The Necks - Disquiet

Publié le 15 Octobre 2025

The Necks - Disquiet
Auditeurs pressés, passez votre chemin !

  Trente-neuf années d'existence pour le groupe de jazz expérimental australien The Necks ! Disquiet est leur vingtième album enregistrement en studio : un triple cd de plus de trois heures...qui me met dans l'embarras, je vais vous dire pourquoi, dans le désordre, puisque de toute façon aucun ordre d'écoute n'est prescrit par les musiciens.

The Necks © Photographie : Dawid Laskowski

The Necks © Photographie : Dawid Laskowski

   J'étais gêné par le second titre, "Ghost Net". Non pas par ses soixante-quatorze minutes ! Je m'ennuyais...confronté à une boucle de batterie, cymbale frissonnante, basse grondante, puis clavier, entre jazz et blues, mais étirée, répétée en un mouvement hypnotique. Je m'ennuyais, fatigué des tics jazzy, si bien qu'à la première écoute, j'ai décroché au bout d'à peine trente minutes. En fait, trop tôt, car la musique ne prend qu'ensuite, après quarante minutes, quand la boucle s'aère, devient ambiante, rêveuse, sinueuse et brûle doucement. Là, c'est très beau, très planant, cette structure bluesy dilatée, répandue en lumière tamisée de claviers flous, l'impression d'un orage maintenu au ras des choses, d'un orage interne, contenu, transformé en rayonnements qui vous enveloppent peu à peu dans un filet serré, confortable et grisant. Peut-être faudrait-il penser aux ragas indiens, qui ne donnent leur pleine mesure qu'après un temps assez long. On est ailleurs, on flotte dans un crépuscule incendié, on se balance dans un hamac, n'est-ce pas d'ailleurs un filet fantôme qui nous ligote ainsi, comme le suggère le titre ?. On a failli manquer une telle merveille ! Le "réveil" presque rock du dernier quart d'heure profite encore du charme des vingt précédentes minutes de bonheur alangui, la structure blues continuant son effet d'engourdissement.

Le tricotage patient de la Beauté... 

  Une fois vaincue l'écoute de "Ghost Net", on peut revenir au reste. Le groupe transcende le jazz en le projetant dans un infini qui lui est, à mon sens, bénéfique. Même "Causeway" (titre 3), le plus court des quatre morceaux avec moins d'une demi-heure, devient envoûtant, en dépit de gestes jazzy qui m'agaceraient ailleurs. La guitare surplombante enlève le caractère convenu des phrasés de piano, une aura électrique baigne l'ensemble, au bord du sublime. Un peu après neuf minutes, le morceau se réinvente, batterie plus présente, tournoiements lointains, puis dérive en une folie qui pourrait ne jamais finir. The Necks, ce sont trois musiciens qui étirent le temps pour y glisser une incandescence de vivre, un vertige magnifique aux lacis discrètement orientalisants de la longue fin...  

Fata Morgana, et revivre enfin...

   Quant au premier titre, "Rapid Eye Movement", il est dans la lignée de Vertigo, paru en octobre 2015. Comme le panoramique d'un horizon immense où les formes des reliefs et de la végétation tremblent dans une lumière irréelle, une fata morgana en suspension. Tandis que la batterie se fait immatérielle, le piano, entre orgue Hammond et orgue, déroule des cercles, la guitare mime des secousses et des tremblements. Atmosphère extraordinaire, d'une intensité au rayonnement nébuleux : est-ce l'inquiétude du titre d'ensemble, ou une extase prolongée face à une réalité vaporisée, peuplée de fantômes? Une vie parmi les buissons de fantômes, pour paraphraser le titre d'un album de Brian Eno et David Byrne. Une avancée lente dans des maquis épais inondés d'un soleil aveuglant...Je découvre en m'intéressant aux sens de la traduction que le titre de la pièce évoque une thérapie pour soigner le stress post-traumatique, d'où le lien avec le titre d'ensemble. Une musique pour soigner, mais soigner de quoi ? D'un monde trop pressé, incapable d'une écoute profonde, qui nous plonge constamment dans l'inquiétude par des massifs d'actualités atroces, violentes. La musique de The Necks impose l'écoute, conduit ailleurs, au centre d'autres buissons potentiellement inquiétants, les détoure pour en débusquer les splendeurs. Elle se met alors à flamboyer, brûlant les traumatismes par sa densité patiente, sa confiance dans l'intrication humaine qui la fonde. Ces trois-là n'en forment plus qu'un, ils rétablissent l'unité perdue dans l'éparpillement superficiel des distractions. Leur musique hypnotique, répétitive, recentre l'esprit. Les cascades arpégées se succèdent vers quarante minutes, comme une source de vie retrouvée, fraîche, limpide, roulant sur les roches percussives érodées par les frottements. Et tout cela rentre en fusion, devient un autre soleil, intérieur, une vigne aux grappes de feu. Le calme peut revenir, tout est pacifié...tout se lève dans une aube nouvelle.

   Le quatrième titre, "Warm Running Sunlight", forme à mon sens diptyque avec "Rapid Eye Movement", dont il est comme l'extension détendue. C'est le résultat de la cure de désintoxication : les retrouvailles avec le Temps Retrouvé, sous le soleil chaud et courant. La boucle qui structure la pièce figure la succession des secondes, des moments, apparemment identiques, et jamais pourtant les mêmes. À un moment, des voix d'enfants chantent et crient en arrière-plan, elles coulent de source, c'est la paix, la joie, les sons s'allongent, les notes s'espacent. On respire, comme des lézards sur des pierres chaudes. C'est la musique d'une jouissance heureuse, dont les gouttes tombent comme des miracles sur notre visage plongé dans un extase sans fin...

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Le somptueux chef d'œuvre d'un trio au sommet de son art. Un monument intemporel.

Paru le 10 octobre 2025 chez Northern Spy Records (Brooklyn, New-York) / 3 cds / 4 plages / 3 heures et dix minutes environ

Pour aller plus loin

- album en écoute et en vente sur Bandcamp :

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