Publié le 13 Mai 2010

Sig : "Freespeed Sonata", sonate hip-hop pour le temps présent.

J'avais repéré Sig grâce à l'album Vertigo bound sorti en 2002, à mi-chemin entre musique indienne traditionnelle et musiques électroniques. Puis je l'avais perdu de vue. Quelle surprise de le retrouver dans les nouveautés de la radio, au milieu des disques rock, perdu, tout seul, avec son sous-titre effrayant "Sonate classique hip-hop en quatre mouvements opus 32". Quel bonheur dès la première écoute !! Un piano qui chante, lumineux, instrument central d'une sonate, mais oui, et hip-hop, indéniablement, avec les voix de Joy Frempong ou de Nya.

   Entouré de quelques musiciens talentueux : le saxophoniste Christophe Turki, qui joue notamment avec Erik Truffaz, Marcello Juliani, bassiste du Erik Truffaz Quartet, Christophe Calpini aux percussions. Tous au service d'une composition fluide, rythmée par une trame presque post-minimaliste avec le jeu lancinant des boucles, reprises, échos. L'album décline une grande variété de couleurs, indiquées en français pour chacun des 28 fragments : du "solennel" initial à "automate " pour le final, en passant par "calme et indécis", "éveillé et naïf", "dans la foule", "gai et funky décalé," "poétique et flottant", pour n'en citer que quelques unes. Sig, non content de prouver avec éclat que le piano convient merveilleusement au rap, sort aussi le hip-hop de son image agressive et brutale : si le genre déborde d'énergie intense dans certaines plages, il sait aussi suggérer le rêve, les ombres, comme lors des "Shadows whisper", le délicat, les transparences, la fragilité comme dans le magnifique "Closed eyes". Une fois montés à bord, on se laisse aller, embarqués pour un voyage aux multiples facettes chatoyantes : il y a du Erik Satie dans cet art de la miniature, un Satie qui aurait beaucoup regardé les estampes de l'ukiyo-e, ces images d'un monde flottant, et qui bien sûr serait parfois jazzy. "Cool me out" m'évoque d'ailleurs les excellents Lounge Lizards, c'est dire comme Sig nous promène avec une confondante aisance. Sa sonate est une manière de poème en prose musical qui, "assez souple et assez heurtée", "s'adapte aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience", dirait Baudelaire. Une réussite éclatante qui donne envie d'écouter les autres disques de ce musicien voyageur, pianiste et violoncelliste, auteur de bandes originales de nombreux films de par le monde.

Paru chez Makasound, label indépendant plutôt reggae, en février 2010. 28 titres / une heure environ.

Pour aller plus loin

- La page consacrée à Sig sur le site du label Makasound, avec des extraits en écoute.

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 9 mars 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Hybrides et Mélanges

Publié le 4 Mai 2010

Graham Fitkin : "Circuit", la fougue et la si calme lumière.

  Graham Fitkin est revenu à son instrument de prédilection, le piano, comme j'en formulais le vœu à la fin d'un article de septembre 2007 consacré à sa deuxième incursion du côté des lutheries électroniques et des claviers électriques. En France, il est difficile de suivre la carrière de ce compositeur anglais pourtant assez prolifique, mais systématiquement absent des programmations. Né en 1963, il se rattache au post minimalisme bien qu'il soit plus juste de le qualifier de "constructiviste" ou de "structuraliste". Il adore en effet jouer avec des structures complexes pour en tirer des compositions à la fois virtuoses et extatiques. "Circuit", pièce pour deux pianos et orchestre, qui ouvre l'album,  télescope la forme tripartite traditionnelle d'un concerto, un peu comme le ferait un circuit électrique, l'analogie insistant sur la circulation d'énergies qui en résulte. Le début est très reichien avec son ostinato martelé au piano, mais très vite on retrouve la manière Fitkin, ce goût des décrochages, cette façon de bousculer les lignes, de jouer des contrastes et des couleurs. Les percussions se déchainent, l'orchestre dentelle l'arrière-plan, tandis que les pianos caracolent. Puis la vague sonore s'affaisse brutalement, commence un dialogue élégiaque entre les solistes et l'orchestre. Des blocs de notes se développent, s'enrichissent, la tension remonte, l'orchestre gronde, les pianos pulsent, l'énergie fuse entre les grappes, dans les fulgurances. Tout se tait soudain, les pianos se répondent dans une atmosphère recueillie, on imagine des sources pures entre les rocs, l'orchestre se fait diaphane. Miracle, mystère, captage des forces. La composition s'allège, pétule, repart à l'assaut, s'évanouit à nouveau pour recueillir la beauté d'entre les lignes, la grâce des interstices. La baisse de tension caresse les harmonies pour les déployer au vent échevelé de reprises fulgurantes. Les pianos escaladent le ciel. Tout cela serait emphatique et lourd si Graham ne fissurait pas ces masses en ébullition par des décharges salutaires. Seule concession à l'écriture académique, un finale puissant, cuivré, heureusement assez ramassé pour ne pas être amphigourique. Il faudrait considérer la musique de Fitkin comme une sculpture de César, sous l'angle d'un art de la compression dirigée qui recycle et dépayse des matériaux. En ce sens, de même que César se rapproche des Nouveaux Réalistes, Fitkin est un nouveau classique qui se sert de la rigueur structurale pour sculpter un hymne à l'énergie.
  

   La suite du disque est consacrée à quatre pièces pour piano solo et trois autres pour deux pianos. On y trouve le sublime "T1" pour deux pianos : la reprise lancinante d'une phrase ascendante, interrrogation illuminée par les silences et les résonances, dans une écriture qui rejoint les Inner Cities d'Alvin Curran. Et dire que j'accusais Graham de flirter avec la mièvrerie dans ses escapades harpiques... Balayés mes griefs !! Le revoici au mieux de son talent, ce que confirme toute la suite. "Relent" pour piano solo est une longue ligne dédoublée, puissamment dynamique, à la fois d'une grande rigueur et d'une belle allure semi improvisée, qui ne souffle guère qu'à mi-parcours pour rebondir dans la joie étincelante. "Carnal", pour piano solo encore, déploie une chevauchée tumultueuse, heurtée, dans une écriture d'une grande densité dramatique, avant de s'effondrer dans le calme. On oublie tout pour écouter un chant très simple et lent, mais la course reprend, effrénée, avant d'être soumise à nouveau à la loi des contraires, d'être rabattue presque sauvagement sur le silence. Rien de spectaculaire avec la miniature suivante, une des premières pièces reconnues par le compositeur, "From Yellow to Yellow", d'une beauté simple et lumineuse, si loin des tensions qui traversent toute son œuvre ultérieure. Tensions qui travaillent le syncopé "White" pour deux pianos, qui prend parfois l'allure d'un ragtime, l'obsessionnel "Furniture" où le piano se fait mécanique déréglée. Fin tranchante avec "T2" pour deux pianos, écho sans orchestre de "Circuit": tandis qu'un des pianos se fait percussif, l'autre bondit, emporté par une virtuosité ivre d'elle-même, à peine tempérée de brefs ralentis, qui vient se fracasser une fois encore sur le silence. Tumultueux comme la vie, ce disque. Une gangue nerveuse avec un cœur secret de discrètes merveilles.

Paru en 2009 chez Bis Records / 8 plages / environ 69 minutes

Pour aller plus loin

- la page du compositeur

- la page du label Bis consacrée au disque de Graham, avec en écoute à peu près la moitié de chacun des titres.

(Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 mars 2021)

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