Melaine Dalibert (7) - Eden, Fall
Publié le 3 Juin 2024
Je suis dans les séries. Après mon septième article consacré à Yannis Kyriakides, voici le septième consacré au pianiste et compositeur français Melaine Dalibert, que j'ai suivi depuis son premier disque, Quatre pièces pour piano sorti en 2015, jusqu'au sixième, night blossoms en 2021. Les deux disques suivants m'ayant laissé sur ma faim, je me suis abstenu, fidèle à ma ligne éditoriale : n'écrire que sur des disques aimés. Aussi suis-je très heureux de retrouver Melaine pour son dixième album, composé de trois titres de durée très différente. Fidèle à son amour des algorithmes, Melaine Dalibert s'est expliqué dans une courte vidéo sur l'usage qu'il en fait, sans passer par un ordinateur ou un logiciel, concevant « l'algorithme comme une série d'opérations posées sur papier, qui (lui) permettent de générer des hauteurs de note, des intervalles, des durées, c'est-à-dire de paramétrer le flux sonore au plus près de (ses) intentions musicales ». L'humain reste donc au premier plan, et s'il recourt aux mathématiques, aux fractales par exemple, c'est en tant que moyen d'obtenir ce qu'il souhaite.
Le premier titre, "Eden", dure un peu plus de trente-sept minutes. La pièce repose sur une petite phrase musicale de sept notes, répétée et étirée, soutenue par des entrées en canon. Il faut toutefois préciser que le piano n'est pas premier : ce qu'on entend d'abord, qui va sous-tendre la composition dans toute sa durée, c'est un bourdon d'orgue positif passé au synthétiseur, bourdon légèrement oscillant sur lequel le piano vient se poser. C'est en quelque sorte le plateau des miroirs, allusion au disque de Brian Eno et Harold Budd The Plateaux of mirrors, sorti en 1980 avec pour sur-titre "Ambient 2". La date de 1980 n'est pas anodine. Melaine Dalibert joue sur un piano Yamaha des années quatre-vingt, comme il les aime. D'emblée, cette musique est donc inactuelle, intemporelle. Sur ce plateau, la phrase est répétée comme sur un miroir, puis sur plusieurs miroirs au fur et à mesure des entrées. Ce jeu de réflexions creuse la surface, multiplie les plans, si bien que la répétition se dilue. L'intérêt de jouer sur la durée, c'est de faire oublier l'algorithme, la répétition. La pièce prend un aspect labyrinthique grâce aux longues résonances : les harmoniques se chevauchent à différents niveaux. Tout se passe alors comme si l'on entendait une génération spontanée de notes, une éclosion de bulles sonores. C'est cela, l'Éden, cette moire tintinnabulante, ce flottement immense, cette irréalité montante : plus rien ne pèse, et la beauté lumineuse dissout les contours. La musique monte au ciel comme les chants d'oiseaux entendus dans le dernier tiers de la composition. Elle exulte dans les dernières minutes, sublimée dans la magnificence de ce qui est devenu une imperceptible giration archangélique.
En ce sens, c'est une authentique musique baroque, l'image de la pochette, avec sa trouée d'azur dans laquelle baigne un troupeau de nuages, pouvant être mise en relation avec les Assomptions des grands tableaux des peintres de ce courant et aussi avec les dômes d'églises d'un Francesco Borromini par exemple. Le cercle, d'ailleurs, est irrégulier, tend vers l'ellipse. Par baroque, il faut entendre ici une forme d'aspiration religieuse, caractérisée par l'oubli du Monde et de sa temporalité, sa densité, provoquée par la lente déréalisation de la phrase initiale, tellement diffractée, multipliée, qu'elle en a perdu sa réalité.
Le second titre, "Jeu de Vagues", le plus court des trois avec un peu plus de trois minutes est une étude pour la main droite seule reposant sur un motif de treize notes. Dans la même vidéo, Melaine Dalibert parle à son sujet de créer, par des perturbations presque aléatoires, « un contrepoint en trompe-l'œil, ou plutôt en trompe-l'oreille ». Or, le trompe-l'œil est au cœur de l'esthétique baroque. On sait que Steve Reich est lui-même influencé par cette musique. La répétition variée d'un motif (regardez le plafond de Saint-Charles aux Quatre Fontaines), surtout ici avec son rythme soutenu, sans pause aucune, jette le trouble en produisant un clapotis. Le tuilage, la superposition rapide des harmoniques tourbillonnantes, crée un quasi bourdon, renforcé par le bruit sourd des marteaux. On n'entend plus que les crêtes des notes sur une énorme vague résonnante. Pièce brumeuse et étincelante à la fois, trop brève pour être hypnotique : l'ivresse de la course lui suffit pour tromper le Temps !
« Étude implacable de percussion », dit Melaine de sa troisième pièce, "Fall", qui descend de l'extrême aigu du piano dans les graves. Partant d'une seule note répétée, la composition s'étoffe peu à peu jusqu'à agréger un accord de dix sons au bout de ses quatorze minutes. Des trois, c'est la pièce la plus répétitive, la plus serrée. En somme, le disque propose trois études comparatives des effets des différences de densité, "Eden" étant la plus aérée. "Fall" rejoint les expérimentations d'un Charlemagne Palestine avec son "strumming" (martèlement). Si "Fall", en anglais, signifie aussi bien « chute(r) » que « automne », il me semble que cette troisième étude est d'abord celle de la chute, par opposition à "Eden", pièce de l'ascension, "Jeu de Vagues" se situant à mi-chemin, restant à la surface, à l'horizontale. Cette fois, la durée, ajoutée aux battements incessants du piano, produit un effet hypnotique : elle occupe le cerveau, le submerge par la montée en puissance des accords. Le martèlement correspond à un mantra répété inlassablement, dans une obsession farouche du plein, assez fréquente chez les Minimalistes : atteindre le vide par le plein, la saturation. L'étude est fascinante, souvent d'une grande beauté, et, paradoxalement, dans le dernier tiers, avec l'élargissement du spectre sonore, elle se retourne en irrésistible pulsation vitale, très reichienne, perdant la sécheresse systématique de ses débuts. De chute il n'y a plus, et c'est l'automne, saison de l'éclosion, des Vendanges. Superbe !
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Un triptyque pour deux envolées transcendantes et le surplace extasié d'un oiseau au ras des vagues du monde flottant. Trois saisons ? Printemps, Été, Automne...
Je reviens à l'image de la pochette. J'y vois aussi un nid, un nid troué, celui qui permet l'ascension. Des trois titres, "Eden" est celui qui me touche le plus, justement parce qu'il échappe à l'enfermement d'une structure défaite par la Grâce légère, impondérable, folle comme une graminée qui s'envole dans la Lumière.
Paru le 24 mai 2024 chez Ici D'Ailleurs - Mind Travel Series (Nancy, France) / 3 plages / 55 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :