Institut - Spécialiste mondial du retour d'affection

Publié le 9 Février 2016

Institut  - Spécialiste mondial du retour d'affection

Bienvenue dans l'ère du vide post-moderne

   Après Ils étaient tombés amoureux instantanément publié en 2011, le groupe Institut, fondé par Arnaud Dumatin et Emmanuel Mario, récidive : il tente à nouveau d'envahir le marché avec Spécialiste mondial du retour d'affection, un album de onze chansons bien enlevées : rythmes vifs, arrangements soignés où claviers et programmation sont relevés de touches de cuivres, de guitare, tandis que la voix douce, tendre et un brin ironique d'Arnaud Dumatin se cale régulièrement sur de séduisantes voix féminines.

   Il faut se méfier des chansons d'Arnaud, harmonieuses, insidieuses. Elles vous prennent au fil de paroles qui n'ont l'air de rien, de venir de la publicité, des informations, des propos anodins de chacun dans des situations de travail, d'observations de la vie quotidienne. Vous sortez de chez le médecin , vous circulez dans la ville, « Il y a des parts d'ambiance / Ici aussi des prises de conscience / Il y a des parcours de santé / Il y a des portiques de sécurité ». Cet enregistrement apparemment neutre du monde d'aujourd'hui en dévoile l'envers. Sourd alors une secrète mélancolie à entendre l'insignifiance d'un univers sans transcendance, « à regarder un homme qui se noie / Ici je n'ai pas assez de voix ». On n'est plus que spectateur indifférent, machine enregistreuse, on glisse dans la médicalisation, la professionnalisation, la consommation, dans un monde de rêves fabriqués par la publicité comme dans " La majestueuse baie de Wellington". Comme sur l'album précédent, cet univers est celui des listes obsédantes : chacun est pressé de faire des choix, d'afficher des préférences : « Tu préfères être urologue ou vendeur chez Castorama ? / Tu préfères un plancher flottant ou un crédit revolving ? » "Tu préfères courir dans le désert" décline ainsi une série d'alternatives résumant la condition de l'homme unidimensionnalisé dans un univers où tout s'équivaut. La malice des paroles d'Arnaud est de dynamiter en douce ces faux choix en pointant leur point commun sous-jacent, une égale déculturation : « Tu préfères être islamiste radical ou t'appeler Kévin ? /(...)/ Tu préfères oublier l'essentiel ou vivre à Disneyland ? ».

   "Aujourd'hui" égrène une série de regrets suivis de désirs, "Parler de moi" est une satire délicieuse qui met à jour le lien troublant entre les petites annonces des sites de rencontre et les entretiens d'embauche. "À un autre moment" dit le rêve « de se laisser porter par un courant doux et chaud » dans l'oubli du passé, de tout ce qui n'est pas le confort, sans « aucun souvenir de ce qui ressemble à un événement » : l'utopie terrible d'un monde aplati, aseptisé, sécurisé, soigné physiquement et mentalement. Dans ce monde, la demande en soins est exponentielle, d'où le succès d'un Spécialiste mondial en retour d'affection qui donne son titre à la septième chanson et à l'album. Les nouveaux marabouts extirpent toutes les causes d'échec pour vous réinsérer dans le grand marché. "Dis-moi ce que tu penses" parodie tous les sondages qui demandent votre avis sur tout, ne vous laissant jamais le temps de vraiment penser, bien sûr.

 

   À partir de "Cette arme et Ces menottes ne sont pas les miennes" la belle surface aseptisée de ce meilleur des mondes se craquèle : voici un homme accusé de meurtre « dont la culpabilité est criante », les preuves assenées par la police scientifique accablantes. Mais ne s'agit-il pas d'une machination policière ? La chanson laisse planer le mystère, on ne saura pas. "Cet homme-là est mort" explore une autre énigme, la mort d'un homme important « abattu par un intermittent / un technicien de cinéma / obsédé par les attentats », la mort d'autres hommes peut-être aussi, dont un qui aurait fui les réunions « et toute forme de concertation ». Après ces deux énigmes, le très beau et très court intermède intitulé "Fugue bergmanienne" amène le dernier éloge ironique d'un monde vide où il n'y a « pas d'autre politique », où il n'y a pas de temps pour une relation amoureuse, où le citoyen moyen qui n'est pas déviant et ne comprend pas la polémique aime le gratuit, les catalogues de mobilier urbain ou le logo de Monsanto, mais la voix féminine qui prend le relais avoue ne pas se sentir en sécurité même les volets fermés, se réveiller toujours la nuit, la voix d'Arnaud se joint à elle et les deux voix réunies terminent en martelant "Je n'ai pas besoin d'ennemi" comme pour éloigner les cauchemars, ce revers refoulé de leur égoïsme assumé.

  Il va sembler étrange à quelques lecteurs que je termine cette revue par un extrait de livre. Cet album donne à penser : c'est suffisamment rare pour ne pas être passé sous silence. Quant à moi, je m'en réjouis d'autant plus que les chansons sont agréables à écouter, prenantes, voire fascinantes. Alors, je n'hésite plus à mettre ce fragment en exergue :

   « Le néo-narcissisme se définit par la désunification, par l'éclatement de la personnalité, sa loi est la coexistence pacifique des contraires. À mesure que les objets et messages, prothèses psy et sportives envahissent l'existence, l'individu se désagrège en un patchwork hétéroclite, en une combinatoire polymorphe, image même du post-modernisme. Cool dans ses manières d'être et de faire, libéré de sa culpabilité morale, l'individu narcissique est cependant enclin à l'angoisse et à l'anxiété ; gestionnaire soucieux en permanence de sa santé et risquant sa vie sur les autoroutes ou en montagne; formé et informé dans un univers scientifique et perméable néanmoins, fût-ce épidermiquement, à tous les gadgets du sens, à l'ésotérisme, à la parapsychologie, aux médiums et aux gourous...» C'est extrait de l'essai L'Ère du vide de Gilles Lipovetsky, page 125 de l'édition parue dans la collection "Les Essais" sous le numéro CCXXV, chez Gallimard en ...1983 ! Cherchant un titre à mon article, j'ai pensé à "l'ère du vide". Retrouvant le livre dans ma bibliothèque, je l'ai refeuilleté et je viens de tomber sur ce passage qui me semble un excellent éclairage de la vision donnée par Arnaud Dumatin.

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À paraître en février 2016 chez Quadrilab / 12 titres / 38 minutes.

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp

- puis une vidéo "glaçante" de Denis Côté et Nicolas Roy pour le premier titre : une manière de pointer la dimension chirurgicale des textes !

- Un autre titre est écoutable sur la page bandcamp consacrée à l'album.

- Un p'tit coup de chapeau à une chronique amusante écrite à la Arnaud Dumatin !

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