A chaque fois que j'écoute la musique d'Ikue Mori, des images des peintures d'Yves Tanguy viennent m'envahir. Sa source d'inspiration est pourtant ailleurs. Ikue Mori rend hommage, à travers Myrninerest, album paru chez Tzadik en 2005, à une artiste visionnaire anglaise, Madge Gill. Née en 1882, Madge est initiée au spiritisme en 1903 par une tante. Mariée à son cousin dont elle a trois fils, elle perd le second, emporté par la grippe espagnole en 1918. Elle met au monde une fille mort-née l'année suivante, reste alitée pendant des mois et perd l'usage de son oeil gauche. C'est à partir de là qu'un esprit-guide, appelé "Myrninerest", la fait rentrer en communication avec l'esprit de ses enfants morts. Commence alors une œuvre considérable, tricots et broderies, dessins à la plume et à l'encre noire (le plus souvent) ou de couleur, depuis la carte postale jusqu'à des très grands formats sur des rouleaux de calicot de plusieurs mètres, écrits et improvisations pianistiques. Elle travaille la nuit, à la bougie, traçant uniquement des visages féminins, le sien ou celui de sa fille morte, d'autres encore, une centaine parfois sur une même composition. De temps en temps, "Myrninerest" apparaît aussi, visage à la Dieu le père, une croix sur le front. Tous ces visages regardent droit devant, fixement, enveloppés dans des robes-tapisseries, des motifs géométriques et architecturaux, cernés d'escaliers, de damiers, de quadrillages : visages prisonniers d'un dédale ornemental fascinant, énigmatique. Madge ne s'arrêtera de dessiner qu'après la mort de son fils Bob, en 1958. Elle se met à boire, la fin approche. Elle a exposé plusieurs fois ses œuvres dans East End, mais se refusait le plus souvent à les vendre, affirmant qu'elles appartenaient à "Myrninerest". C'est à sa mort en 1961 qu'on trouve chez elle des centaines de dessins empilés dans des placards et sous les lits, qui se trouvent maintenant disséminés dans des musées du monde entier, notamment dans la Collection de l'Art brut à Lausanne.
"Myrninerest" signifierait "mine innerest self" (mon moi le plus profond). À l'univers labyrinthique et proliférant de Madge, à mi-chemin entre figuration et abstraction symbolique, Ikue Mori répond en nous immergeant dans un monde inconnu de sons électroniques générés par son ordinateur. Née en 1953 à Tokyo, Ikue vit à New-York depuis 1977. Percussionniste, compositrice et improvisatrice, elle est également graphiste. On conçoit qu'elle ait été intéressée par l'univers de Madge, autant par sa radicale altérité que par sa prégnance spirituelle. L'art est un medium qui nous invite à passer au-delà des apparences : en cela il est descente vers les gouffres, abandon à l'inconnu qui nous happe et nous traverse. L'itinéraire d'Ikue va dans le même sens. D'abord percussionniste dans le groupe DNA d'Arto Lindsay, elle tente dans les années 80 et 90 diverses expériences dans le monde de la musique improvisée à la commande de boîtes à rythmes : elle jouera ainsi avec Zeena Parkins et Fred Frith, mais sera aussi invitée (en compagnie des deux précédents d'ailleurs) par un ensemble de musique contemporaine prestigieux comme l'Ensemble Modern. Elle est remarquée dans le domaine de la musique électronique, signant un univers très personnel. Depuis 2000, elle explore les ressources de l'ordinateur portable, donnant naissance à un monde encore plus étrange, déroutant. La musique se fait possession, c'est le titre du premier morceau de Myrninerest : envoûtement, descente dans une spirale de perles sonores, mouvements de plaques tectoniques, glissades et (dis)torsions, phosphorescences, crépitements, souvenirs déchirés de carcasses mélodiques. Si vous survivez à ce choc brutal, à cette séparation d'avec le convenu et l'ordinaire, alors vous êtes prêt pour l'aventure, la rencontre avec l'esprit intérieur. Sigh est miraculeux, léger, alvéolé, parsemé de nuages de poussières sonores, de stalactites fines : on est déjà dedans, ailleurs, loin, les pendules ne marquent plus aucune heure sinon celle de l'éternité, à nouveau Yves Tanguy, je n'y peux rien. Conflict nous entraîne plus profond par une série de glissements percussifs boiteux, de dépressions larvées et de brèves éruptions de microparticules déchaînées. Vous arrivez dans le Gem palace plein de stridences minuscules, de crissements cristallins : bondissements infimes, halos tournoyants avant Take it easy travaillé par des levains en fermentation sourde, des pulsations résorbées en stases réverbérées, des déchirures inquiètes, des galops sans chevaux. L'espace s'élargit avec Expresso bongo : ralenti initial facétieux crevé d'éructations, tiens, de l'orgue reconnaissable un bref moment, en cercles lointains, des oiseaux électroniques rayent le paysage qui fait des bulles, émet des bouffées, se gonfle à nouveau de surgissements ordonnés par le bongo survolé de vols courbes et hypnotiques, puis tout s'éparpille...Vous en êtes au Ice Palace, étincelant cosmos de l'infiniment petit au cœur du cristal majeur, dans le dérapage majestueux des queues de comètes qui s'éparpillent au vent du néant. Minecat démine votre inconscient bardé de préjugés fossiles à coups de déflagrations rauques, de débordements d'eaux essentielles : ça marteau-pique insidieux, étincelles effarouchées, étouffements. Mental sonne l'heure de l'éveil, milliers de battements d'ailes de métal translucide, points d'interrogation frottés de spires radieuses...A vous de finir le voyage, qui promet d'autres surprises. Ces vignettes, toutes d'une durée comprise entre deux minutes trente et quatre minutes trente, ont une extraordinaire puissance d'évocation : les quatre dernières pièces, dont je n'ai pas parlé, conduisent à la multiple splendeur de Clash by night, magistral vol planant électronique à faire pâlir tous les tangerine dreamers par sa concision étincelante. Est-il besoin d'ajouter que plusieurs écoutes sont nécessaires pour déguster ce disque, chef d'œuvre de la musique électronique d'aujourd'hui qui vous prend par surprise et ne vous lâche plus.
En guise de prolongement, pas d'extrait du disque, malheureusement, mais un enregistrement de concert en compagnie de Zeena Parkins à Venise en 2004. Et c'est fabuleux !!!
Paru en 2005 chez Tzadig / 13 plages / 44 minutes environ