Bruit Noir - I / III

Publié le 24 Novembre 2015

Bruit Noir - I / III

L'ère du désenchantement

   Bruit Noir est né d'une idée de l'un des deux batteurs de Mendelson, Jean-Michel Pires, qui a invité Pascal Bouaziz à venir sur scène dire un de ces textes sur une de ses compositions, puis à enregistrer un titre en studio en tant que contribution à l'un de ses albums. La proposition débouche...sur cet album de dix titres (15 seraient même enregistrés). Musiques signées Jean-Michel Pires, qui utilise percussions, cuivres et synthétiseurs / claviers. Les textes de Pascal Bouaziz sont des improvisations. Le titre I / III signale qu'il s'agit d'un début de série : le deuxième devrait mettre l'accent sur l'électronique, nous dit-on. Voilà pour l'histoire, la genèse du projet. Que me reste-t-il à ajouter ?

   À sa manière, Bruit Noir renoue avec la chanson engagée, subversive et libertaire, qui ne cherche pas à plaire, mais à produire un choc. Bruit Noir est un antidote puissant à la société d'endormissement du divertissement, baptisée "entertainment" par les anglo-saxons. Bruit Noir déplaira donc à tous ceux qui veulent du beau bien lisse, consensuel. Bruit Noir déferle, dérange, dès l'étrange "Requiem"...« pour Pascal Bouaziz, (...) avec beaucoup de batterie et beaucoup de bruit (...) pour étouffer les cris (...) Personne ne comprend rien / Personne ne comprend son geste », comme un suicide inaugural, symbolique, qui libère la parole-cri, la parole-bruit-noir, ce qui devait sortir n'en déplaise aux survivants, un règlement de compte avec lui-même non dénué d'humour noir, une mise en perspective implacable de certains aspects (parfois oubliés, refoulés) de la réalité d'aujourd'hui. "Joe Dassin" examine ce qui reste d'une passion, à peine un nom associé au souvenir d'une chatte, pour constater « qu'il y avait plus de tendresse avec cet animal en une seule après-midi qu'entre toi et moi si on était resté collés ensemble toute une vie. » L'amertume décape, met à nu, ressasse le mensonge des illusions sentimentales.

"L'Usine" dévoile l'horreur de l'exploitation dont "on n'a pas idée (...) quand on est comme moi parisien, protégé, chanceux de la vie », chaque mot (ou expression) séparé des suivants par un martèlement, un sectionnement dont on comprendra que c'est l'image sonore d'un sécateur ou de la scie électrique à découper les bœufs évoquée ensuite jusqu'à la nausée. Au passage, elle égratigne tous ceux qui se plaignent de leur sort (lui-même compris) alors qu'ils sont loin de vivre un enfer comparable. Pascal Bouaziz dérange les lignes d'une bien-pensance. Ses textes sont engagés, mais pas pour assener une pensée, pour forcer à penser le monde, soi-même et les autres, sans complaisance : à la manière d'un moraliste lucide et impitoyable, il traque les discours convenus, débusque les langues de bois, les impostures, sans oublier de faire rire.    

    Il se regarde se défaire devant le miroir, avec « les gencives qui disparaissent » et ses lambeaux de souvenirs, dans "Joy Division", hommage à l'enthousiasme qui a illuminé les « treize appartements où (il) a vécu », hommage au miracle d'un artiste qui résiste à la marée d'abrutis qui l'ont entouré. La chanson devient méditation sur « l'horreur de la vieillesse », avec des images-repoussoirs, sur les divisions de la joie et les camps. Passé et futur, souvenirs personnels et souvenirs collectifs se télescopent pour composer l'autoportrait désolé d'un homme sensible...qui sait se tourner en dérision dans "Je regarde les nuages", clin d'œil à Baudelaire. Cet homme qui « se sent bien....comme un con » en regardant les nuages se présente comme un perpétuel inquiet, vaguement paranoïaque comme la société d'aujourd'hui. La musique dépouillée, cliquetante, vibrante, entre rock minimal post punk et éclats de free jazz, souligne parfois presque comme un léger halètement, une respiration chronométrique, les mots émouvants de cet écorché à la voix paradoxalement si pleine de douceur.

     Les quatre titre suivants, "La Province", "Manifestation", "Low Cost" et "Sécurité sociale" mettent en scène un homme (Pascal Bouaziz, mais ne soyons pas réducteur...) confronté au rien social, au vide, à la déréliction. C'est le désert des villes de province, Chartres ou Le Mans dans le sillage de Jean-Luc Le Ténia, Charleville-Mézières. Quant aux manifestations, elles sont envahies par les cons, qui « s'arrêtent quand il n'y a plus personne à lyncher, plus de magasins à dévaster, plus personne à défoncer (..) y a rien qui fasse plus flipper qu'une manifestation, de toute façon je ne supporte plus les sauvages, leurs cris, on dirait de la connerie sur pied » : on ne saurait plus clairement dire sa méfiance, son dégoût pour des rituels détournés peut-être de leurs objectifs, pour les foules, pour l'humanité. La musique saturée de percussions sourdes, la voix déformée par un porte-voix rendent l'atmosphère étouffante, expriment la puissante vague de dégoût, le rejet d'une humanité qui ne manifeste jamais pour le droit de ne pas avoir de point de vue, pour le droit de ne pas aller au travail, de faire la sieste, pour le droit à l'hibernation, qui ne demande des droits que pour dépenser son argent dans les soldes. La veine satirique explose encore (si j'ose l'écrire) dans "Low Cost", qui s'indigne contre la manière dont « le miracle de voler dans les airs » peut déboucher sur une « expérience humiliante de l'humanité » : il fallait oser pour s'en prendre au leurre du "pas cher", au cœur de nos sociétés marchandes. "Sécurité sociale" prend pour refrain obsédant « Tous nos correspondants sont actuellement occupés / Veuillez renouveler votre appel », tourne autour de formules qui disent l'absurdité d'un monde faisant « exprès de faire attendre les gens ».  Le titre martèle alors un « C'est fait exprès » associé à des idées d'impasse, de complexité. Il n'y a pas d'issue, il n'y a plus rien, et l'emploi de cette dernière formule renvoie évidemment à ce texte majeur, flamboyant, de Léo Ferré, car l'album, s'il est traversé par des fantasmes de suicide, de disparition, d'élimination des abrutis, des mecs, exprime en creux une protestation, une révolte contre le désenchantement du monde, les humiliations qu'il multiplie.

    La dernière n'est pas la moins terrible. Le disque se termine par un bouleversant "Adieu" à l'enfance, « piège maudit », avec la figure du grand-père, dont on comprend qu'il est un rescapé d'une horreur plus ancienne, un adieu aux souvenirs chaleureux, mais aussi au traumatisme vécu entre la dixième année et ses quatorze ans avec l'ami de sa maman qui lui parlait d'amour et l'a détruit : confession autobiographique ou fiction, on ne sait plus, peu importe. Toutes les espérances sont déçues, trahies, empêchées...mais « je suis vivant, et vous êtes tous morts depuis très longtemps ».

   Un grand disque, inoubliable, dans la lignée du triple cd sorti par Mendelson. Une rencontre avec deux artistes qui nous convient à regarder le monde en face, et ce n'est pas très beau, l'actualité de ces derniers jours ne me fera pas écrire le contraire. Heureusement, il nous reste des bouffées d'émotion, et l'amitié pour Bertrand, qui lui a prêté un livre avec les paroles de Ian Curtis...Mis bout à bout les dix textes racontent une histoire, prennent la consistance d'une esquisse de roman vrai, qui fait paradoxalement du bien à entendre dans un monde saturé de communication mensongère, de discours creux et dangereux. Gardons l'espoir ! Comme je l'écrivais à propos du triple album de Mendelson, il y a encore quelqu'un, et en plus ils sont au moins deux !

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I / III, paru en octobre 2015 chez Ici d'Ailleurs / 10 pistes / 43 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 10 août 2021)

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