Sophia Djebel Rose - Métempsycose
Publié le 1 Avril 2022
Habiter le monde des mystères
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ça s'appelait la Liberté
Une voix se lève, et elle chante en français des textes magnifiques ! Alors que tant de chanteurs français renoncent à leur langue pour des prétextes fallacieux, Sophia Djebel Rose revient à notre langue après avoir chanté en anglais dans le duo An Eagle in your Mind. Il faut saluer ce retour comme il convient, que ce retour soit définitif ! Voix, guitare, un peu d'harmonium indien, retardateur, orgues et chœurs hantés, une touche de basse et de synthétiseur analogique : Sophia Djebel Rose, voix profonde, un peu âpre et rocailleuse, s'inscrit d'emblée dans la lignée d'une Catherine Ribeiro ou de Nico. J'ai pensé aussi à cette immense et trop peu connue Annkrist.
Chaque chanson vibre comme une incantation, un appel à l'amour ou à la révolte. « L'intranquillité m'habite, liberté chérie / Et je suce ton nom / Comme un bonbon de miel » écrit-elle dans le sillage d'Éluard. Sa montagne à elle, c'est le Massif Central de son Auvergne. Elle est fille des forêts, des légendes, en rupture : « j'aspire le venin / la brume de ce siècle pétrolier / l'industrie sévit ». Elle rêve d'un palais des Mille et Une Nuits sans porte ni fenêtres ("Le Palais", titre 1), lieu de désir et de Volupté. Baudelaire n'est pas loin. Elle brûle pour la liberté ("Liberté", titre 2), se voit en Vénus « flotter dans les airs / et puis marcher sur la mer / habiter le monde des mystères » ("Vénus", titre 3). Quel titre envoûtant, ce troisième titre, avec la guitare hypnotique, les envolées électriques qui lui permettent de donner toute l'amplitude de sa voix de prêtresse exaltée !
Sophia Djebel Rose impose un univers vibrant, plonge dans les peurs ancestrales et les mensonges. C'est le curieux "Le Diable et l'Enfant", titre 4, le plus psychédélique par ses mélismes d'orgue et de synthétiseur, la voix proche de la psalmodie. Le texte de "La Louve" (titre 5) est d'un romantisme flamboyant, très proche du Vigny de La Maison du Berger :
Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin,
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.
ou de La Mort du loup, que je vous laisse le soin de (re)lire. Je ne résiste pas au plaisir de citer largement le beau texte de Sophia :
j'allais parcourant les plaines désertes
j'allais courant le long des fleuves amis
puis il n'y eut plus que des forêts défaites
tous les miens étaient morts des coups de vos fusils
chantait la louve, au pied des remparts de la ville
où êtes-vous ? Venez-moi au secours, je meurs
j'ai jadis nourri comme s'ils étaient mes fils
ceux qui d'entre les hommes devaient fonder Rome
chantait la Louve, au pied des remparts de la ville
où-êtes-vous ? Venez-moi au secours, je meurs
et d'envie de colère ou d'ennui
comme mes frères à la lune
de ton cœur blessé tu hurles l'amertume
le souvenir des plaines qui fument
au doux soleil de Janvier
ca s'appelait la Liberté
C'était devenu si rare, en français, d'entendre de la poésie, des textes avec du style, de l'allure, qui nous parlent de l'essentiel, de nos soifs intactes malgré l'industrie qui sévit, la nature dénaturée.
Toute la face B se retire du monde pour s'enfoncer dans la nature immémoriale. C'est l'extraordinaire profession de foi de "J'appartiens" (titre 6), dont le texte évoque indirectement le titre de l'album, à propos duquel elle dit dans un entretien accordé au site VoltBass : « C’est souvent que je ressens une intimité profonde avec les choses qui m’entourent, lézards, hommes, femmes, rivières, fauves, oxygène, soleil. L’idée de la Métempsycose, selon laquelle nos âmes habitent successivement tous ces corps me permet d’expliquer cette intimité avec le monde. Et je crois qu’en dernier lieu c’est de ça que parle mon album : notre appartenance au dehors et à l’au-delà. » Se faisant, elle trouve des accents verlainiens (et plus lointainement ronsardiens) dans le titre suivant, "La Clairière", bouleversant appel amoureux à venir « où l'on se perd / si tu veux faisons la guerre / mais dans la clairière », cette clairière qui existe depuis le début du monde loin des tours et des faubourgs des cités asservies. La musique obsédante, très rock, est splendidement alliée à des chœurs, des envolées magiques, des silences, une apesanteur extatique. Toute la poésie est là entre les mots, j'y ai trouvé Nerval aussi :
« J'ai rêvé dans la grotte où nage la Sirène » écrivait-il dans El Desdichado . Sophia renoue avec ce rêve :
« je veux nager dans le bassin / au poisson d'or ». Comment s'étonner alors de ce chant de révolte qu'est "Blanche Canine" ? Une révolte tranquille, décidée : « pardon de te dire, le temps est un linceul / pas même le vent ne sèchera les pleurs / d'une jeunesse qui porte la révolte au cœur (...) mais j'ai jeté au feu tous les diadèmes / j'ai bien regardé le soleil (...) mais aucun émir ni aucun fakir / ne sèchera les pleurs / d'une jeunesse qui porte la révolte au cœur / cette mouche noire sur ma rétine / blanche canine gronde féline / quel long couloir tout crie famine »
Je résiste à ne pas citer le dernier texte, celui de "Nénuphar" (il est heureusement placé sous la vidéo, d'ailleurs...), Sophie en baigneuse à la voix qui cascade, à la voix de joie, hymne à la légèreté, prière à la sacralité d'une nature « reine Mère ».
Ce disque est un événement majeur. Je veux y voir le réveil d'une langue que l'on n'entendait plus assez, abandonnée ou recouverte par les publicités en anglais, tout une laide novlangue journalistique. J'y entends une belle clameur. Léo Ferré, Glenmor, Barbara et quelques autres se disent entre eux parmi la poussière de leurs tombeaux que chante à nouveau une barde ardente et farouche, tendre et sensuelle, dans la langue retrouvée de la grande poésie française.
De la chanson française magistralement servie par un accompagnement sobre ou enflammé entre folk incantatoire et accents rocks. À tomber à genoux, à devenir lièvre ou biche ou cerf, en proie à un coup de fièvre de lune !
Paru en mars 2022 chez Red Wig (Allemagne) et Oracle (France) / 9 plages / 36 minutes environ
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :