Anne Chris Bakker - Stof&Geest

Publié le 4 Février 2020

Anne Chris Bakker - Stof&Geest

    Guitariste et compositeur, le néerlandais Anne Chris Bakker est au fond un musicien poète, créateur d'environnements sonores qui sont autant d'embarquements pour l'ailleurs. Orgue ou claviers, guitare, bruits divers enregistrés çà et là, percussions minimales, piano agonisant enveloppé dans une ouate épaisse et enregistré sur magnétophone à bandes, sont les matériaux de cette musique attentive à dessiner le silence, à traquer l'inaudible, l'imperceptible. Le titre, traduit en français, "Matière et Esprit", s'il ne renvoie pas, comme le précise le compositeur, à un album concept, indique clairement une perspective philosophique : la matière (sonore, et plus largement), conduit vers l'esprit, l'intangible. Cette musique est essentiellement anti-matérialiste, parce que visant à l'évanescence, à la disparition. Elle procède non par lignes, par frappes, mais par vagues, par enveloppements successifs. Si elle peut être puissante, jamais elle n'agresse. Elle caresse, cherche à nous faire frémir d'une joie ineffable.

    "Petrichor", le premier titre, avance sur une vague d'orgue, un mur de drones sinusoïdaux. Les gestes musicaux, accords de guitare, frappes légères sur la caisse de l'instrument, bruits de rue, se détachent comme des ombres sur le tissu tendu. Tout est amorti, nimbé d'une douce irréalité, mais chaque ombre portée atteint un relief étonnant, décuple l'attention. Avec "Wand", le piano surgit doucement de bruits d'eau, de la mer peut-être, avant d'y sombrer à nouveau tandis que se lève un mur de drones travaillé de fissures, d'interstices. Le son monte, les fissures se font plus nombreuses, stries aiguës en essaims d'oiseaux criaillant dans les lointains, griffures traînées sur le mur qui disparaît à son tour. Le piano peine à se faire entendre au début du titre suivant, "Interval" : boucles brisées, amorties, floues, comme sorties d'un vieux disque, recouvertes en partie par des bruits de trains, de foules dans des gares. La musique cède le pas aux bruits, qui occupe tout l'espace sonore. On dirait alors une radio à peine audible de la bande des ondes courtes, les échos d'un monde disparu que le piano sur la fin accompagne mélancoliquement sur fond crescendo d'un drone épais, opaque de moteur très assourdi tournant à grand régime dans les infra graves. Le titre éponyme combine à nouveau un piano au ralenti, dont certaines notes semblent distordues, des fragments de conversations, d'interpellations, et l'irrésistible épiphanie d'une matière sonore grandiose, ouverte sur l'espace immense. La musique emporte l'auditeur, le transporte par sa puissante beauté, sauvage et à peine distinguée de l'informe auquel elle retourne accompagnée par la guitare et une percussion obsédante, sourde. Un drone vrillé sur lui-même, rejoint par un autre, puis par la guitare, ouvrent "Traces", un des plus longs titres. Le tapis de drones sert de bourdon à cette composition qui joue des crissements, d'infimes bruits, la guitare presque diaphane, attentive à se poser dans les plis. On retient son souffle, parce qu'on a l'impression d'être dans une chambre cosmique, avec un archange qui dormirait là, dont la respiration occupe l'espace le plus lointain, produisant des prodiges, des surgissements féériques soulignés par des clochettes, des ponctuations lumineuses de boîte à musique déréglée. Peu à peu, en même temps que les craquements se multiplient dans la pièce, une force sourde monte et se résorbe : l'archange s'en va, accompagné du piano miraculé et de murmures caressants prononcés dirait-on en japonais. Comme c'est beau, exquis... Au pays de "This Rhizome", le piano répète de manière désarticulée une boucle chétive, une horde de nuées traverse le ciel sonore, une marée onirique déferle et se retire doucement. Une des rares mélodies développées de l'album forme la trame du bouleversant "I can not tell", balbutiement mangé de silences, de sourdines.

   Une forme plus longue, presque quinze minutes, permet à "Verdicht me" de réaliser au mieux cette esthétique de l'apparition / disparition : la musique est évocation des ombres, lent dégagement des brouillards, immersion dans les couches intermédiaires. Bruits et sons se mélangent, tout est potentiellement musique, mais pas bruitiste ou concrète pour autant : c'est une musique habitée, hantée. Il s'agit toujours de rejoindre ce qui est recouvert, perdu, de faire lever le silence, d'atteindre la beauté. Sans brusquerie, sans impatience : la durée est consubstantielle à cette démarche. Ce qui advient, comme ici, est indescriptible, stupéfiant. La violence latente du surgissement monstrueux, écoutez bien ces zébrures, cette palpitation énorme, mène à des aubes transfigurées, légères et solennelles, processionnelles, bardées de sons tenus sans doute en partie issus de la guitare à archet, de sons ronflants et rutilants qui absorbent la conscience, plongent l'auditeur dans une profonde extase béatifique. Après une telle expérience auditive, "Make my bed in crystal waters" semble nous rappeler au concret du monde : bruits de pas, piano dégagé de sa ouate, mais le ciel se couvre de drones, se déchire, une nouvelle marche commence, hallucinée. Et c'est encore un départ fulgurant pour des mondes mystérieux, légendaires, la voix féminine revient, des déflagrations scandent le chemin, les étoiles ont chu depuis longtemps. Voici l'avènement d'une splendeur pleine, d'un charme suprême. On ne désire plus rien que d'aller là-bas se fondre à ces levées sublimes, plonger dans les eaux de cristal de lave des lacs infinis...

   L'autre plus beau disque de 2019 : à égalité avec Christopher Cerrone !!

--------------

Paru en septembre 2019 chez Unknown Tone Records / 9 plages / 63 minutes environ

Pour aller plus loin :

- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :

 

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :