Nico Muhly, discret génie protéiforme des musiques contemporaines (1)

Publié le 14 Mai 2020

Nico Muhly, discret génie protéiforme des musiques contemporaines (1)

   J'ai déjà salué comme il se doit dans ces colonnes les grands disques solo de Nico Muhly que sont Speaks volumes (2007), Mothertongue (2008) , I drink the air before me (2010), Seing is believing (2011), et Drones (2012). Depuis, on aurait pu croire qu'il avait disparu, lui, très proche collaborateur de Philip Glass, qui a travaillé avec la chanteuse Björk, avec Antony and the Johnsons, bref du beau monde, de quoi assurer sa célébrité médiatique, d'autant qu'il compose aussi des musiques de films, pour la télévision, et ne dédaigne pas l'opéra. Pourtant, la discographie de ce jeune prodige né en 1981 semble s'arrêter en 2012... C'est qu'il est un peu comme les artistes modestes qui travaillaient sur les cathédrales : il ne met pas son nom partout, en avant. Parfois, il faut bien regarder pour découvrir qu'il signe en effet toute la musique d'un album, sans que son nom apparaisse sur la couverture (voir ci-dessus, et même pour l'extrait vidéo), ou bien son nom apparaît à égalité avec celui d'un autre compositeur. Est-ce son passé de chanteur dans le cœur de l'église épiscopale de Providence qui le conduit à cette belle humilité ? Toujours est-il qu'il continue de composer... et l'ambition de cet article (et du suivant) est justement de présenter une partie de son œuvre conçue et publiée après Drones.

   Peu après Drones sort Cycles, en 2013, sous le seul nom de l'organiste James McVinnie, principal instrumentiste de l'album, dont toute la musique est bien signée Nico Muhly. On y trouve en ouverture trois préludes pour orgue solo, d'un minimalisme flamboyant, véritable exploration de l'orgue Marcussen de la chapelle de la Tonbridge School (école privée anglaise pour garçons, fondée en 1553). Puis le fragile et troublant, mélodieux jusqu'à la suavité, "Slow Twitchy Organs", pour orgue, alto (Nadia Sirota) et marimba (Chris Thompson). Suit un cycle de sept pièces intitulé "Seven O Antiphon Preludes", où l'on retrouve l'orgue seul, auquel il faut ajouter la voix de ténor de Simon Wall. Chaque morceau commence  par une sorte de cantillation a capella, avant de laisser l'orgue développer les thèmes. Nico Muhly signe une authentique musique religieuse, pleine de ferveur, de mystère, de splendeurs austères, dont les parties vocales évoquent la musique orthodoxe. La deuxième pièce du cycle, "O Adonai", est un hymne formidable, somptueux. "O Radix Jesse" multiplie les profondeurs dans un climat doucement extatique. "O Clavis David" évoque les meilleures pages pour orgue de son ami Philip Glass : c'est d'une incroyable candeur, avec un finale glorieux inattendu. Un très beau dialogue entre aigus et graves sous-tend le méditatif "O Oriens", tandis que "O Rex Gentium" chante une royauté tranquille et lumineuse, tout en transparences. Le cycle se referme avec " O Emmanuel", hymne majestueux aux lignes hiératiques. Et ce n'est pas fini ! Après ce cycle magistral, c'est le tumultueux "Fast Cycles", chef d'œuvre d'un minimalisme exubérant, grandiose, écrasant parfois, d'une beauté ravageuse qui suggère les vertiges de l'Ineffable. Pour terminer, l'étonnant "Beaming Music" (Musique radieuse), pour orgue et marimba, cette fois le marimba souvent au premier plan. C'est une pièce assez virtuose, très rythmée, avec des raccourcis, des fulgurances, des cassures, comme une ode à la vie, pleine d'imprévus, d'aperçus surgissants, de couleurs. On peut y voir une influence de la musique pour gamelan, mariée à un lyrisme échevelé, un brin narquois, impertinent. Bref, ce disque est un des grands disques de Nico Muhly, compositeur majeur de notre temps.

   En 2015, le nom de Nico Muhly réapparaît sur la droite de la couverture en jaune orangé, avec en grisé à gauche celui du compositeur Ernest Bloch. Au dos, leurs deux noms "Muhly & Bloch" en jaune orangé avant les titres principaux.

Nico Muhly Cello concerto
Nico Muhly s'attaque aux grandes formes du répertoire.

Ernest Bloch (1880 - 1959), compositeur, violoniste et chef d'orchestre suisse naturalisé américain, 'encadre' Nico Muhly, avec sa rhapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre de 1916, lyrique et chaleureuse, et ses "Trois poèmes juifs pour orchestre" de 1917, évocations colorées discrètement orientales (on n'est pas loin des couleurs d'un Stravinsky, mais en moins sauvage).

Le concerto pour violoncelle de Nico Muhly constitue le cœur de cet album. Si le violoncelle développe des lignes mélodiques flexibles, l'arrière-plan orchestral est évidemment assez éloigné de l'univers d'Ernest Bloch. Pas d'enveloppement en arrondis, beaucoup d'à-plats, de brisures, de perturbations rythmiques. L'écriture du premier mouvement  est nerveuse, serrée, plus proche de celle de David Lang dont j'entends parfois le phrasé impressionnant, sa manière de sculpter à même la lave. C'est tout à fait superbe, avec un deuxième mouvement onirique, sur lequel la harpe vient poser sa délicate toile arachnéenne. Le tout devient une immense berceuse relevée de cordes aux frémissements éloquents, animée sur la fin par des soulèvements puissants, énigmatiques. Le troisième mouvement commence 'à la Philip Glass', animé et enjoué. Les boucles se succèdent, mais déchirées par de brusques interventions, des décrochages, qui donnent une tension incroyable à cette trame pulsante, un peu reichienne aussi. La partition est émaillée de constantes trouvailles de coloris, de timbres, joue sur les contrastes, les hauteurs, avec une maestria magnifique. Un concerto à réjouir les vivants et réveiller les morts par sa coda dramatique.

(à suivre)

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- Cycles paru en 2013 chez Bedroom Community (HVALUR19CD) / 13 plages / 55 minutes environ

- le Concerto pour violoncelle paru en 2015 chez Steinway & Sons /  7 plages /  65 minutes environ

Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Contemporaines - Expérimentales

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