   Returnings, paru en 2011, propose les deux dernières compositions d'Ann Southam, "Returnings I" et "Returnings II", ainsi que deux pièces de 1998 et 2204. À nouveau, comme pour le disque précédent, la compositrice a travaillé en étroite collaboration avec son interprète, la pianiste Eve canadienne Egoyan, pour laquelle elle a écrit ces pièces.

   "Returnings I" et "Returnings II : a meditation", qui ouvent et referment l'album, sont des œuvres amples, construites sur une série de douze sons, avec un point d'appui constant sur des graves. L'ambiance est très mystérieuse, presque hiératique : musique de lévitation, qui danse à peine, sur place, dans le frémissement de ses harmoniques. Bien que plus sombre, la musique ne se fait jamais plainte : elle se tient, digne, et fière, insaisissable dans son effort vers la lumière des médiums, rarement des aigus. Pureté minimaliste du dépouillement, et dans le même temps, plénitude et richesse des consonances.

  "In retrospect" est la pièce la plus vertigineusement minimaliste, mais très loin d'un minimalisme à la Philip Glass : ici, tout est tenu, chaque note sonne à sa place, résonne, donne le meilleur d'elle-même avant de laisser la place à la suivante. La construction est arachnéenne : la musique se tisse pour prendre sa proie, envoûter l'auditeur dans le savant agencement de son économie. Pièce prodigieuse qui renforce mon rapprochement avec l'univers de Morton Feldman. Pièce sublime, comme le ressent d'ailleurs la pianiste soulignant l'effet produit, celui de mettre « le temps commun et le temps céleste en parallèle ».

   "Qualities of consonance", la plus ancienne des pièces sur l'album, est la plus tumultueuse, articulée entre une coulée chaotique récurrente, à intervalles très irréguliers, et des passages d'un calme souverain, eux-mêmes plus contrastés. C'est un paysage où alternent la force et la grâce, oui, la grâce fragile, sereine et magnifique de phrases calmes, ponctuées de silences après lesquels la phrase reprend, légère, lumineuse, traversée d'ombres au moment des graves et de sons comme ceux d'un piano préparé. On ferme les yeux, on est au cœur des choses, dans l'ineffable, l'indicible. Peut-on parler de sommet dans un tel disque ?

    Ann Southam, merci pour cette musique qui parle à l'âme, intemporelle et belle. Décédée à 73 ans, elle portait en elle d'autres musiques, qui resteront non écrites. Je continuerai d'explorer cette œuvre immense, l'une des plus importantes de la fin du siècle précédent et de ce début de siècle.

Pond Life paru chez Centrediscs / Centredisques en 2009 / deux cds / 10 et 10 pistes / 48 et 53 minutes.

Returnings paru chez Centrediscs / Centredisques en 2011 / 4 titres / 61 minutes

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- "Soundstill VII" par Christina Petrowska Quilico au studio Glenn Gould de Toronto :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 2 août 2021)

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