Emilie Cecilia Lebel - Landscapes of Memory

Publié le 21 Novembre 2024

Emilie Cecilia Lebel - Landscapes of Memory

[À propos du disque et de la compositrice]

    La compositrice canadienne Emilie Cecilia Lebel écrit de la musique de concert et crée des œuvres mixtes associant des technologies numériques. Sa carrière est jalonnée de nombreuses récompenses. Récemment elle a été déclarée compositrice classique de l'année 2024 par le Western Canadian Music Award. Son nouveau disque Landscapes of Memory est consacré à un diptyque de piano solo, chacune des deux pièces dépassant la demi-heure. Le piano est accompagné d'un fond bourdonnant produit en plaçant des excitateurs électromagnétiques (Ebows) à l'intérieur de l'instrument, où ils provoquent d'eux-mêmes la vibration des cordes sur lesquels ils sont placés. Les deux œuvres sont interprétées par leur commanditaire respectif, Wesley Shen pour "ghost geography" (2022, Géographie fantôme), et  la canadienne-brésilienne Luciane Cardassi pour "pale forms in uncommon light" (2023, Formes pâles dans une lumière inhabituelle)

La compositrice (en haut) et les deux pianistes
La compositrice (en haut) et les deux pianistesLa compositrice (en haut) et les deux pianistes

La compositrice (en haut) et les deux pianistes

[L'impression des oreilles]

dans les secrètes combes
de la mémoire

   "ghost geography" est dédié « à la rivière Saskatchewan Nord (à l'est des Montagnes Rocheuses, au Canada), ses nombreuses itérations, ses fantômes ». Ce serait une musique naturelle, simple comme l'eau qui coule, doucement. Une note répétée aux longues résonances, avec en arrière-plan le bourdon des Ebows. Puis une deuxième note lui répond en écho, et d'autres, dont une plus grave, une plus aiguë, se construit ainsi une mélodie mystérieuse. Les notes sont détachées, se rapprochent parfois pour des étagements, des incursions en profondeur. Sur le tapis bourdonnant, ce sont des fleurs qui éclosent, qui explosent aussi. Gerbes, éclats. Le bourdon s'irise, le piano insiste, brillant et coupant, joue des graves dramatiques, se perd dans les harmoniques, et renaît, interrogatif, buté, figé dans des répétitions obsédantes, pour mieux décrocher. Il est soudain ailleurs, dans des brouillards : il rêve au seuil de l'imperceptible, il caresse le silence. La pièce juxtapose ces moments d'un calme méditatif  et des réveils intenses, dans des jaillissements de forte lumière, dessinant cette géographie fantôme du titre. Le retour tout au long de motifs répétés ou égrenés crée une rémanence mémorielle qui structure l'ensemble et lui donne son discret charme envoûtant.

Avant que tout ne disparaisse...

   La seconde pièce, "pale forms in uncommon light", place le bourdon dans le registre médian du piano, si bien qu'il remplit les espaces entre chaque courte phrase de la pianiste - qu'il souligne aussi de sa lumière sourde. Tout le début est dominé par un motif insistant, répété obstinément, prolongé, auquel viennent se greffer d'autres gestes répétés. Ce labyrinthe de retours s'interrompt vers dix minutes sur le bourdon longuement prolongé. Commence alors une autre forme, moins répétitive, plus dérivante, contemplative, qu'un nouveau thème obsédant, au riche chromatisme, envahit au bout de quelques minutes avant de disparaître dans une traînée irréelle et une vigoureuse reprise. Mais rien ne résiste, la forme change, s'échappe vers le silence, non sans faire apparaître de belles esquisses mélodiques tandis que le bourdon disparaît fugitivement, pour revenir peu après, plus discret, laissant le piano plus nu, pour ainsi dire, et c'est une phase doucement extatique, avant la ponctuation du bourdon seul (vers 23 minutes), marquant l'entrée de la dernière forme, d'abord très structurée autour de deux notes répétées en miroir, puis qui part en éclaboussures presque facétieuses, revient à une structure voisine de l'antécédente, sur deux ou trois notes, aux éclaboussures encore et encore, le bourdon plus insistant, et c'est la coda, opposant grave profond et aigu dans un face à face tempéré par un court motif médian répété, accompagné d'un note à note recueilli aux délicats décalages.

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Deux pianistes magnifiques pour deux pièces admirables, jouées sur un grand piano Steinway aux sonorités d'une souveraine beauté. Les titres - de l'album et des deux compositions, annoncent la dimension poétique de cette musique aux portes de l'ineffable.

Nota : mon titre "dans les secrètes combes / de la mémoire" est pris au beau recueil Ιnstants de préface de Gilles Baudry (chez Rougerie, 2009, p.28). Le poète a d'ailleurs lui-même pris son titre chez Emily Dickinson :

« La plupart de nos instants

sont des instants de préface »

Paru le 18 octobre 2024 chez Redshift (Vancouver, Canada) / 2 plages / 1 heure et 4 minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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