Mélodies singulières : Limpe Fuchs et Isaiah Ceccarelli

Publié le 24 Juin 2024

Mélodies singulières : Limpe Fuchs et Isaiah Ceccarelli
Mélodies singulières : Limpe Fuchs et Isaiah Ceccarelli

[À propos des disques et des compositeurs]

   À quatre-vingt-trois ans, la compositrice allemande Limpe Fuchs ajoute un nouvel album, Amor, à son abondante discographie. Artiste légendaire de la scène expérimentale, elle joue de nombreux instruments, y compris des instruments qu'elle fabrique. Et elle chante. Sur Amor, elle s'accompagne du seul piano, s'inscrivant ainsi, consciemment ou non, dans la grande lignée de Hans Eisler et Kurt Weil, dont des interprètes géniaux comme Theo Bleckmann ou Dagmar Krause ont proposé des versions inoubliables.

   À quarante-six ans, le compositeur et batteur canadien Isaiah Ceccarelli écrit des œuvres pour ses propres ensembles, mais aussi pour le Quatuor Bozzini et bien d'autres. Comme Limpe Fuchs, il est improvisateur, traverse les genres, participe ainsi à des concerts de jazz et chante du grégorien avec la Schola Saint-Grégoire ou dans un ensemble de musique ancienne et contemporaine, l'Ensemble Kô. House of Gold rassemble un cycle de compositions autour de ses propres textes, interprété par le quartette qu'il forme avec Katelyn Clark (organetto, piano et synthétiseur), Eugénie Jobin (voix et synthétiseur) et Frédérique Roy (voix, piano et synthétiseur). Lui-même est à la batterie, à la voix et au synthétiseur. Les autres instruments sont joués par les membres du quartette, sauf le violon sur le titre 8, joué par Guido del Fabbro.

Limpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of GoldLimpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of Gold

Limpe Fuchs à gauche, à droite Isaiah Ceccarelli et les autres membres de House of Gold

[L'impression des oreilles]

   Amor est le disque d'une grande chanteuse, d'une excellente pianiste...et d'une actrice attentive aux effets de son chant. Même sans comprendre l'allemand (/l'anglais aussi) ou sans suivre vraiment les paroles, on est captivé par ce chant expressif, dramatique, ce piano inventif entre jazz et musique contemporaine : du grand cabaret, oui. Avec des moments pianistiques d'une belle inventivité, comme au début de "Something" (titre 2), pièce aux boucles quasi minimalistes, loin des simples couplets/refrains dans la partie chantée ou parlée/chantée. « Anything is something » fait écho à la composition initiale "Die Liebe". L'amour est tout pour cette amoureuse des Beatles. Elle chevauche son piano comme un coursier fantasque, imprévisible, capable de s'arrêter soudainement, de repartir en arpèges hennissants, de souligner avec parcimonie sa diction poétique. Ce qui domine dans ce disque, c'est une joie, un plaisir évident à chanter, jouer, tambouriner (on entend des tambourinements dans "Trommeln", titre 4), à rester suspendue en plein vol, à s'abandonner à un lyrisme fou. "Verliebte Autos im Wald" (Voitures amoureuses en forêt, titre 5), sommet d'humour burlesque, et "Amor", (dernier titre avant les bonus numériques),  roucoulade quasi élégiaque, dessinent deux des pôles de cette artiste d'une liberté royale.

   Trois longs bonus numériques (entre huit et neuf minutes chacun) suivent le disque proprement dit. Une version en direct de "Trommeln", impressionnante. Le très curieux "Éclat" avec la voix de Valérie Vivancos, Limpe Fuchs aux percussions notamment : ambiante immersive, atmosphère magique !! Enfin, "fuchsfell", avec Mark Fell, duo de percussions martelées et de piano ébouriffant, avec une "imitation" de locomotive rien moins que ravageuse, le tout d'une fantaisie absolue.

   House of Gold commence avec un faux air de musique médiévale. "Wool Socks", dominé par l'organetto et une polyphonie féminine, est une sorte d'envoûtant motet. "Phenomena" (titre 2) juxtapose piano minimaliste et voix délicate, puis une ligne de synthétiseur et une percussion espacée, la voix se dédouble a capella avant une reprise rock, puissante. Superbe pièce ! On retrouve le même goût exquis pour une instrumentation ciselée, en contrepartie du chant fragile, un peu alangui, rêveur, sur le très beau "Of no particular importance", discrètement magnifié sur la fin par un clavecin. Par contraste, "Night" (titre 4) semble être une vision hallucinée d'une mélodie folk, envahie par des percussions et des bruits, avant de resurgir dans une pureté inattendue. "Etain" (enfin un texte en français !) joue la carte d'une polyphonie richement enveloppée d'un halo de synthétiseurs, de piano, s'évanouissant pour laisser la place à une rêverie instrumentale nostalgique.

   La musique d'Isaiah Ceccarelli se glisse ainsi entre les genres qu'elle déshabille pour les ramener à des articulations. limpides, ainsi sur le magnifique "Why are wo not together", commencé comme une romance folk dépouillée, continué sur un mode quasi médiéval, finissant par une sublime traîne onirique. "Terre noire" réussit elle aussi le mariage d'une fine polyphonie et d'un accompagnement minimal, note tenue d'orgue et bourdon de synthétiseur, se permettant l'audace d'un basculement vers un morceau rythmé par des claquements, des grondements, mais là encore dans une nudité stylisée. Lorsque le compositeur indique une inspiration, celle d'un voceru corse anonyme du dix-huitième siècle pour le titre 8, "The unattainable world", ne nous y trompons pas, ce voceru devient un madrigal contemporain feutré, suavement enrubanné d'orgue, avant de se changer en balade illuminée de guitare et de revenir mourir en un duo d'amour ineffable.

   Le joli "Blues", d'abord polyphonie a capella, tapissé de quelques sons de terrain, est traversé d'une trouée industrielle étonnante, preuve que le compositeur peut à peu près tout se permettre en injectant à bon escient des doses étrangères au climat initial d'une pièce.

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   Deux disques atypiques par deux compositeurs suivant leur inspiration plutôt que de se soumettre aux codes de genres qu'ils transgressent avec bonheur, avec fougue (Limpe Fuchs) ou avec légèreté et élégance (Isaiah Ceccarelli).

Amor :

Paru en mai 2024 chez play loud! productions (Berlin, Allemagne) / 6 plages + 3 bonus numériques / 67 minutes environ

House of Gold :

Paru en mai 2024 chez Sofa Music (Oslo, Norvège) / 9 plages / 39 minutes environ

Pour aller plus loin :

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