Bruno Letort - Black Museum
Publié le 16 Mai 2024
Je me suis à nouveau laissé séduire par la musique de Bruno Letort, guitariste, orchestrateur, compositeur et producteur de l'émission "Tapage nocturne" consacrée aux musiques inventives sur France Musique. N'était-il pas fatal que nous nous retrouvions ? N'a-t-il pas créé pour Radio France le beau label Signature, aux choix si variés, si audacieux ? En 2019, j'ai salué Cartographie des sens, paru chez Musicube. En 2023, je le retrouve sur l'album Pianisphere de François Mardirossian et Thibaut Crassin, pour lequel il a écrit le cycle éponyme. Disque paru chez Soond, comme pour cette nouvelle parution. Mais il s'agissait de musique de chambre, pas toujours très orthodoxe, certes, ou de piano. Là, Bruno Letort revient plus près du jazz, avec lequel je ne suis pas à l'aise, qui emporte rarement mon adhésion, malgré mes efforts d'écoute. Il arrive toutefois que mes préventions tombent, comme ici. Un miracle, en somme ? C'est qu'il s'agit en fait d'une musique contemporaine ouverte et inventive, peu soucieuse de rentrer dans les codes des genres.
Quand je dis "jazz", entendons-nous. Un jazz très libre qui n'est pas non plus du "free jazz", parce que mâtiné massivement de musique de chambre, orchestrale, et qu'il lorgne aussi bien du côté d'une musique contemporaine raffinée que du rock et de ses alentours. Bruno Letort adore brouiller les frontières, d'où une musique pleine de fantaisie, d'imprévus. Pour ce disque, il a proposé à un certain nombre de musiciens dont il aime le travail d'improviser librement, ces matériaux étant repris pour s'insérer dans une composition pour grand ensemble instrumental. L'improvisation précède l'écrit, encore un brouillage et un retournement. Parmi les musiciens qui ont accepté cette expérience, on trouve David Krakauer (clarinette), Evan Ziporyn (clarinette basse), David Torn (guitare), Régïs Boulard (batterie), et bien d'autres au basson, au violon, à l'alto, au violoncelle, à la contrebasse, au Cristal Baschet et au waterphone (instrument que je découvre), au cor d'harmonie, à la voix, sans oublier le compositeur lui-même sur cinq des huit morceaux à l'électronique, aux claviers et aux percussions. Les huit titres sont cosignés par Bruno Letort et l'un des participants (deux même pour le sixième). Et Laurie Anderson a écrit ou coécrit les textes entendus sur deux titres.
Ainsi "The Windshield", premier titre et le plus "jazz" de tous par la clarinette, le cor, le basson ou la contrebasse, la chaleur boisée, cuivrée de l'ensemble au rythme entraînant, est soudain dépaysé par l'intervention du violon, puis de la voix de Mike Ladd disant un texte de Laurie Anderson. Pas question en somme de rester sur place ! "Black Night" fait cohabiter les volutes serrées de la clarinette de David Krakauer avec des cordes, un arrière-plan frémissant, un peu noir en effet. La clarinette lance des appels dans la nuit qui s'épaissit de halètements et de plaintes, avec une étonnante coda de musique de chambre. Le titre éponyme, le plus long avec ses dix minutes, pourrait être la bande son d'un film fantastique ou d'épouvante. La musique attend quelque chose ou quelqu'un, il se trame un drame dans les coulisses et mine de rien cela ressemble à un quatuor de musique contemporaine, magnifique dérive élégiaque des cordes, pizzicatis, bois frappés, glissendos et violoncelles grondants, contrebasse effrayée. Savoureuse musique, sur laquelle se pose la guitare enjôleuse de David Torn, laquelle vire rageuse, bien brûlée sur le paysage inquiétant des cordes presque suaves. On ne s'ennuie pas en écoutant la musique de Bruno Letort ! Ce musée noir joue délicieusement avec nos frayeurs.
"Ecstatic Grey Limit" poursuit dans cette veine jouant avec nos nerfs de musique à suspense, mais cette fois la musique s'envole, grandiose, se permettant de brefs silences pour mieux relancer la tension, jouant d'une alliance magnifique de section de cordes et de guitare électrique déchaînée (David Torn encore). Pas d'emphase cependant, une écriture dense, économe, aux gestes nets. Après une telle réussite, "Black Magic5" couple le Quatuor Amòn (deux violons, alto et violoncelle) avec une rythmique à la hache et la clarinette basse d'Evan Zyporin aux arabesques (un peu) orientalisantes inattendues et aux élongations agonisantes incroyables.La musique prend une tournure rock, et l'instant d'après se dérobe, s'alanguit. Quel plaisir que cette liberté prise, que cette jungle improvisée ! "Newspaper" semble revenir dans la pure musique contemporaine, sauf que la clarinette basse d'Evan fait la folle, que les mots dits par David Linx, et dédoublés, puis chantés comme à l'opéra (je pense aux opéras contemporains américains) ou comme par un crooner, nous tirent vers l'Ensemble Bang On A Can (dont Evan Zyporin fut membre)
Un autre quatuor à cordes, le Tana Quartet, fait bon ménage avec la guitare de David Torn, le Cristal Baschet et le waterphone de Thomas Bloch pour le septième titre, "Stupid Clock", ambiante fantomatique agitée de drones, bouillonnante de curiosités sonores, qui se permet des échappées belles de guitare et de repartir dans des nuées trépidantes, trouées de brèves explosions, s'effilochant en traînées mélancoliques vaporeuses. Encore une superbe pièce, passionnante jusqu'au bout, retour des cordes majestueuses et intrusions étranges du Cristal Baschet. "Black oscillations", dernier titre, et quatrième de la série "Black", c'est l'apothéose des cordes (deux violons, trois altos, deux violoncelles et une contre-basse), flanquées d'une électronique sombre et étrange avec martèlement ironique de claviers. Titre clivé aux contrastes saisissants. Une authentique musique expressionniste : Nosferatu n'est pas loin !
Ce disque réussit une traversée de mondes, de genres avec un incontestable brio tout en gardant une incisive concision. Avec Bruno Letort, la libre fantaisie épouse un sens inné de l'élégance, de la mesure. Et quel plaisir d'entendre tous ces talentueux musiciens s'en donner à joie d'instrument !
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Très belle pochette et jolie présentation des titres. Un seul regret : la disparition du français (même si nombre de musiciens sont américains, je sais, mais ils sont plus ouverts qu'on ne le pense.). Et Bruxelles, n'en déplaise à Soond, c'est Bruxelles !! Je dis cela pour la page Bandcamp...
Paru fin avril 2024 chez Soond (Bruxelles, Belgique) / 8 plages / 52 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :
Voici le texte écrit par Laurie Anderson et David Linx pour "Newspaper" (titre 6) :
VOIX 1 : The Newspaper,
You’re the only one who knows what's real
And what isn’t
That's why I'm telling you all this
And not just recalling
The places I've been and what I've seen
VOIX 2 : An avalanche of absence and emptiness under heavens of confusion, we now talk in bumper stickers and yet we are, still, taken aback…
VOIX 1 : Why aren't we allowed to leave as often as we want
For all the work we've put into
These latrines, these cemeteries, this war
VOIX 2 : both shocked and in awe of all the noise that comes with lies. But beauty is elastic and comes in unrecognizable shapes.
VOIX 1 : So listen closely to these newspapers and magazines
They're full of the news, correct?
VOIX 2 : But what becomes of us when we spend all our time trying not to lose.
One can’t win when one doesn’t lose.
VOIX 1 : We lay our heads down on the newspapers
VOIX 2 : Very much
VOIX 1 : And pull the blanket up over our heads
And in training for war, one of the first things that General Macon did
VOIX 2 : Very much like rhythm can only be felt,
VOIX 1 : Was to burn all the newspapers.
VOIX 2 : Danced to and on, when it’s safe, nothing is safe.
VOIX 1 : So give us back our names We'd like to see them read aloud.
VOIX 2 : Peace comes only with the acceptance that nothing is safe,
VOIX 1 : Aloud.
VOIX 2 : That everything can be lost,
VOIX 1 : Aloud.
VOIX 2 : Any second of any given day