Clara Engel - Their Invisible Hands

Publié le 19 Avril 2022

Clara Engel - Their Invisible Hands

Il n'y a pas d'endroit comme nulle part  

   D'emblée, j'ai été sous le charme, envoûté par l'entrée déchirante de l'album. Sur des vers du poète irlandais William Butler Yeats, melodica et chœurs, et la voix murmurante à la limite de l'indistinction. Une émotion extraordinaire, le texte repris ensuite distinctement par la voix caressante et sombre, comme une litanie :

Come away, O human child!
To the waters and the wild
With a faery, hand in hand,
For the world's more full of weeping than you can understand.

Pars, ô enfant humain,

Vers les eaux et la nature

Avec une fée, main dans la main,

Car le monde est plus rempli de pleurs que tu ne peux le comprendre

Their Invisible Hands est le quatrième album en trois ans de Clara Engel, canadienne de Toronto, auteure, compositrice et chanteuse. Un long album de soixante-douze minutes pour treize titres, au long duquel Clara Engel utilise le melodica (harmonica à clavier), du chromodica (variante de l'harmonica), une guitare boîte à cigare (vous avez bien lu, cet instrument existe !), de la talharpa (lyre à quatre cordes à archet jouée dans le nord de l'Europe), une shruti box ou surpeti (sorte d'harmonium indien sans clavier), du tambour à langue en acier (tongue drum), et des percussions trouvées : un instrumentarium peu commun ! Dès le second titre, "Dead Tree March", on entend le parti que tire Clara de ses instruments : marche hypnotique sur un tapis de boucles de guitare boîte à cigare, de percussion sèche, avec le chant de la rauque talharpa . Morceau incroyable, d'un folk intemporel captivant. "Golden egg" a la grâce d'une ballade illuminée, sur des paroles imprégnées d'une atmosphère de légende où il est question de boire la lumière d'un œuf d'or dans le ciel qui jamais ne s'envole et jamais ne meurt. Chaque chanson impose une mélodie, son atmosphère intense entre ombre et lumière. Le très beau "Murmuration" poursuit d'ailleurs une sorte de quête mystique de la lumière : « Viens inonder mon espritrayon de soleil capricieux / plongé dans l'ombre / nuit ton huître chaude / et peu profond bassin // étoilé vairons d'argent / ravissement gelé / école d'échos // le vide et l'océan / laissent tomber leur ancre / la lumière vous déplacera / suivez-la juste après // pas de secret / pas de bénédictions / pas de mensonges / tout n'est que souffle et fuite / tout est fleur et rouille ».

   L'album alterne, parfois groupés par deux, chansons et instrumentaux. Ceux-ci sont d'une envoûtante noirceur étoilée de lumières, comme "Gingko Blues", entre drones, guitare, shruti box. Ils prennent une forme litanique, comme s'ils étaient les éléments d'un rituel immémorial. Le dépouillé "Cryptid Bop", surtout percussif dans les premières minutes, voit émerger un curieux chantonnement dont on ne sait plus s'il est vocalique ou instrumental. "Rowing Home Through a Sea of Golden Leaves" n'est qu'un balancement d'une lente somptuosité : on imagine la mer couverte d'une épaisse brume de feuilles d'or, le mouvement des rames, Ulysse rentrant épuisé à une Ithaque nordique sur les rives desquelles attendent les loups... La dimension incantatoire de ce folk me fait penser à la musique de l'anglais Richard Skelton, dont les compositions sont des poèmes sombres aux éléments.

   Toutes les chansons sont en accord avec la couverture en noir et blanc. On est dans la mémoire d'un monde ancien qui interroge le ciel et les ténèbres, au seuil des légendes et de l'invisible : "I Drink The Rain" , "High Alien Priest", "Magic Beans", "Glass Montain" dessinent un monde étrange, dont le charme pénétrant nous poursuit longtemps. C'est la deuxième fois que j'écris « charme », que j'emploie dans son sens étymologique de « formule incantatoire » ou de « puissance magique ». Dès que j'ai entendu Clara Engel, je n'ai pas pu ne pas penser à une autre prêtresse, Carla Bozulich, que j'appelais la « sibylle foudroyée de l'ère crépusculaire ». Il y a le même feu enfoui dans la voix, ce crépuscule des surgissements. Le grand prêtre extraterrestre ne dit-il pas :  « give me the salve /
and I'll put away my poison dart
drive through cities and ghost towns
find your way back to the stars » ?

"Magic Beans" bondit légèrement sous la frappe du tambour à langue : chanson aérienne pour balayer « all this earthly chatter (tout ce bavardage terrestre) » en plantant des haricots magiques et en se laissant aller aux sorts, aux os croisés. Puis c'est une autre chanson à donner le frisson de la beauté, "Glass Mountain", boucles élégiaques de guitare étincelante et sur la fin la talharpa frémissante d'ombres frottées :

« here's no place like nowhere
and nobody knows
how it ends and what will come after so tell me a story I already know
but lit from a different direction
days wash away like waves in the sand the dead clap their invisible hands
and laugh
glass mountain
no heat and no cold
no fingers of trees
no fires or roads
no daredevils splayed at your feet
and the sun doesn't weep on your shoulder
»

(il n'y a pas d'endroit comme nulle part / et personne ne sait / comment ça se termine et ce qui viendra après / alors raconte-moi une histoire que je connais déjà / mais éclairée d'une direction différente // les jours disparaissent comme les vagues dans le sable / les morts battent leurs mains invisibles / et rient // montagne de verre / pas de chaleur et pas de froid / pas un bout d'arbre / pas de feux ni de routes / pas de casse-cou à vos pieds /  et le soleil ne pleure pas sur ton épaule)

Au passage, on aura reconnu le fragment pris comme titre de l'album. La suite s'enfonce dans l'insomnie de "The Party is Over", blues épuré hypnotique, invitation à « (s)'allonger dans la forêt que la mousse pousse sur (nous) / let me lie in the forest / moss grow over me ». Reste le ronflement des diables pendant que la pluie tombe, tombe enfin, à verse, apothéose pour harmonium, talharpa, drones et chœurs indistincts qui fait écho au premier titre, et la voix d'outre-tombe de Clara, caresse sombre.

[ Traductions sous réserve...]

   Attention, cet album possède un charme si puissant que vous serez tenté de l'écouter en boucle, d'oublier le reste du monde ! Du folk hanté, intemporel, mystique et somptueux comme les draperies trouées des rêves qui veulent retrouver le chemin des étoiles.

Paru le 25 avril  2022 (autoproduit) / 13 plages / 72 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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