Une nuit particulière avec Erik Satie et Nicolas Horvath à la Philharmonie de Paris

Publié le 16 Octobre 2018

   Comme prévu, Nicolas Horvath a joué plus de huit heures, sans pause, l'intégralité de l'œuvre pour piano d'Erik Satie. Ce qui aurait pu sembler une performance gratuite, bien dans l'air de notre temps qui aime battre des records, s'est révélé être pour le public nombreux venu l'écouter - dont une bonne partie a tenu jusqu'à la fin de la nuit - une expérience d'immersion fascinante, rien de moins qu'une tentative de résurrection d'un compositeur et de son époque. Une plongée dans une autre temporalité, amorcée dès les Vexations placées en accroche exigeante, appelant une écoute méditative, concentrée, et fermement prolongée par le montage voulu par le pianiste, qui a choisi de ne pas suivre l'ordre chronologique et de lier fortement les pièces en les enchaînant, empêchant les applaudissements intermédiaires si néfastes à la création d'une atmosphère, d'un recueillement.

   Réalisée par Thierry Villeneuve dans un magnifique noir et blanc, la captation intégrale de la nuit, disponible sur Culturebox et visible ci-dessous, s'attache à rendre la qualité de l'écoute fervente du public, que les trop habituels et agaçants toussotements, les allers et venues du public entrant et sortant à intervalles réguliers dans l'immense salle, les vagissements de bébés blottis contre leur mère, ne sont pas parvenus à déranger. Filmé de très près, de plus loin, sur fond de public grâce à plusieurs caméras, dont une tournant sur un rail semi-circulaire, Nicolas Horvath apparaît tel qu'il fut, un bloc impressionnant de concentration. Desservant d'une cérémonie intérieure et universelle, passeur de mystère, on le voit posant ses doigts avec délicatesse sur le clavier, capable d'une infinie douceur dans ses effleurements, décidé à ralentir le cours du temps ou au contraire à en souligner les tensions, les paroxystiques scansions marquées par son corps se soulevant, les bras nerveux faisant s'abattre les mains presque rageuses sur les touches. La caméra se promène aussi dans la salle, saisissant des auditeurs en pleine écoute, chacun avec sa pose, sans oublier les invités de Nicolas, installés dans des transats sur la scène, qui regardant de tout son regard ou lisant, qui semblant dormir. Parfois, elle sort de la salle, balayant les environs de la Philharmonie, un peu comme dans les films muets : promeneurs isolés flânant sous les arbres d'une large allée, flux de voitures sur le périphérique relient le concert au monde. Des intertitres, sans doute pris aux archives d'Erik Satie, à ses écrits, ses partitions, émaillent le cours du concert, soulignent incidemment des caractères de sa musique, écrite « d'une certaine manière », « énigmatique », proposent des contrepoints poétiques non dénués d'humour. De rares passages en couleur insèrent des photogrammes inédits illustrant la décomposition du mouvement. On voit un homme nu monter un escalier, des danseuses mauves tournoyer sur fond jaune pendant une gymnopédie. Bref, ce très beau travail permet de revivre avec plaisir et autrement ce concert hors-norme. Rien ni personne n'est oublié : la belle veste satinée, brodée, de Nicolas, son Steinway comme un paquebot luisant dans la nuit, l'élégance d'allure et de geste de la tourneuse de page du premier tiers du concert. Flous et jeux de reflets nimbent la prestation d'un voile de rêverie, tandis que les séquences extérieures finissent par confondre images d'aujourd'hui et d'avant-hier dans une inactualité fluide et flottante, comme « un paysage au loin », enveloppé « dans une grande bonté » par la science décalée, un brin désuète parfois, intempestive souvent de ce malicieux Erik Satie.

   Un immense merci à Nicolas Horvath et à Thierry Villeneuve pour cet hommage redoublé. La prise de son, est-il besoin de le souligner, est impeccable. Satie, unique fidèle de l'Église métropolitaine d'art de Jésus conducteur qu'il avait fondée, était sorti pour l'occasion de son humble tombe d'Arcueil : deux olibrius, un pianiste et un vidéaste, avaient enfin réussi à remonter, non la mer démontée, mais Satie en personne, dont le fantôme jouait au passe-muraille dans les couloirs du labyrinthe de la Philharmonie et planait au-dessus de la grande scène. Vous ne l'avez pas vu ? Quel dommage ! Il y était pourtant, « cumulativement », « avec étonnement »...

N.B Les mots ou expressions entre guillemets ont été prélevés dans les intertitres de la captation.

Rédigé par Dionys

Publié dans #inactuelles, #Le piano sans peur

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