Shira Legmann / Michael Pisaro - Barricades
Publié le 13 Juin 2022
Pourquoi rendre compte d'un disque paru il y a presque trois ans ? Parce qu'il s'agit d'un grand disque que j'avais manqué, et parce qu'il est significatif de la politique éditoriale de cette belle maison de disque fondée en 2018 par Yuko Zama, Elsewhere Music. La maison se consacre aux nouvelles tendances de la musique contemporaine et ambitionne de soutenir des œuvres spécifiquement écrites pour elle. Barricades est emblématique de ce catalogue très singulier. Composé par Michael Pisaro (Michael Pisaro-Liu depuis 2020), guitariste et compositeur américain né à Buffalo en 1961, à la production abondante, par ailleurs directeur de composition et de musique expérimentale au célèbre CalArts (California Institute of the Arts), il est interprété par le compositeur lui-même à l'électronique et par la pianiste israélienne Shira Legmann au piano.
Treize études pour piano, certaines avec électronique, et deux interludes électroniques. « Le titre fait référence aux « Barricades Mystérieuses » de François Couperin – et à la technique des voix qui se chevauchent, s'emboîtent, créant une texture en forme de fourré ou de toile. J'adore la musique des Couperins depuis le collège, mais c'est lorsque Shira m'a envoyé quelques-unes de ses musiques préférées à jouer, et Les Barricades Mystérieuses était parmi les partitions, que l'idée de cette pièce a commencé à se cristalliser. Le processus d'écriture et de travail sur la pièce avec Shira consistait à regarder les barricades, que j'imaginais comme un réseau de vignes tordues, se défaire. » écrit Michael Pisaro. Ce qui frappe dès la première étude, c'est l'utilisation de l'électronique comme prolongement naturel du piano. S'appuyant sur les résonances harmoniques de l'instrument, elle les amplifie, les prolonge, jusqu'à les rendre courbes, en effet. Tordues, comme dit le compositeur, transformées aussi jusqu'à donner l'impression d'un autre instrument, totalement étrange. Le piano dessine des esquisses mélodiques à base de notes bien séparées, l'électronique s'engouffre dans les interstices, non pour une surenchère, mais pour un dialogue d'égal à égal. Le tempo est souvent assez lent. Ce sont des études méditatives, dépouillées. D'une grande pureté lumineuse. Des îles résonantes, à la mélancolie légère, comme des prières d'action de grâce.
Cette musique me touche profondément, car il me semble qu'elle est toute intérieure, qu'elle vient de l'âme, dans son simple appareil, vêtue de draperies diaphanes, ondoyantes, comme dans l'interlude No 1. Parfois, comme pour l'étude sept, nous sommes aux frontières d'un minimalisme décanté, avec des boucles mystérieuses un peu debussystes. Quel bonheur que cette musique d'une délicatesse inouïe, au pouvoir onirique sans pareil ! L'étude huit est un des nombreux miracles de ce disque, en apesanteur, vaporeuse, du Morton Feldman distendu, retenu...
L'étude suivante, plus rapide pour une fois, se déploie comme un serpent, puis se résorbe en interrogations énigmatiques. La plus longue, l'étude dix, avec plus de dix minutes, prend la forme d'une marche très lente, creusée de graves, auréolée d'une comète électronique fantasque, constituée de fines oscillations, de passages feutrés, de résonances intériorisées. Le terme de "fourré" employé par le compositeur me paraît convenir à cette longue dérive, qui s'accélère parfois dans la seconde moitié, aux résonances buissonnantes vraiment magnifiques.
Et que dire de l'étude onze, du piano pur, un mouvement incessant vers la lumière ? Bouleversante, sublime... Le mouvement de vagues de l'étude douze, avec ses chevauchements, ses grandes ondes, est d'une fascinante beauté. Le second interlude électronique prolonge ces grandes ondes d'immenses oscillations diaprées sur un fond mouvant de drones : majesté sombre !
Il est l'heure, l'heure suprême, elle sonne et sonne, enveloppée de sa traîne électronique étincelante, scande une danse magique, l'anneau nuptial est en son centre, dans son sertissage de silences et de résonances. C'est l'étude treize, nervalienne :
La Treizième revient… C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…
Première strophe du poème « Artémis » de Gérard de Nerval.
Un chef d'œuvre qui marie intimement piano et électronique, sans que jamais l'électronique étouffe l'instrument (comme trop souvent !), mais multiplie ses splendeurs.
Paru en juin 2019 chez Elsewhere Music / 15 plages / 1 heure et 4 minutes environ
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
- en complément, la pièce déclencheuse : Les Barricades mystérieuses de François Couperin interprété au piano par Georges Cziffra.