Philip Blackburn - Ordo

Publié le 18 Janvier 2024

Philip Blackburn - Ordo

   Une anthologie personnelle...

parfois déconcertante !

   Compositeur et artiste sonore expérimental né à Cambridge (Royaume-Uni) et installé à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis), Philip Blackburn dirige aussi Neuma Records, label sur lequel est sorti son dernier opus, Ordo, une large  sélection de ses œuvres. J'avais beaucoup apprécié ses Justinian Intonations (2021). Ce double album, très généreux, me laisse un peu partagé, pourquoi le cacher. Cette rétrospective contient le meilleur, mais aussi trois (ou quatre) titres (sur treize) qui me laissent de marbre, m'ennuient. Je comprends les intentions du compositeur : « Des allusions sonores transportent les auditeurs des paysages sonores imaginaires du chemin de fer souterrain, des ports de navigation internationaux, des filatures de soie victoriennes et des problèmes de voiture jusqu'aux plages du débarquement de Normandie. » Fort bien quand la musique stimule l'imagination et séduit l'auditeur ! La musique est-elle pour autant le véhicule approprié pour tout exprimer ? Lorsqu'elle est envahie par discours et conversations, comme sur "Sonata homophobia" (titre 10), "Unearthing" (titre 11), et dans une certaine mesure "Stuck" (titre 12), je décroche...Je sais que Philip Blackburn s'inscrit dans un courant musical fortement marqué par la "speech-music" de Harry Partch (1901 - 1974) et ses compositions iconoclastes et décalées. C''est un univers musical que je connais très mal. Sans doute ces trois titres incriminés seraient-ils mieux reçus en lien avec des documents visuels, mais seuls...J'y reviendrai plus bas à propos du titre 8 "Over Again" (titre 2 du second Cd)

   Il reste toutefois la plus grande partie de ces deux disques, sur lesquels Philip Blackburn a rassemblé une pléiade de musiciens talentueux !

Mais une remarquable traversée

des musiques créatives  d'aujourd'hui

Ces réserves faites, l'album mérite le détour et des écoutes approfondies. Philip Blackburn est un compositeur brillant, à l'aise dans des formes et des styles divers. Le disque s'ouvre sur un diptyque admirable : "Weft Sutra", pour sarasvati vînâ (instrument du sud de l'Inde, famille des luths) et six guitares à archet, et "Ordo", pour la même vînâ jouée par Nirmala Rajasekar, et la voix de contre-ténor de Ryland Angel, mais aussi celle du compositeur, qui joue également de la flûte et du dan tranh (cithare vietnamienne). Une manière, d'emblée, d'associer Orient et Occident, musiques traditionnelles et musiques nouvelles. Et le résultat est splendide, les dix-neuf minutes d'"Ordo" étant à mi-chemin d'Arvo Pärt et des psalmodies médiévales, avec la toile diaphane tissée par la flûte, la cithare vietnamienne et la vîna pour porter la voix de Ryland.

   Le troisième titre, "The Song of the Earth", interprété par Patti Cudd au vibraphone, accompagné d'enregistrements de harpes éoliennes conçues par le compositeur, est un moment magique de délicatesse extatique, rayonnante, qui sert de transition avant l'entrée dans des musiques plus occidentales, contemporaines.

   Avec "The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees", on aborde en effet la nouvelle musique de chambre. Le No Exit New Music Ensemble interprète magistralement cette pièce suave, dansante, syncopée, sur le fil entre pure contemporaine et passages au bord du jazz. Déjà cinquante minutes d'excellente musique qui justifient cet article ! Suit le pianiste italien Emanuele Arciuli sur l'aérienne et prenante composition "Lilacs and Lightning", chef d'œuvre lumineux rythmé par le "Virtual Rhythmicon. Le cd 1 se termine avec la plus longue pièce de cette sélection, presque vingt-deux minutes, "Albi", quatuor à cordes élégiaque et mystérieux, d'une poignante beauté, en hommage à Albi Rosenthal (1914 - 2004), vendeur de livres anciens qui fit beaucoup pour sauvegarder des archives musicales capitales du XXe siècle (celles d'Anton Webern ou d'Igor Stravinsky par exemple).

 

   Le deuxième cd me met moins à l'aise, je l'ai signalé plus haut. Le trio Galan (clavecin, violon et violoncelle), accompagné de Dimitris Kountouras à la flûte et de Dimitris Azorakos à la batterie, interprète "A Cambridge Musick : solve et coagula", trop expérimental pour mes oreilles déconcertées. "Over Again", pièce de 2020 dédiée à Harry Partch, passe beaucoup mieux grâce à la très belle vidéo qui permet de voir les deux percussionnistes utiliser les instruments fabriqués par le compositeur et de lire et donc suivre le témoignage du Premier Lieutenant Warren Ward à la fin de la Seconde Guerre mondiale, fragment déjà utilisé par Harry Partch : pièce prenante, forte, musicalement et humainement. Le neuvième titre, More Fools Than Wise, combine le texte d'Orlando Gibbons (1583 - 1625) pour son plus célèbre madrigal, The Silver Swan (1612) chanté par la soprano Carrie Henneman Shaw et une étrange symphonie pour huit cornes de brume de navires : c'est une des très belles réussites de l'album, qui m'évoque des compositions d'Ingram Marshall ou encore d'Alvin Curran [ voir mon article Chophars, sirènes de navire et cornes de brume ] ! La dernière composition, "Air. Air ; Canary ; New Ground" alterne solo de clarinette et piano solo, puis les associe, à partir d'un motif répétitif de basse obstinée comme on en trouve dans la musique baroque, dont il tente de tirer le plus de contrepoint possible, encastrant 87 canons dans la ligne de clarinette solo, qui dessine de mouvantes figures aériennes. Le piano n'intervient qu'après six minutes par des agglomérats de notes serrées, roulantes, plus terrien, comme s'enfonçant dans un monde souterrain. Les deux instruments finissent par se retrouver en se complétant dans un finale intense, presque méditatif et humoristique en dépit de sa gestuelle accentuée.

   Un double album foisonnant, passionnant, exigeant, déroutant parfois, mais qui réserve d'éblouissantes surprises. Le livret d'accompagnement, très complet et très beau, vous permettra d'aller beaucoup plus loin que mon article, pourtant déjà long.

Mes titres préférés : 8 sur 13 !

1) "Ordo" (titre 2)

2) "Weft Sutra" (titre 1) /  "The Song of the Earth" (titre 3) / "Lilacs and Lightning" (titre 5)

3) "Albi" (titre 6) / "More Fools than Wise" (titre 9) /  "Air. Air ; Canary ; New Ground" (titre 13) / "The Sound of a Going in the Tops of the Mulberry Trees" (titre 4)

Paru en octobre 2023 chez Neuma Records / 2 cds - 13 plages (+ 1 bonus) / 2h et 19 minutes environ

Pour aller plus loin

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