Rainier Lericolais et Susan Matthews - Before I Was Invisible

Publié le 5 Septembre 2016

Rainier Lericolais et Susan Matthews - Before I Was Invisible

   La britannique Susan Matthews s'est fait connaître en temps que compositrice d'une musique plutôt expérimentale, voire bruitiste, à la fois puissante et hypnotique. En 2005, elle a fondé la maison de disque indépendante Siren Wire Recordings, qui devient Siren Wire Editions en 2010, un label qui produit artisanalement des artistes expérimentaux du monde entier. Depuis ses débuts, elle participe à des projets multiples. Before I Was Invisible, sorti en octobre 2015, est son troisième disque (les deux premiers parus sur son label) en collaboration avec le français Rainier Lericolais.  Cette fois, c'est le micro label fondé par la pianiste et composititrice éclectique Delphine Dora qui les a pris en charge. Nous sommes ici au croisement subtil des musiques électroniques et ambiantes.

    Trois titres de durée décroissante pour cet album dont la couverture et le dos de l'emballage cartonné (fabrication locale, assemblage manuel...) donnent le ton par leur étrangeté surréalisante. "The Healers art", plus de vingt-cinq minutes, nous embarque dans un voyage parasité par un crépitement de fond. Disons-le tout de suite. Le profane ne saurait dire souvent ce qui est produit acoustiquement ou électroniquement. Tout commence par un son tenu, sur lequel viennent glisser d'autres surgissements plus aigus. Puis c'est de l'orgue, des claviers, qui les enveloppent dans une trame ondulante. Les ondes (je pense aux ondes Martenot, aux scies musicales...) s'égratignent, dirait-on, dans les amples oscillations, laissant loin derrière tout paysage connu. Un piano fait son apparition, plaque quelques notes dans ce continuum intense, semble susciter les voix déformées de mannequins perdus au fond des temps. La pièce acquiert une grâce fantastique, comme en lévitation, doucement pulsante. Qu'elle évoque par son titre l'art du guérisseur n'est pas anodin. Un vrai chant très pur, intériorisé, de Susan, sans doute, nous libère des fardeaux quotidiens. Tout se déforme, perd sa matérialité, on reste suspendu à ce léger battement d'un souvenir de guitare. Ce qui se tisse, c'est une toile lente, le filet mystérieux d'une incantation où se prennent les sons, distordus ou pas - on reconnaît un saxophone au passage - comme dans une chambre d'écho aux multiples failles. Il y aurait un violoncelle englouti au fond de l'antre sonore, on serait arrivé au pays où l'on ne meurt plus jamais, porté par un mouvement si doux, une harmonie archangélique. Une splendeur !

   "Truth past the dare" sonne d'emblée plus étrange, plus résolument contemporain, expérimental : discontinuité, sorte de gargouillis sonore dont se détachent toutefois une clarinette et une voix, celle-ci prenante dans ses aigus tenus, contrastant avec le magma du premier plan. Un piano s'insinue entre les deux, la matière s'aère, la voix domine les volutes embrouillées. La palette orchestrale s'étoffe : un clavier / accordéon installe une respiration, la clarinette réapparaît, d'où un curieux dialogue entre les instruments et les brouillons sonores. Là aussi, l'écriture resserre les liens, assure la cohésion entre le diaphane de la voix et le reste du vaisseau sonore, le tout étant d'une vraiment troublante beauté.

    Le fantôme est bien là dans "Your ghost moves with me", dont le début me fait irrésistiblement penser aux très beaux disques de Tamia chez T Records (par exemple le magnifique Senza Tempo) puis ECM au milieu des années quatre-vingt : la superposition des voix, leur décalage, crée un étrange oratorio rythmé par une percussion sèche obsédante. Nous sommes dans la forêt des voix, émerveillés, frôlés par mille créatures invisibles. Les voix se font plus discrètes, souvent recouvertes par de brusques surgissements énigmatiques, peut-être les geôliers des esprits féminins emprisonnés, rejoints à la fin par quelques voix masculines...

   Une magnifique découverte, un très grand disque !

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Paru en 2015 chez Wild Silence / 3 titres / 47 minutes.

Pour aller plus loin :

- le disque disponible et en écoute sur bandcamp :

 

- Un extrait de Senza tempo (T Records, 1981)  de Tamia (chanteuse et compositrice née en 1947 ...pas son homonyme américaine !)

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

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