Yannis Kyriakides (6) - Amiandos

Publié le 2 Février 2023

Yannis Kyriakides (6) - Amiandos

    Un des fondateurs de l'excellent label de musique expérimentale et électronique Unsounds, le chypriote Yannis Kyriakides, installé à Amsterdam, construit de disque en disque une des œuvres majeures de la musique contemporaine. En alchimiste virtuose, il mêle les sources sonores, acoustiques ou électroniques, anciennes et populaires ou abstraites, concrètes. Avec son nouveau disque Amiandos, il poursuit une quête en partie autobiographique, marquée notamment par le très beau Resorts and Ruins sorti en 2013, autour de la partie perdue de Chypre, aujourd'hui occupée par la Turquie, tandis que sa ville natale, Limassol est située dans la partie de l'île restée grecque. Cette fois, c'est une mine d'amiante à ciel ouvert dans les montagnes de Troodos, exploitée par un consortium international pendant la domination coloniale britannique sur l'île, qui est au cœur de la musique de Kyriakides. Le grand-père du compositeur jouait au backgammon dans une cafétéria proche du quai de Limassol où l'on embarquait le minerai. La mine, abandonnée depuis 1988, fait l'objet aujourd'hui de tentatives de réhabilitation.

   Comment une musique peut-elle évoquer l'amiante, me demanderez-vous ? L'amiante est une roche, certes, mais fibreuse, duveteuse, veloutée, aux formes très diverses. Aussi la musique électronique, par ses textures, sa plasticité, peut elle être son analogue musical, d'une certaine manière, et se prêter en même temps, comme toute musique, aux différentes tonalités du synopsis du disque présenté par Kyriakides dans les notes d'accompagnement.

   La légende musicale d'une mine d'amiante, des débuts de l'extraction à aujourd'hui

   Le premier titre, "Side of the Mountain", essaie de rendre l'atmosphère surnaturelle qui a frappé l'écrivain Lawrence Durrell. Celui-ci raconte sa visite à la mine dans Citrons amers (1957). C'est un début solennel. Une voix déformée dit les mots de Durrell, lentement, sur un fond amorti aux contours flous, équivalent de la poussière envahissante, que l'on retrouve dans le second titre, "Thin Dust". qui évoquerait les premiers jours de la mine, lorsque femmes et enfants ramassaient les roches à ciel ouvert. Un disque gratte, on entend quelques accords de piano : tout de suite, le crachotement accompagne une autre veine plus contemporaine. Micro crépitements, petites vagues de synthétiseur modulaire, frottements, cloches aplaties, l'art du collage sonore de Yannis Kyriakides fait des merveilles. Un piano pleut, la musique se fait horloge, le passé revient. Pièce envoûtante, du très grand Kyriakides ! La musique prolifère, se stratifie, se fait grandiose, énigmatique, nostalgique...

   "Cottonstone" (traduction du grec ancien "vamvakopetra" désignant l'amiante) contraste avec le titre précédent par ses glissements brutaux, ses chevauchements abrupts évoquant la pratique minière. Kyriakides utilise des boîtes à rythmes traitées pour suggérer un paysage sonore agressif. Musique concrète, bruitiste, qui serait désagréable si le compositeur ne faisait preuve, là aussi, d'une créativité étonnante. Avec " A Ghost of Spring", Yannis plonge dans les souvenirs : ceux d'une fête printanière dans les montagnes de Troodos juste avant la seconde guerre mondiale, mixant des enregistrements d'archive de musique folklorique chypriote de cette période, échantillonnés et repris par des synthétiseurs modulaires. L'aspect nostalgique est transcendé par le traitement mystérieux des matériaux. La fête est devenue intemporelle, à la fois archaïque et post-moderne, véritable incantation électronique tribale, minimale, nouveau sacre du printemps parcouru de bondissements sourds et de courbures nerveuses. Les enregistrements désossés ont libéré des fantômes larvaires des mélodies anciennes.

   « Le passé n'est plus transmissible, il ne peut être que cité. » Hannah Arendt, Journal de pensée, Cahier XXVI, 3

   Le cinquième morceau doit son titre, "Empire within an Empire", au fait que la mine appartenait à deux empires, l'empire colonial britannique d'abord, et l'empire industriel international privé exploitant la concession ensuite. Une séquence d'actualités de Pathé News faisant référence au premier soulèvement contre les Britanniques ouvre la pièce, magnifique poème électronique qui nous fait oublier tout ce contexte socio-politique. Car il ne faut heureusement pas réduire la musique de Kyriakides à son programme : elle vaut par elle-même pour l'auditeur qui n'aurait pas lu les notes du compositeur ! Si l'on entend ou devine des échos du bombardement du commissariat d'Amiandos, pris pour cible par les insurgés, on est surtout sensible à l'extraordinaire collage sonore superposant soubresauts troubles et vagues translucides de synthétiseur, comme si justement luttait avec les événements eux-mêmes une vision illuminée, capable de les trans-former en beauté, malgré tout.

   Le processus de réenchantement du passé se poursuit avec "Enaerios", litanie dense et nostalgique, qui charrie échantillons de chants anciens et gestes électroniques dans un mouvement de prière extrêmement émouvant. J'écris réenchantement, j'aurais pu écrire recréation, puisque le passé, nous dit Hannah Arendt, n'est plus transmissible, et ne peut être que cité. La citation n'est pas le passé, mais une ruine du passé, toujours fantôme. Le travail musical de Yannis Kyriakides consiste à réinsérer la citation dans un courant présent pour lui redonner une autre vie, non pas celle d'avant, mais une autre absolument. D'où l'émotion si forte à l'écoute de cette musique résolument contemporaine, et résolument enracinée, si bien assise en somme à cheval sur le passé et le présent.

   L'aboutissement logique de cette esthétique recréatrice, c'est l'imagination du futur, le sublime septième titre, "A Secret Lake A Million Voices", le dernier de cette histoire fabuleuse : la régénération, la restauration du sol de la région, abîmé par l'exploitation minière. Le lac secret, c'est le lac artificiel occupant le plus grand cratère, que Yannis peuple d'un million de voix éthérées, frémissantes. Un immense surgissement, une abrasion à l'envers pour refermer la plaie béante affligée à la montagne. Les quatre dernières minutes constituent alors un baume musical bucolique...

   Le très grand disque d'un des compositeurs les plus inspirés de notre temps. Un oratorio foisonnant hanté par le passé, enté sur lui pour le diffuser dans le présent grâce à un savant tuilage des matériaux folkloriques retravaillés et des textures électroniques les plus élaborées.

Paru le 15 janvier 2023 chez Unsounds Label / 7 plages / 1h et 5 minutes environ

Pour aller plus loin :

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