David Lang / Maya Beiser - the day
Publié le 2 Juin 2018
Une rencontre au sommet ! D'un côté la violoncelliste Maya Beiser, à laquelle j'ai consacré un article synthétique d'hommage au tout début de l'existence de ce blog, en 2007, "Maya Beiser, le violoncelle sans frontière" (article mis à jour et "sonorisé" !). De l'autre David Lang, pour moi le plus grand compositeur vivant. Tous les deux se connaissent depuis longtemps, au moins depuis le disque World to come, publié en 2003 sous le seul nom de Maya, unique instrumentiste de l'album. La composition de David Lang lui donnait son titre. On y trouve aussi une version pour quatre violoncelles de "Fratres" d'Arvo Pärt, le très élégiaque et foisonnant "Mariel" d'Osvaldo Golijov et le "Lament for Phaedra" de John Tavener.
Il se trouve que le nouveau disque de David Lang nous propose à nouveau la composition "World to come", pour violoncelle et violoncelles préenregistrés. Seule différence insignifiante : en 2003, elle était en quatre parties, alors que maintenant elle est donnée d'un seul tenant. C'est curieux d'ailleurs comme la mémoire travaille : je ne me souvenais plus qu'elle accompagnait de la voix son violoncelle. Sur le site du label Cantaloupe, David Lang revient sur ce dédoublement instrument / voix, avec une séparation plus sensible à mesure que le morceau progresse : celle-ci serait une métaphore de la séparation de l'âme d'avec le corps au moment de la mort. La musique raconterait leur combat pour se réunifier dans un monde post-apocalyptique paisible. Au début le violoncelle, en courtes phrases percussives, avec de brusques syncopes, doublé par la voix qui semble en surgir, en être l'émanation. Puis le violoncelle se dédouble, d'un côté le phrasé grave qui ne cesse de retomber, de l'autre une esquisse de mélodie dans les médiums, la voix se faufilant entre les deux avant de s'envoler quand un troisième violoncelle s'est ajouté. L'image d'une fleur qui s'épanouit, ouvre ses pétales. L'âme chante dans la lumière, son chant ondule doucement, elle monte pour disparaître. Le violoncelle gémit langoureusement. La mélodie surgit, sublime élégie auréolée par les autres violoncelles qui lui font une couronne frémissante. C'est un élan très doux, d'une inoubliable tendresse, toujours renaissant. Il n'y a plus rien que cette beauté exhalée. Un cœur de violoncelle prend le relais pour soutenir la même mélodie, un peu plus grave. Atmosphère d'ivresse légère, édénique, exultation marquée par le retour des ponctuations marquées. Nous sommes dans le monde à venir, infiniment suave, détaché des choses terrestres, qui se déploie et se replie avec des mouvements d'une grâce inexprimable, dans l'attente des retrouvailles se fait attentif. Les violoncelles accueillent le retour de la voix, se taisent pour qu'elle vibre pure dans le silence, se démultiplie elle-même jusqu'à ce qu'un seul violoncelle vienne l'enlacer, puis un deuxième ponctue la marche nuptiale, la lente montée : le violoncelle a absorbé la (les) voix.
Ne reprochons donc pas à David Lang de recycler une vieille composition : quelle joie de retrouver un joyau intemporel et de l'offrir à un public nouveau, renouvelé. D'autant que le disque nous donne à entendre une œuvre de 2016, "the day"... Mais auparavant...
"the day" : non seulement la musique de David Lang, mais ses mots, dits par Kate Valk, accompagnés par le violoncelle de Maya Beiser. Le texte se présente comme une très longue énumération de phrases à la première personne, déclinées alphabétiquement à partir du deuxième terme (verbe ou adverbe) suivant le pronom de la première personne. David Lang a construit son texte à partir d'une recherche par internet des phrases commençant par " I remember the day that I..." Extrait, le début :
the day
words by david lang
I remember the day
the day I ‘got’ it
I achieved the perfect engineering drawing
I actually was able to laugh with delight
I approached one the students
I arrived
I arrived and the fear of being alone
I arrived at the prison
I attended her wedding
I baited my hook
I became a true collector
I became colored
I became one of those things to be cast aside
I began a habit based on such commercials
I believe he parked his car in a driveway between a brick fence
and the building
I bought 6 yards of a cream colored fabric
I bought it
I bought my first issue
I brought five items into the dressing room and they all fit
I brought him a pumpkin pie
I bumped you
I came across it in a local yarn shop
I came home from school, the day that darn boy punched me I came home knowing that I wouldn’t go back
I came with him
I carried him, sleeping
I caught the bug
I chose the name
I could finally speak
I could no longer get out of bed
I cried my soul out
I decided
I decided I wanted my own studio
I decided I would switch
I decided it was my favorite number
I decided that the pain I was causing myself was truly optional I decided to be less busy in my life
I decided to become a composer
I decided to end it, it was like a light came on in my head
I decided to learn how to make my own
I decided to make a significant change in my lifestyle
I decided to move there for good
I decided to quit
I decided to run 18 miles
I decided to start
I did it
I did my first pull ups
I discovered that I would be independent
I discovered that site
I discovered the lights
I discovered the obscure figure
I disrespected my mom
I drove there
I earned my first pay
I emailed her to ask if I could be involved
I emailed him
I entered high school
I fell in love (...)
La voix énonce les propositions, le violoncelle l'accompagne sobrement de phrases ponctuées de silences. À partir de "I fell in love", interviennent des violoncelles préenregistrés, la composition devient chorale. Le lyrisme s'épanouit merveilleusement, les violoncelles langoureux en notes tenues, comme des corolles successives autour de la voix. Tout prend une dimension mystérieuse, on avance dans la merveille de la vie. Ce que dessine cette longue litanie, c'est en effet une vie, des vies multiples, la succession des choix à chaque moment du jour qui devient l'image globale de la destinée humaine, tissée de petits riens. Il est évidemment judicieux de placer ce titre avant "World to come", tourné vers l'après-mort. L'émotion grandit au fil du morceau, soulignée par les phrasés diaphanes des violoncelles, leur pureté démultipliée. On est encerclé par les développements enveloppants, comme si la vie prenait les allures d'un rêve. C'est l'envoûtement, une envolée sublime qui ne finit plus, la voix enchâssée dans les volutes baroques, avant la retombée dans les moments difficiles :
I went to my therapist and I told her that my hips and knees were hurting
I went to the army
I went to the doctor I actually felt sick
I went to the hospital to see you
I went with some friends to get away for the weekend
I wrote my letter of resignation
Deux chefs d'œuvre qui se répondent, se complètent. Un des grands disques de ce début de siècle !
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Paru en janvier 2018 chez Cantaloupe Music / 2 plages / 54 minutes environ.
Pour aller plus loin :
- l'album en écoute et plus :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)