Golem mécanique - Siamo tutti in pericolo
Publié le 24 Mars 2025
Ces mots de Pier Paolo Pasolini (1922 - 1975) lors de son dernier entretien avant son assassinat dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 prennent évidemment une résonance particulière aujourd'hui, sur laquelle je n'épiloguerai pas. La multi-instrumentiste et compositrice Karen Jebane les a choisis comme titre de son troisième album chez Ideologic Organ sous le nom de Golem mécanique. Marquée par les films Accatone (1961) et Teorema (1968) qu'elle découvre adolescente, elle dit avoir voulu faire en sorte que le corps du réalisateur et poète ne reste pas seul sur la plage d'Ostie où il a été sauvagement battu à mort puis écrasé par sa propre voiture : « J'ai essayé d'être les yeux qui voyaient dans l'obscurité, la voix qui racontait son dernier jour et sa dernière nuit, le fantôme qui convoque le souvenir. »
Comme pour ses deux disques précédents, Golem mécanique utilise une boîte à bourdons, sorte de vielle à roue motorisée construite par le facteur français Léo Maurel (quelques-uns de ses instruments ici), qui aime s'inspirer d'instruments traditionnels, "transformés" en héritant des façons de penser et jouer des instruments électroniques nés au XXe siècle. C'est cet instrument qui lui a donné sa nouvelle identité musicale après un cheminement du côté d'un folk gothique mâtiné de poésie et de spiritisme, jalonné par la découverte de compositeurs comme John Cage, Phil Niblock ou Alvin Lucier. Sur cet album, la cithare et sa propre voix s'joutent à la boîte à bourdons. Les paroles subissent une dégradation progressive jusqu'à ce que le sens se perde...
Le premier titre, "La notte" renvoie à la nuit tragique de l'assassinat de Pier Paolo. Au début est un souffle, un léger battement, comme l'accompagnement de la marche du cinéaste sur la plage nocturne. Remonte le souvenir, le fantôme du souvenir, avec la vielle à roue motorisée en guise de fond de bourdons, la cithare en notes éparses. Puis la voix surgit, dédoublée, démultipliée en chœur, pour un chant hypnotique de déploration qui est aussi une évocation du disparu. Le temps s'est figé, les rêves sont gelés... "Il giorno prima" est un hymne archangélique dominé par la voix magnifique de Karen Jebane sur une trame quasi immobile, finement striée, hommage à la quête de beauté de Pasolini. Musique cérémonielle extatique, radieuse, d'une douceur envoûtante...
Avec "Teorema", allusion au film tant aimé par la musicienne, la suavité des voix s'accentue, la dimension médiévale se précise : dans une église emplie par les bourdons de vielle sonnant comme un orgue très ancien, les voix appellent, ensorcellent, on ne saurait résister au mystérieux "Visiteur", dont le charme tient du divin. "Il giorno" superpose brève annonce de l'assassinat à une entrée d'orgue sépulcrale, avant un lamento choral a capella, véritable phrène en dissolution, puis la vielle sonne, mute en orgue en longues notes ondulées doublées ou non de bourdon, comme une respiration qui ralentit, évocation musicale de l'agonie à venir.
Second plus long titre avec un peu plus de huit minutes, "la tua ultima serata" commence par une boucle bourdonnante lancinante sur laquelle vient se greffer la vielle. C'est le chant du cygne d'une vie frappée à mort, chant intemporel, mixte de tradition et de minimalisme, d'amour et de mort. La voix semble se renverser sur le lit rayonnant de la boîte bourdonnante et sonnante...
Et "Le lacrime di Maria", le dernier chant, polyphonie à la douceur dépouillée, semble suspendu sur le bourdon hypnotique...
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Bouleversant hommage à Pier Paolo Pasolini, Siamo tutti in pericolo est un disque sublime, enraciné comme lui dans d'antiques traditions tout en s'inscrivant dans une forme de minimalisme épuré.
La belle couverture de Julien Langendorff, d'un onirisme mystique, me fait penser à la Transverbération de Sainte Thérèse (sculpture achevée en 1652) du Bernin dans la chapelle Comaro de l'église Santa Maria della Vittoria à Rome. Paradoxalement, en effet, Pasolini est un martyr mystique, dont la mort tragique et mystérieuse questionne profondément notre époque.
Paru le 14 ou le 21 mars chez Ideologic Organ (Paris, France) / 6 plages / 36 minutes environ
Pour aller plus loin
- album en écoute et en vente sur Bandcamp :