Jasmine Guffond & Erik K Skodvin - The Burrow
Publié le 20 Novembre 2020
Après une collaboration entre la compositrice de musique électronique Jasmine Guffond et Erik K Skodvine de Deaf Center (duo fondé en 2003 avec Otto A Totland) lors du dixième anniversaire du label berlinois sonic pieces en 2019, Monique Recknagel, la dirigeante de cette maison, a souhaité qu'elle débouche sur un disque, qui est sorti fin octobre 2020 sous le titre The Burrow (Le Terrier). Où l'on retrouve Franz Kafka, puisque Le Terrier (Der Bau) est son dernier récit, resté inachevé et publié de manière posthume en 1931, sept ans après la mort de l'écrivain. Ce choix est évidemment en rapport avec l'étrange année 2020. Le narrateur, mi-homme, mi-animal, souhaite édifier une demeure parfaite pour se protéger de ses ennemis. Il ne cesse d'y apporter des modifications, mais cela ne l'empêche pas de vivre dans une terreur quasi permanente. « La plus belle chose au sujet de mon terrier est sa tranquillité. Bien sûr, elle est trompeuse. À tout moment, il peut être détruit, et tout sera terminé. Pour le moment, cependant, le silence m'accompagne. » Une parabole animalière sur la paranoïa galopante de nos sociétés hyper-protégées, qui se sentent paradoxalement toujours plus menacées.
Chaque titre porte le nom d'un animal éteint ou en voie d'extinction. Jasmine manie son ordinateur portable et des cymbales, tandis qu'Erik joue du piano, de l'orgue Farfisa, des percussions et des retours. Ils sont rejoints par la musicienne finnoise Merja Kokkonnen qui improvise des vocaux sans paroles.
Avec "Spririfer", nous voici peut-être à l'intérieur de la coquille bivalve de ce coquillage disparu. Des nappes sonores s'étirent, se chevauchent lentement jusqu'à l'entrée du piano, sépulcral, minéral, qui descend un escalier de pierre. La voix de Merja l'accompagne de son lamento murmuré, prolongé d'échos. L'atmosphère est lourde, prenante, celle d'une prière désespérée qui se déploie en envolées fulgurantes à la limite du cri. Superbe entrée dans ce disque chamanique ! "White eyes", cymbales frémissantes sur fond continu, nous plonge dans le terrier traversé de bruits sourds. Dans ce monde souterrain pour albinos, des millions de chauves-souris font un vacarme qui tapisse toutes les parois sonores, comme la démultiplication de toutes les peurs provoquées par les ténèbres environnantes.
L'animal fouisseur, "The burrower", est en activité. Il creuse, respire, on creuse, ça respire : qui sait ? Les textures électroniques tenues, les grattements percussifs infimes mènent l'habitant souterrain à un orgasme d'horreur proche de l'étouffement tandis que les coups se rapprochent, que tout gronde comme d'énormes animaux invisibles et tout proches.
Le titre suivant, "Cozumel Trasher" est probablement déformé par une coquille. Ne faudrait-il pas lire "Cozumel Thrasher", qui désigne le moqueur de Cozumel, un oiseau qui vivait sur l'île de Cozumel au large du Yucatán ? On peut y voir sinon le dérivé de l'adjectif "trash", bien sûr, mais le sens est rien moins qu'évident. "Des explosions sourdes de drones ouvrent le morceau. Puis une note tenue apporte sa lumière au milieu des déflagrations, quelque chose surgit lentement, en vrilles d'orgue crescendo, des vagues balaient l'espace, mais des objets inconnus créent une atmosphère de cauchemar, comme des terrassements anarchiques, proliférants, qui empêchent les sources d'espérance de gagner. C'est un immense combat, de plus en plus obscur, hanté, peuplé de voix caverneuses d'esprits défunts.
Le dernier titre, "Swan Galaxias", renvoie, comme son nom ne l'indique pas, à un poisson, le Galaxias Fontanus, poisson endémique en danger critique de l'est de la Tasmanie. Nous sommes en eaux profondes, dans des ondulations électroniques glauques. Tout résonne, rayonne, et la voix de Merge retentit comme celle d'une sirène au milieu des grondements, des grognements. On entend des sortes d'oiseaux emprisonnés, la tension monte, l'orgue étend une nappe lourde et lumineuse sur ces fonds inquiétants en proie à des surgissements vertigineux. Le piano brode une mélodie de boucles sombres trouées de cris terrifiants. Nous sommes emportés par un maelstrom, qui se calme pourtant, déchiré par la voix de mouette folle de Merge, bouleversante de déréliction contenue, rentrée... C'est le piano qui conclut, solennel, implacable, ce voyage dans le terrier de nos peurs.
Une musique impressionnante d'une sombre beauté.
Paru le le 30 octobre 2020 chez sonic pieces / 5 plages / 37 minutes environ.
Et vous, que voyez-vous ou croyez-vous voir par les multiples fentes de ce disque vert ??
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :