Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep

Publié le 6 Avril 2022

Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep
Reinier van Houdt - drift nowhere past / the adventure of sleep

Musique-Mondes 

   J'ai connu le pianiste Reinier van Houdt par son interprétation de Dead Beats d'Alvin Curran, sorti en 2019. Il appartient donc au cercle des pianistes défricheurs. Je ne savais rien d'autre de ce néerlandais de Rotterdam, qui a étudié le piano à l'Académie Liszt de Budapest, tout en travaillant très tôt avec des magnétophones, des radios, des objets et différents instruments à cordes. Il est fasciné par tout ce qui échappe à la notation : son, espace, temps, souvenir, mémoire, bruit, environnement quotidien. On peut dire qu'en tant que pianiste, il a interprété les œuvres des plus grands compositeurs d'aujourd'hui et travaillé avec certains d'entre eux, comme John Cage, Alvin Lucier, Luc Ferrari ou Peter Ablinger. Mais il a collaboré aussi avec des musiciens plus inclassables, comme Nick Cave ou John Zorn, et sorti pas moins de quatorze albums solo, participé à de nombreux festivals internationaux.

   Deux albums conçus selon des démarches un peu différentes, formant diptyque. Pour drift nowher past, chaque pièce se concentre sur tout ce qui entre dans l'esprit un jour spécifique de chaque mois (le 22 entre mars et août 2020 pendant la crise sanitaire) ; pour the adventure of sleep, autre parution conçue comme le pendant à la première et commandée par Yuko Zama (qui dirige elsewhere music) sur ce qui se produit chaque jour, comme le passage du temps, les bruits des voisins, le moment de s'endormir ou celui de se réveiller. Un fragment de Kafka sert d'exergue à ces deux disques : « Il ne faut pas quitter ta chambre. Reste assis à ta table et écoute. Tu n’as même pas à écouter, attends simplement. Tu n’as même pas à attendre, apprends juste à rester tranquille, calme et solitaire. Le monde s’offrira alors à toi et te proposera de le démasquer. Il n’aura pas le choix ; il roulera en extase à tes pieds.»

Vous n’avez pas besoin de quitter votre chambre. Restez assis à votre table et écoutez. Ne faites pas qu'écouter, simplement attendre, soyez toujours calme et solitaire. Le monde s'offrira à vous d’être démasqué, il n’a pas le choix, il va rouler en extase à vos pieds.

Source: https://quote-citation.com/fr/citations/7463

  La notion d'instrumentarium n'a plus guère de sens ici. Certes, pour le premier disque, on y entendra du piano, de l'harmonium indien, des cordes jouées à l'archet,, de la guitare au blottleneck, des synthétiseurs... et des échantillons, mais aussi des extraits sonores de film de Marguerite Duras (Le camion, notamment), de Robert Bresson, d'autres enregistrements d'archives et de sons dans et aux alentours de la maison de Reinier ; et pour le second, piano, synthétiseur Korg, toute sortes d'enregistrements triturés, de sons très divers, d'objets roulants et vacillants, horloges, bols chantants en verre...et des extraits du film Un Homme qui dort de Georges Perec ! Chaque composition fait son miel sonore de toutes les composantes : tout y devient musique, y est musicalisé, emporté dans un flux de conscience. Certes, la musique concrète et d'autres musiques expérimentales ont depuis longtemps reculé les limites de ce que l'on appelle musique. Il me semble que rarement, toutefois, on a à ce point conçu tous les bruits du monde comme musicalisables dans des pièces qui ne hiérarchisent plus les composantes, les traitent à égalité. En littérature, l'expérience de James Joyce dans Ulysse (1922) est d'un ordre similaire.

   La première pièce éponyme commence au piano, un flux minimaliste continu, un bruit de chaises déplacées, puis accompagné du chantonnement du pianiste et d'une voix féminine, d'abord sans parole, puis avec un texte en français (non identifié : « qui se souviendra / qui pleurera ma peine / qui ma vie passée / pleurera cet amour »). La dérive a commencé, très feutrée, d'abord longuement menée par le piano, puis alimentée çà et là de nouveaux matériaux, cloches, drones de synthétiseur, poussées sonores. Une pulsation sourde anime ce flux élégiaque magnifique, prêt de sombrer dans quel naufrage, je pense à la musique de Gavin Bryars, The Sinking of the Titanic. Reviennent les premiers vers, on s'abîme dans les graves sépulcraux. Le courant de conscience de la pièce a déjà généré un autre courant, celui de l'auditeur entraîné, dérivant à son tour. La deuxième pièce, "friction sleep maze" fait surgir d'étranges limbes électroniques, grinçantes, dont se détache un long extrait sonore du film Le camion de Marguerite Duras : on entend non seulement la voix reconnaissable de Marguerite, mais des extraits de la musique, celle des Variations Diabelli de Ludwig van Beethoven, la trente-et-unième, sur laquelle le piano de Reinier s'appuie en se confondant presque avec elle avant de s'en détacher, et ça c'est très beau, n'est-ce pas ce qui nous arrive à tous quand nous aimons une musique, elle finit par nous sembler nôtre, elle nous appartient, c'est comme si c'était nous qui l'avions composée. Cette dérive, c'est une invasion, une incorporation du monde dans notre conscience, l'être-monde que nous sommes. Et me voilà embarqué dans ma propre mémoire, tiré vers Beethoven, regardant le film de Duras, si bien que l'écriture de cet article pourrait durer des heures, celles des allers-retours entre les compositions et leurs composantes intégrées, digérées... Reinier compose une bande-son pour des parties du film où Marguerite parle seule, il est parti dans le film, aussi la pièce devient-elle à la fois une réécriture et un hommage posthume, une manière de faire revivre et de s'approprier ce qui s'est implanté au fond de nous depuis parfois si longtemps que nous voulons y être partie prenante, tant il nous semble impossible que nous n'ayons pas contribué à sa naissance. La fin de la pièce semble retourner dans les tréfonds obscurs de la mémoire...

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

Marguerite Duras dans "Le camion" (1977)

   "Horizon without traveler" : voix étouffée, déformée, discours trouble que le piano prolonge par quelques notes brumeuses...Où allons-nous ? Dans quel film inconnu, dans quel train ? Douceur de l'errance, vacuité des choses, souvenirs d'airs obsédants, cliquetis et murmures chantonnés, surgissements d'objets sonores, bégaiements des répétitions « She was a visitor », ne sommes-nous pas tous des visiteurs du monde, emportés par ce doux courant qui agrège tout dans une indifférence souveraine ? La pièce, diront certains, est ambiante : belle et mystérieuse comme l'eau des souvenirs brassée par un moteur inconnu, évanescente et fragile comme une comptine soudain réapparue, puis emportée. Le monde est "skies, waves, trails" (titre 4 : "ciels vagues sentiers"). La traînée lumineuse d'une comète électronique se déploie dans une très lente ondulation ornée de scintillations, dont surgit un autre courant plus grave. La conscience, au fond, est un autre cosmos, un croisement de forces formidables, ce qui nous vaut une pièce fascinante, dérive radieuse somptueuse de plus de vingt minutes, qui semble peu à peu respirer à un rythme crescendo, puis se creuser d'un alanguissement, se métamorphoser en grondant, comme si nous assistions à la lente agonie d'un dragon. Extraordinaire !

"bardo for Cor" nous entraîne encore ailleurs. Des éclats de piano libèrent des stridences, des zones brouillées, des voix. Peut-être ici Reinier a-t-il fait usage de sons issus des archives de Luc Ferrari. Sorte de poème électronique lesté de drones, de caverne d'Ali Baba, la pièce est vêtue de lambeaux sous une pluie hétéroclite de bruits délirants, de songes sonores proliférants. Le premier disque se termine avec "the mystery of erasure" ("le mystère de l'effacement"), sixième dérive au-delà (de) nulle part, suite magique de souvenirs sonores fondus dans une trame hypnotique, pure association libre surréaliste, qui fait penser fugitivement aux complexes compositions échevelées de Nurse With Wound. Un peu après le milieu de la composition, l'ensemble rentre en résonance, atteint une intensité hallucinatoire, vaste capharnaüm que balaye un vent puissant, si bien que ne subsiste presque qu'une voix égrenant des mots en anglais (origine non identifiée...) dans une gangue d'électronique et de piano lointain. Et l'effacement se produit, long halo d'une beauté diaphane, sublime douceur ponctuée d'un immatériel léger tintinnabulement de clochettes, que j'entends comme l'annonce du second volet de ce diptyque fabuleux.

   Le second disque nous annonce l'aventure du sommeil. Hanté par les horloges, il est comme suspendu entre le jour et la nuit, ou plutôt entre la nuit et la nuit. Le réel flotte, chaque bruit prend un relief inconnu, ouvre un monde. Aussi les extraits du film de Perec , Un Homme qui dort, s'y insèrent-ils tout naturellement. Les quatre titres sont la mise en musique extasiée du monde le plus prochain, qui s'harmonise avec le flux intérieur de la conscience : les espaces parallèles ne sont pas hétérogènes, ils sont du même tissu. Intérieur / Extérieur ou Rêve (Souvenir) / Réel ne se discernent plus, « tout est vague, bourdonnant / ta respiration est étonnamment régulière » dit la bande-son du film. Le vide est un océan vibrant de merveilles, écoutez cette troisième partie, "void", toile électronique irisée de tremblements, stupéfiant avènement de splendeurs, de déflagrations, fleurissant en scintillements, en pluie courbe, et une petite voix féminine chuchote « maintenant tu n'as plus de refuge / tu as peur / tu attends que tout s'arrête / la pluie / les heures  / le flot des voitures /  les vies / les hommes / le monde / que tout s'écroule / les murailles /  et tout /les planchers et les plafonds / les hommes et les femmes /  les vieillards et les enfants / les chiens / les chevaux / les oiseaux / voilà ils tombent à terre / paralysés / pestiférés » sur un fond doux et trouble de drones, de notes lointaines. Après l'apocalypse quotidienne de l'endormissement ou du réveil, « tu n'es pas mort, mais tu n'es pas plus sage », serais-tu tombé dans un pli (titre 4, "a fold") ? Enseveli dans un micro fourmillement, tu vis en présence de bêtes mystérieuses dont on n'entend que le ronflement énorme, ton terrier entouré de sourdes perforations, de couinements, de virgules vrillées, tout lève dirait-on, aspiré par une lumière qui finira par te mener au jour, peut-être...

  Deux disques précieux comme une collection sonore qui nous emporte tout près, si loin, et nous ramène dans le même temps au fond de nous, de notre histoire intime. Reinier van Houdt est le monteur et metteur en son de deux dérives prodigieuses, baignées d'une grâce onirique inoubliable. Un monument !

Paraît en avril 2022 chez elsewhere music / 2 cds / 6 et 4 plages / 74  et 36 minutes environ

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