Nick Storring - Music from Wéi 成为
Publié le 19 Octobre 2022
Huitième album, et troisième chez Orange Milk Records, Music from Wéi 成为 est le fruit de la collaboration du musicien et compositeur de Toronto Nick Storring avec la chorégraphe Yvonne Ng, qui l'a invité à écrire une pièce pour cinq danseurs en résidence. Habitué à construire des œuvres multicouches recourant à de nombreux instruments, Nick Storring, pour éviter de déplacer en avion tous ces instruments, a choisi d'employer un piano, tout simplement. Mais un piano qui, au cours des quatre années de maturation du disque, peut être à queue, droit, ou préparé, et parfois relayé par un disklavier (piano piloté par ordinateur : voir ici un des pionniers de cet instrument, Kyle Gann). Le canadien utilise des médiators, des maillets, des archets, même électroniques, pour tirer du piano le spectre de sons le plus large possible. Il recourt à des micros variés, y compris à des micros de contact, pour enregistrer au mieux la musique.
Le piano dans tous ses états. Un piano orchestre à lui tout seul. Frappé, frotté par un archet ou un médiator, il est tour à tour cristallin, métallique, donne des sons continus ou discontinus, des ondes glissantes. Imprévisible. Une pluie très fine, des arpèges mouillés, au ras du mystère. Je ne peux m'empêcher de penser à l'aventure tentée par Stephen Scott dans Vikings of the sunrise ou The Deep Spaces. Je ne sais pas si Nick Storring connaît cette extraordinaire odyssée musicale parue sur l'incontournable label New Albion Records. Chaque partie du cycle est une série de séquences d'une incroyable fraîcheur. La réussite étonnante du disque tient à l'aération de la musique, jamais pesante. La deuxième partie méditative joue heureusement de trois niveaux : un piano "classique" en boucles majestueuses, un arrière-plan chatoyant et un piano sonnant comme... un clavecin ou un instrument oriental genre santour. L'auditeur est confondu par la splendeur sonore de l'ensemble, la grâce de ses petites mélodies enchâssées dans les glissendis du piano. On respire, on écoute cette musique tutoyant l'indicible sans hâte. Et l'on se trouve transporté dans des courants puissants, eux-mêmes se transformant à vue en friselis délicats.
Un torrent très Philip Glass : c'est le début de la troisième partie, bel hommage indirect à l'un des maîtres du minimalisme. Très vite, la musique dérape vers d'autres dimensions, parcourue par des courants toujours minimalistes, mais comme retournée par une immense douceur, par des sources jaillissantes. Les drones tournoient lentement, piquetés par un piano qui semble s'évaporer. Les parties IV et V sont réunies sur le titre 4 : flux aquatiques insaisissables, exploration des tréfonds du piano. Puis des notes glissées, le glas d'un piano préparé, comme immergé. C'est une partie fantastique, dans les bas-fonds obscurs de l'instrument. Une partie magique au seuil de l'inconnu qui gronde en sourdine, avant de laisser filtrer des énergies troubles, toujours plus déferlantes. Magnifique crescendo pulsant pour finir.
La sixième partie est la plus décalée, rythmée par un piano utilisé de manière percussive. Où sommes-nous ? Pas très loin du rock, même du jazz. La musique est puissamment découpée, rutilante de mille sonorités, peu à peu informée par une pulsation que nous retrouverons dans les parties suivantes, la VII et la VIII réunies dans le sixième titre.
Disons-le tout de suite : après l'hommage à Philip Glass, c'est ici une variation à la Steve Reich. Une variation brillante, inspirée, et pas du tout servile. Il y a des moments proliférants qui m'évoquent les meilleurs moments d'un compositeur anglais que j'aime beaucoup, Graham Fitkin. Le piano se diffracte, bondit tel un étalon fougueux, poussé par une impulsion irrésistible. C'est sans doute le moment virtuose du disque, soudain éthérisé dans un infra friselis, prélude extatique à un réveil des puissances enfouies, au retour du piano ordinaire, brillant, suprêmement impérial dans sa coda méditative.
Un disque vraiment superbe, voyage éblouissant dans les arcanes du piano.
Paru en août 2022 chez Orange Milk Records / 6 plages / 50 minutes environ