Reinhold Friedl & Kasper T. Toeplitz - La fin des terres
Publié le 15 Janvier 2024
Deux heures de musique, sur deux cds. La rencontre de Reinhold Friedl, pianiste et compositeur allemand, fondateur en 1997 de l'ensemble zeitkratzer, qu'il dirige depuis et dont on retrouve les œuvres sur une centaine de disques, et de Kasper T. Toeplitz, compositeur et musicien français d'origine polonaise, dont les instruments de prédilection sont l'ordinateur et la basse électrique, ce dernier instrument sur ce disque enregistré dans les studios Art Zoyd de Valenciennes.
Deux heures d'aventure sonore, par deux instrumentistes-compositeurs qui ne fraient plus aucun chemin connu. Ils inventent, au fur et à mesure, une alchimie radicale, une basse monstrueuse, un piano impensable, de quoi faire sauter tous les verrous de toutes les oreilles. Ça chante-bruit, ça grouille et ça fourmille, ça médite pourtant au fil de fréquences inouïes, entre improvisation sauvage et composition méticuleuse. La fin des terres ? Un nouveau chaos minuscule au ras des emmêlements de filaments sonores, imprévisible, avec des phases de transe rêveuse, des réveils. Une longue marche hallucinée dans le cd1, piano percussif et presque sépulcral, basse pulvérisée, pulvérulente, esquissant un paysage détruit, creusé d'obus sonores, peuplé d'invisibles et fragiles présences, d'archives grésillantes. Puis la musique écoute quelque chose, elle le cerne délicatement, l'air de rien, quelque chose qui est là, tapi dans des vagissements aériens, translucides, quelque chose qu'elle débusque peu à peu, avec une infinie patience, quelque chose de si beau, si pur, que l'on n'ose s'en approcher. Peut-être des larmes, la vie qui filtre, qui sourd au ras du sol, et qui étend ses bras dans les réseaux étranges venus l'observer. La musique se fait arachnéenne, vaste frémissement translucide, et de cette communion, de cette symbiose se dégage un nouveau monde, bruissant, habité, de plus en plus dense, ayant pour fondations les notes les plus graves du piano. Le premier cd se termine sur un long crescendo, la levée de ce monde innommable, lovecraftien, monde qui se fissure, qui explose dans une apocalypse bruitiste, elle-même avalée, coulée dans des laves, des glissements, avant qu'elle ne s'échappe en traînées simplifiées ponctuées de sourdes déflagrations et d'ultimes foisonnements nerveux et en frémissement de cloches. Prodigieux !
Le deuxième disque commence dans une atmosphère orageuse, sourde, menaçante. Le piano est dans les graves extrêmes, la basse cisaille l'arrière-plan d'un écheveau emmêlé comme l'attaque lointaine d'un essaim de moustiques. Le piano dramatise l'ensemble par des frappes sèches, puissantes, tandis que la basse explose, rugit. Cette fois, c'est le chaos, le déferlement et le choc de forces obscures, la fulguration des ténèbres qui débouchent, après huit minutes, sur un grésillement d'intensité variable nimbé de piano sépulcral tambourinant. Début formidable, prolongé par une marée pianistique noire. Tout est soufflé dans ce monde dévasté où ce qui reste tourbillonne à ras du sol ou semble vomi par les écluses infernales. Une paix relative s'installe au milieu d'une cacophonie assourdie, donnant l'impression qu'elle est aspirée par autre chose, dont les prodromes se laissent entendre. Le piano s'est calmé, la basse retrouve, dirait-on, le chemin de la mélodie, oh très doucement, en passant par des zébrures, mais des bouffées, des secousses agitent encore le magma non complètement refroidi. La musique s'éclaircit tout en restant tranchante, la basse réduite à un brouillard sonore et à quelques pantomimes. Puis elle miaule dans une aura glacée, et tout se détraque à nouveau en courts-circuits survoltés, en envolées grondantes, épaulées par le piano martelant. L'extraordinaire de cette pièce, c'est sa variété, son inventivité dans la création d'une espèce de symphonie démolie, constituée de phases en crescendos tumultueux et de stases inquiétantes, bourdonnantes, au cours desquelles l'énergie se concentre à nouveau avant de gicler littéralement en gerbes brutales, cinglantes. La stase médiane, la plus longue, qui occupe une partie de la seconde demi-heure, correspondrait symboliquement au Styx infernal, quand il se fait marais. Difficile d'en sortir de ce milieu aqueux, trouble, creusé de fosses suspectes, de clapotis louches, d'éructations effrayantes. Vers quarante-cinq minutes, tout menace de disparaître, continue toutefois de s'agiter minusculement [ le correcteur proteste contre ce néologisme, tant pis pour lui ! ], et ça remonte en une ultime trombe lente, irrépressible du piano et de la basse devenus un énorme drone et une protestation chiffonnée, rageuse, avant de retomber dans des esquisses persistantes, toujours prêtes à repartir tant on sent l'énergie accumulée sourdre. Une énergie noire, fracturée, que rien ne fera taire et qui emporte tout dans un orage magnétique final époustouflant, ne laissant que cendres grésillantes et flammèches insidieuses, puis une paix douloureuse.
Une expérience des limites, une interprétation phénoménale des deux musiciens, créateurs d'un monde musical à la mesure des grandes fresques de la science-fiction visionnaire.
Paru début novembre 2023 chez zeitkratzer productions / 2 cds - I plage sur chaque / 1 heure et 57 minutes environ
Pour aller plus loin
- les deux hommes en concert, vidéo très bien faite...