Richard Moult (3) - Sjóraust
Publié le 3 Mars 2017
Troisième album sur le label Second Language, Sjóraust est encore un beau disque improbable, inclassable. Richard Moult nous convie depuis les îles des Hébrides extérieures où il semble s'être détaché du temps commun à mieux écouter la voix de la mer, signification du titre « Sjóraust », amalgame de deux termes de vieux norrois. Lui-même au piano, aux claviers, à l'échantillonneur orchestral, aux percussions, il est accompagné par David Colohan - son collaborateur habituel - à l'autoharpe (sorte de cithare) sur trois titres, par Amanda Ferry à la clarinette sur deux, sans oublier un peu de flûte baroque, du violoncelle par Aaron Marton sur quatre et deux vocalistes occasionnels. L'album se présente comme une suite, chaque titre étant désigné par la mention "Sjóraust" avec son numéro d'ordre.
À mon sens il s'agit plus encore d'un poème musical en six chants formant un vaste hymne à la mer, présente dès l'introduction à l'autoharpe de la première partie. On l'entend gronder à l'arrière-plan, déferler sur les galets. Cordes frottées, violoncelle rejoignent David Colohan en longues touches, puis une voix féminine lit un extrait de texte de chants gaéliques tirés du recueil Carmina Gaedlica, et c'est la mer à nouveau, des oiseaux. Une étrange sonnerie ouvre le chant II, elle reviendra plus lointaine derrière le piano presque sépulcral pour cette introduction solennelle. Les cordes surgissent en force dans un véritable maëlstrom langoureux qui se résorbe assez vite dans une atmosphère apaisée. Ces deux premières parties sont évidemment des préparations pour la longue pièce trois, plus de treize minutes. Une pièce d'abord d'un grand dépouillement : le piano hésite, la clarinette pose quelques notes aussi. Le rythme est lent, méditatif. Les deux instruments tiennent un dialogue plus serré, comme une marche dans les rochers quand les pieds cherchent des appuis stables, glissent parfois. L'autoharpe leur répond en sourdine. C'est le cheminement d'une ascèse, la recherche de la lumière. Il y a évidemment du mystique chez ce solitaire (aonaran en norrois) de Richard Moult, et parler de folk mystique n'est donc pas faux, mais je vois en lui, au fur et à mesure des écoutes, une sorte de Arvo Pärt celtique. Des chœurs d'hommes et de femmes alternés vont d'ailleurs constituer l'essentiel du matériau de ce III. Qu'il s'agisse probablement de sons produits par un échantillonneur n'enlève rien à la beauté grandiose de ce chant face à la mer, s'élevant et descendant comme les marées. Comment ne pas être saisi par ce face à face hiératique qui pourrait évoquer des tableaux de peintres préraphaélites comme John William Waterhouse ou encore les scènes sublimes peintes par le romantique John Martin ?
Les deux pièces suivantes sont à leur tour des introductions à la seconde longue pièce, la VI, si bien qu'on peut voir comme deux livres (I - III // IV - VI) dans ce cycle. "Sjóraust IV", qui fait d'abord dialoguer mouettes lointaines criaillantes et piano résonnant, se fait brièvement danse tournoyante et folle. La mer revient avec "Sjóraust V"; un récitant lit ce qui fait d'abord penser à un fragment liturgique, mais, nous dit la pochette, serait un énigmatique texte mathématique (j'avoue ne rien avoir compris)...peu importe, c'est l'ambiance de messe qui compte, et les cordes qui surgissent, ardentes, en vagues courtes, brisées par le silence seulement occupé par la mer toujours en fond, chaque poussée comme un prière fervente, renouvelée, dans l'attente de quelque chose, de cette voix féminine qui vient enfin se fondre dans les cordes comme la corde ultime. "Sjóraust VI" peut alors se déployer après un court introït en gaélique. L'orchestre des vagues et des vents loge en son sein une chanson gaélique traditionnelle interprétée par la chanteuse irlandaise Alison O'Donnell avant de laisser dialoguer le piano, le violoncelle et la flûte baroque. Puis le silence, une clochette, la clarinette, les autres instruments revenus tournent, une vague énorme propulse le tout un niveau plus haut, une autre encore, le lyrisme intense, celui qui soulève et qui palpite pourtant de moments plus doux, plus suaves, qui épouse la mer revenue entre les phrases musicales. L'autoharpe accompagne les derniers moments apaisés de cette pièce à la sombre beauté désolée.
Peu à peu, Richard Moult élabore une œuvre vraiment singulière, quelque part entre folk mystique et néo-classicisme épuré, servie par des apports électroniques parfaitement fondus dans le tissu musical.
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Paru en 2016 sur le label Second Language / 6 titres / 40' environ
Pour aller plus loin :
- Mon article consacré à Aonaran (2013 sur Wild Silence, reparu en février 2017 sur bandcamp)
- Mon article consacré à Rodorlihtung (2012)
- la page consacrée à l'album sur le site de la maison de disque
- Sjóraust II en écoute ci-dessous :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 14 août 2021)