Lustmord + Nicolas Horvath - The Fall
Publié le 7 Décembre 2020
Une déconstruction du monument secret du Minimalisme
En 2013 sortait un coffret de quatre disques consacré à November de Dennis Johnson, monument secret du minimalisme qui aurait inspiré, d'après les dires de La Monte Young lui-même, son opus magnum, le fameux Well-tuned piano de 1964, d'une durée de six heures, les six heures qu'aurait dû durer November. Mais il n'en reste alors que 112 minutes sur une vieille cassette de 1959... Je ne vais pas refaire l'histoire de cette œuvre reconstruite, reconstituée par le compositeur Kyle Gann, auteur du magnifique livret accompagnant cette exhumation, sous les doigts du pianiste R. Andrew Lee : je vous renvoie à mon article d'avril 2014 (que je viens d'enrichir !). Ce nouveau disque consacré à cette œuvre fondatrice iconique réunit deux artistes hors-norme : Lustmord, compositeur de musique électronique gallois considéré comme l'un des fondateurs de la musique ambiante sombre (dark ambient), et Nicolas Horvath, pianiste classique, dont la palette va de Franz Liszt à Erik Satie, Philip Glass et bien d'autres compositeurs contemporains connus ou inconnus, lui-même compositeur de musique électroacoustique. La perspective adoptée par les deux hommes est symétrique de celle choisie par Kyle Gann pour faire renaître une pièce largement incomplète, ruinée et la remettre à la place qui lui revient : avec elle s'ouvre la période du minimalisme, courant majeur de la seconde moitié du vingtième siècle et du début du suivant, le nôtre. Quand la version de concert de R. Andrew Lee durait cinq heures, la nouvelle proposition ne dure plus que ... 66 minutes et quinze secondes ! C'est peut-être à partir de cette idée de ruine que s'est élaborée la musique des deux compères. Une ruine dans laquelle peuvent s'engouffrer tous les vents électroniques comme autant de traces sonores « d'esprits errants et sans patrie ». D'où l'image du cimetière sur la couverture. Hantés par le spleen baudelairien, serions-nous entrés dans un livre de Stephen King ? Lustmord prélude par des nappes mouvantes, inquiétantes, s'engouffre dans l'imaginaire ouvert par cette pièce d'allure hiératique, trouée de partout comme une abbaye gothique à demi-détruite. Une majesté dévastée, au-delà de toute déréliction, qui appelle à elle des lambeaux de toiles infernales, grosse d'enfantements monstrueux dans des coulisses blêmes. La musique du piano reste sur le seuil, glas sépulcral ou reste de lumière, enveloppée par ces draperies électroniques grondantes, menaçantes, comme si la terre allait s'ouvrir pour laisser les morts ressusciter. C'est novembre lugubre, crépusculaire, avec des oiseaux qui sonnent faux, leurres pitoyables par les champs de stèles mangées de brume. Novembre des orages inverses, de la lumière qui résiste malgré tout au déferlement informe des drones. En un sens, ce disque incarne le combat entre la forme, représentée par le piano, et l'informe, représenté par l'électronique. Chaque note de piano se dresse comme une stèle, frappe droite et dure prolongée d'harmoniques vers le ciel « bas et lourd qui pèse comme un couvercle », tantôt tiré vers le bas par des forces obscures, tantôt soulevé par des vagues éblouissantes, l'électronique étant ambivalente, imprévisible, retorse. La déconstruction opérée par cette collaboration se saisit des silences pour leur couper le cou, les transformer en aperçus d'outre-mondes. Le piano devient de plus en plus irréel lorsque l'on s'enfonce dans des textures oniriques saturées. Les harmoniques démultipliées s'y fondent comme si nous étions dans une gigantesque cathédrale, tracent un labyrinthe vertigineux, fuligineux. Je ne sais pourquoi me voici projeté dans ce roman extraordinaire qu'est L'Emploi du temps de Michel Butor. Immergé dans l'obscur de vitraux flamboyants. On ne pourra plus jamais en sortir. La lumière comme l'ombre deviennent liquide, on patauge dans des clapotis innommables, les égouts débordent, tout tremble. Mais le piano se dresse encore, lutte-t-il ou bien est-il l'instrument des Ténèbres ? C'est une atmosphère de fin des temps, une noire épiphanie annoncée par le balancement inexorable de cloche du piano. En anglais, 'The Fall", c'est l'automne, et c'est la chute, une chute interminable, qui nous entraîne si loin de tout. Le dépaysement radical, jusqu'à entendre aux limites de l'audible des battements d'ailes, le doux glissement dans la crypte d'après.
Une déconstruction fantastique, belle réponse à la fabuleuse version longue de Kyle Gann et R. Andrew Lee.
Paru le 4 décembre chez Sub Rosa / 4 plages / 66 minutes environ (les plages ont été ménagées pour le double disque vinyle, car il va de soi que l'ensemble s'écoute d'affilée si possible...)
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :