Nicolas Thayer - in:finite
Publié le 15 Novembre 2023
La musique d'un spectacle de danse contemporaine, commande du Skånes Dansteater, sur trois albums. Né à Londres et installé aux Pays-Bas, Nicholas Thayer a déjà réalisé d'autres pièces pour la danse contemporaine et des ballets. Il a étudié le violon et le piano dès l'âge de quatre ans, découvert le rock à douze ans, puis la musique électronique du milieu des années quatre-vingt dix. Ses premières réalisations se caractérisaient par le goût des bruits forts, des lumières vives. Dorénavant, il crée un monde de connections proliférantes, en perpétuel devenir, où les opposés collaborent. Selon les morceaux, on entendra le violoncelle de Mikko Pablo, les voix de Milda Deltuvaite, Aurélie Journot, Emma Gregory et Galya Sky, avec une large prédominance de l'électronique qui les englobe, les retravaille jusqu'à l'incorporation plus ou moins complète. Chaque titre renvoie, constitué toujours sur le modèle "on + participe présent en -ing", à une sorte de sujet, de territoire, ou plutôt d'atmosphère, je crois, ou encore à la gestuelle des danseurs ("on stretching", par exemple).
in:finite 1, comme les deux disques suivants, propose cinq "facettes", cinq manières d'envisager la connectivité. "On refracting", c'est un monde de respiration sous-marine traversé de battements rapides, de collisions sales, marqué par un rythme très syncopé, sorte de trip-hop minimal inquiétant. "On carrying" lui oppose des voix angéliques transcendant un balbutiement électronique de glitchs et micro-craquements. On retrouve toutefois l'impression d'une respiration difficile dans un milieu liquide, mais le contexte est tout autre, d'ailleurs ponctué par des bols chantants à longue résonance. Après une quasi angoisse, une magnifique sérénité, merveilleuse. Nicholas Thayer nous promène dans des mondes différents grâce à sa palette d'horizons sonores. "On deeping" s'enfonce dans l'étrange, avec des sortes d'appels, des frémissements et des trépidations, une percussion sèche et rapide. Pièce exotique, foisonnante, traversée d'énormes courants. Le violoncelle y dessine quelques arabesques majestueuses, comme le prélude à une cérémonie secrète. "On oiling" gargouille dans les eaux troubles un message perturbé par des surgissements insolites, des changements soudains de tension, dessinant un voyage dans des ondes amplifiées et déformées. Selon un principe non énoncé de contraste, "on reflecting" joue sur les rencontres harmoniques jusqu'à faire frissonner les textures, fracturées et syncopées dans un palais de miroirs qui les adoucit pour donner une petite musique féérique adorable...
Le début d'in:finite 2, "on stretching", mêle intimement musique traditionnelle orientale et approche contemporaine. Rythmes indiens et cordes suaves en glissendos dissonants, avec une coda mystérieuse, lointaine. "on mourning" propose une vision non conformiste du deuil : la déploration se fait rythmes lourds accompagnés de claquements sonnants comme des applaudissements. Le deuil est de fait transféré sur le titre suivant, "on floating", thrène envoûtant où violoncelle et voix sont au premier plan. Ce disque semble indiquer un parcours, de la mort à la vie renaissante. Le quatrième titre, "on embodying" (sur l'incarnation) n'indique-t-il pas un après du flottement post-mortem ? Le violoncelle, quasiment en solo, chante une liberté nouvelle, le plaisir de bouger dans un corps. Au centre de ce vaste ensemble, la musique s'est dépouillée de ses aspects les plus contemporains, évolue dans une ambiance médiévale ou renaissante. "on being" marque le sommet mystique d'in:finite. Voix archangéliques, éthérées, frissonnement de textures, une communication s'établit avec un au-delà envoyant un message sous forme de traînée électronique qui suscite l'adoration des voix. C'est vraiment superbe.
Le troisième disque multiplie les perspectives, mêlant les styles dans un brassage audacieux. En ouverture, l'étonnant "on variegating" (sur la diversité) donne le ton, emportant le violoncelle dans une comète électronique agitée de vagues puissantes, puis c'est un passage apaisé aux fines splendeurs, une techno électronique de toute beauté se métamorphosant en grandiose et douce pulsation. Autre sommet de ce triptyque que ce titre d'un peu plus de huit minutes (c'est le plus long). "on growing" est tout aussi hybride, piqueté de glitchs, soulevé par une force inlassable qui fait craquer les textures, avec le violoncelle tendu vers le ciel obstrué. Impressionnant ! "on searching" est déchiré entre la suavité du violoncelle et la vivacité rythmique des frappes électroniques percussives, se frayant une voie dans un univers coloré, diffracté, un énorme ronronnement harmonieux se résorbant en petites touches délicates. À la toute fin, ce sera la pluie, "on raining", la pluie venue des temps lointains, accompagnée de sourdes et grondantes percussions, pour une danse médiévale transfigurée par des transparences, des trouées cristallines, dans un ballet réconciliant le passé avec le présent, avec une brève fin apocalyptique digne des meilleures musiques électroniques d'aujourd'hui. Tout finit par se fondre dans les sinuosités mélodiques de "on melting", dont naît un nouveau chaos saturé de textures agitées menant à une déflagration et à une courte apothéose symphonique.
Un magnifique parcours ! Une belle rencontre entre violoncelle, voix et électronique. L'utilisation des synthétiseurs m'a fait plusieurs fois penser à Jonathan Fitoussi, auquel je vais m'intéresser à nouveau dans un prochain article.
Mes titres préférés (mais tout est excellent : 1) "on variegating" (disque 3, titre 1)
2) "on deeping" (disque 1, titre 3
3) "on floating" (disque 2, titre 3) / "on being" (disque 2, titre 5) / "on growing"(disque 3, titre 2) / on carrying" (disque 1, titre 2)...
Trois disques parus respectivement en juillet, août et septembre 2023 chez Oscillations Music (Londres, Royaume-Uni) / 3 disques // 5 plages pour 23 minutes -- 5 plages pour 21 minutes -- 5 plages pour 27 minutes
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