Ambroise - À la tonalité préférable du ciel

Publié le 16 Décembre 2018

Ambroise - À la tonalité préférable du ciel

   Ambroise est le nom du projet mené par Eugénie Jobin (compositions, voix, guitares et harmonium), avec le soutien fidèle de trois musiciens qui, outre le concours de leurs voix respectives, jouent de l'accordéon (Frédérique Roy), de la basse électrique et de la contrebasse (Gabriel Drolet) et des guitares (Simon Labbé). Venus des domaines des musiques improvisées, nouvelles et expérimentales, ils se produisent à Montréal et Toronto, défendent une chanson ouverte, libre. À la tonalité préférable du ciel est leur premier album complet après deux mini-albums. Il comprend neuf poèmes mis en musique par Eugénie. Les textes sont du poète québecois Paul-Marie Lapointe (1929 - 2011), dont le premier recueil, Le Vierge incendié en 1948, était d'un surréalisme flamboyant. Les poèmes choisis ici sont évidemment placés sous le signe de Rimbaud, comme l'indique le titre du premier, « Partir ». Entre blasons du corps féminin (« Message de ton corps » ou « Astéroïde ») et célébrations de la nature confondue avec l'espace même de l'amour, de l'angoisse (« Respiration », « Courte paille », « Hibernations »), les poèmes chantent une liberté sans frontière, dans laquelle le poète s'agrandit aux dimensions d'un univers où tout lui est parentèle :

J'ai des frères à l'infini

j'ai des sœurs à l'infini

et je suis mon père et  ma mère

 

J'ai des arbres des poissons

des fleurs et des oiseaux

   Le dernier  poème mis en musique, « Hibernations », se termine sur la métaphore saisissante des « oiseaux blancs aériens ossements » : présence de la mort dans la vie, corollaire du « message de ton corps » qu'est « la création du monde » à la fin de « Message de ton corps ». L'intérieur et l'extérieur se mêlent comme dans le très beau « Une », sous le signe d'incessantes métamorphoses :

mille amoureuses m'extraient de la mort

me tirent de la terre

 

mille amoureuses toujours la même

 

l'automne elles s'envolent de moi

puis réapparaissent

avec les feuilles

   Musicalement, l'album est marqué par la beauté des guitares, fluides, tranquillement rutilantes, et par la voix angélique d'Eugénie, régulièrement épaulée par celle de Frédérique ou le chœur des trois autres. « Partir » est une ballade folk qui prend le temps de rêver entre les strophes : on y respire à l'aise, on s'envole avec les phrases, les mots chantés avec grâce et une certaine suavité qui exclut toute dramatisation. Dans « Une », l'évocation de la mort, prise en charge par la basse électrique ou la contrebasse, est transcendée par les délicats mélismes de la voix dédoublée (au moins ?) et des guitares. L'harmonium ouvre « Crâne balayé rose », le texte le plus surréalisant, nous propulsant dans un autre monde, ponctué par les boucles des guitares. La voix d'Eugénie se fait plus fine encore, module chaque mot avec une infinie délicatesse. Chaque phrase est ainsi sertie d'une aura sensible, la chanson sur le point de mourir repart mieux dans un quasi chuchotement-chanté. Bien sûr, il faut tendre l'oreille pour une telle musique, sinon les mots ne sont plus perçus. Il faut soi-même se tapir dans le doux buissonnement musical, avant de s'ouvrir aux bruits des rues du premier espace de vivre, interlude accompagné par l'avancée du piano et une voix en sourdine. Puis c'est la mer qu'on entend, les voix féminines tendues soudain vers le ciel qui frémit. Il faut dire la merveille de « Message de ton corps », cet accord entre la polyphonie subtile des voix et l'accompagnement à l'harmonium, puis aux autres instruments. Nous sommes entre musique médiévale et quasi ambiante, habitée d'un feu secret, d'un mystère. C'est une pièce somptueuse.

       « Respiration » est sous-tendu par l'accordéon et l'harmonium intimement mêlés dans une nappe de drones, avant que les guitares n'annoncent et n'accompagnent aussi les chants haut-perchés des quelques vers du poème. On peut considérer qu'il forme diptyque avec « Astéroïde », autre poème court, où l'on entend un peu les voix masculines de l'ensemble car il est nettement choral avant tout, les guitares ponctuant le phrasé. L'harmonium donne à « Frères et sœurs » sa dimension de religiosité si particulière, liée au caractère cosmique du texte, à la figure christique du poète, cet « assassin sans lame » qui « se perce de lumière ».

   Suit un deuxième intermède, « l'espace de vivre 2 », avant « Courte paille », boucle obsédante de guitares et de voix, expression musicale de l'angoisse qui « polit sa terre ». Le disque se termine avec « Hibernations », le plus long titre. Autre évidente réussite, celle de la liberté de la composition, qui épouse le texte, sans le brusquer, choyant chaque vocable, le laissant résonner, déployer son sillage onirique, laissant le temps aux mots de « fra(yer) leur chemin vers l'intérieur », jusqu'aux bruitages insolites suscités par le dernier vers déjà cité plus haut, où l'on croit entendre s'entrechoquer les « aériens ossements ».

   Qui, de ce côté-ci de l'Atlantique, servirait ainsi la poésie, loin du bruit et de toute mièvrerie, dans une forme musicale à ce point naturelle qu'elle épouse les mots, les rythmes, qu'elle enchante absolument ?

   Un disque merveilleux, et un objet soigné, avec les textes de tous les poèmes, ce qui n'est hélas pas si fréquent !

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Paru en novembre 2018 chez Wild Silence / 11 plages / 46 minutes environ.

Pour aller plus loin :

- disque en écoute et en vente sur bandcamp :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 septembre 2021)

Rédigé par Dionys

Publié dans #L'Autre Chanson française, #La Musique et les Mots

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