Jozef van Wissem - Behold ! I Make All Things New
Publié le 9 Juin 2022
L'ombre fraîche de l'Éternité
Imaginez un luth, l'un des instruments fétiches de la musique baroque. Oui, mais un luth que Jozef van Wissem, néerlandais de Maastricht, d'abord guitariste, découvre à New-York grâce à un autre ancien guitariste, Patrick O'Brien. Un luth qu'il décide de sortir du musée et d'intégrer aux musiques d'aujourd'hui. Un luth dont il joue sur plus de dix albums, dont trois en collaboration avec le cinéaste Jim Jarmusch, qui y chante et joue de la guitare ! Un luth qui lui vaudra la consécration à Cannes en 2013 grâce à la musique qu'il co-écrit avec Jim pour son film Only Lovers Left Alive... Une belle histoire, non ?
Si l'on ajoute que Jozef van Wissem passe pour un compositeur d'avant-garde, étiqueté "minimaliste", tout en restant un luthiste baroque, on comprend mieux l'admiration de nombre de compositeurs minimalistes (non luthistes !) pour la musique baroque. Ce qui relie peut-être le mieux ces deux courants, c'est la tendance à s'appuyer sur une basse continue, ou tout au moins à développer un continuum sur lequel le contrepoint baroque va greffer de nombreux ornements, tandis que le minimalisme travaille avec des motifs ("patterns") et des boucles. Toujours est-il que j'ai été happé par la musique inspirée de Jozef van Wissem : je ne m'y attendais vraiment pas ! Le premier titre - ah oui, des titres d'Inspiré, de Prophète, qui prennent le large, déjà...pensez "The Cool Shade of Eternity", d'un hiératisme sévère, n'est pourtant pas engageant, mais il nous tire de côté, nous force d'écouter les profondeurs de l'instrument. Le luth sonne, avance comme en claudicant, accompagné sur la fin par des ondes électroniques grondantes. Car pour compléter cette belle histoire, il convient d'ajouter que, de temps à autre, Josef van Wissem ajoute des touches électroniques ! Sans excès, toutefois, car n'oublions pas qu'il a déclaré, dans un entretien : « Le luth va à l'encontre de toutes les technologies, de tous les ordinateurs et de toutes les conneries dont vous n'avez pas besoin. » Il joue sur un luth noir créé spécialement pour lui. Une musique parfaitement inactuelle !
J'ai été vraiment conquis dès le titre deux, "What Hearts must Bleed, what Tears must Fall", presque quatorze minutes intemporelles. On est suspendu aux notes qui s'égrènent, aux boucles envoûtantes : minimalisme baroque ! Un chant qui vient de si loin, une majesté lumineuse et pourtant sombre, un folk noir en effet, des ritournelles entendues au fond des forêts, près des antres antiques. L'électronique sur la fin du morceau lui donne une aura extraordinaire. Cette musique est incantation ! Le titre trois évoque d'abord une ballade folk, agrémentée d'une draperie électronique ambiante, mais le statisme de la pièce exerce un effet hypnotique. La deuxième partie, qui juxtapose les boucles répétitives avec des variations éblouissantes, est superbe !
À écouter Jozef van Wissem, je me dis qu'il est une sorte de Charlemagne Palestine du luth : il y a du sonneur en lui. Les titres donnés, à résonance chrétienne, renvoient à une conception de la musique comme contribuant à l'Éveil. Loin de divertir, elle est ascèse, concentration, illumination. Les boucles encerclent notre conscience d'auditeur, pour l'amener à savourer les beautés intérieures de l'Instrument-Monde, beautés réservées à ceux qui savent patienter. La solennité de la piste cinq, au titre prophétique, "Your Flesh Will Rise in Glory on the Day of the Future Resurrection" est magnifiée par une électronique qui la cerne d'un bourdon fluctuant de drones. La pièce, appel fervent à la contemplation de la Merveille qui adviendra, devient un immense mantra authentiquement fantastique, fabuleux. Relisant les titres, on s'aperçoit qu'ils dessinent un itinéraire spirituel. L'avant-dernière des sept pièces ne s'intitule-t-elle pas "Enter Into the Joy of Our Lord" ? C'est la plus longue, plus de quatorze minutes. On s'approche lentement, humblement, le luth reste au plus près des notes espacées, avec des silences comme des stations, les frottements des doigts sur les cordes. Qu'on ne s'imagine donc pas une allégresse débordante ! L'homme s'avance, son luth est son rosaire, grain à grain il se dépouille de l'inutile et médite. Seulement alors il est prêt pour "The Adornment", danse inspirée par la Renaissance, d'abord elle-même dans une giration quasi somnambulique, ralentie, puis enrichie d'une parure électronique suave, aux belles ombres.
Le disque est publié par Incunabulum Records...fondé par Jozef van Wissem !
Un disque d'une austérité magnifique, inspirée, pour (re)découvrir le luth.
Paru en mars 2022 chez Incunabulum Records / 6 plages / 52 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur bandcamp :