Publié le 14 Avril 2015

Michael Vincent Waller (1) - The South Shore

La Beauté, en ses simples atours

    Michael Vincent Waller (né en 1985) a étudié la musique avec La Monte Young et Bunita Marcus. Un tel compagnonnage se ressent dans les œuvres de ce compositeur américain, dont le catalogue, déjà riche de superbes pièces pour piano (j'y reviendrai bien sûr !), s'étoffe avec ce double album très généreux de musique de chambre difficilement classable, entre post minimalisme et un classicisme lyrique et mélodieux. The South Shore présente un ensemble de pièces allant de la miniature inférieure à deux minutes à des pièces plus amples, la plus longue dépassant les dix minutes. On y trouve des solos, des duos, des trios et des compositions pour ensemble de chambre. Vingt-cinq musiciens interviennent, notamment le pianiste Nicolas Horvath dont je viens de célébrer le premier volume de l'intégrale des œuvres pour piano de Philip Glass.

   Dès le premier titre, "Anthems", on sent qu'on pénètre dans un monde sensible, mélodieux, hors du temps. La mélodie est simple, envoûtante : douceur du piano, velouté du violoncelle, dans une atmosphère d'une paix céleste. On plongerait bien dans la mer de lumière en bas des rochers. Cette musique, nous avons l'impression de l'avoir toujours connue, tant elle a une évidence incroyable dès la première écoute : ne viendrait-elle pas du Paradis perdu ? Le très beau texte de "Blue" Gene Tyranny qui commente chacune des pièces va dans le même sens. J'y renvoie le lecteur pour tout ce qui concerne la technique musicale proprement dite. "Atmosfera di tempo", pour quatuor à cordes, est une merveille, un entrelacs frémissant de cordes sensibles d'un romantisme exacerbé et délicat, comme un avant goût de l'ineffable. "Profondo Rosso", trio pour piano, violon et violoncelle, est une ritournelle raffinée, qui joue avec brio de subtils chevauchements, reprises. "Per La Madre e La Nonna"(le plus long titre), pièce "familiale" dédiée à la mère et à la grand-mère du compositeur, a la douceur confondante d'une composition d'Arvo Pärt. Écrite en mode Dorien, elle tisse savamment les voix du violon, de l'alto et du violoncelle en un hymne discret, chaleureux, extrêmement émouvant, avec des glissandi d'une grande pureté dans la seconde moitié, une cadence solennelle d'humble adoration. Nicolas Horvath joue "Pasticcio per menu è più", pièce paisible pour un jour ordinaire : pénombre, retour de motifs, puis animation, minuscules envolées. "La Rugiada del Mattino"( La Rosée du Matin) pour violon et violoncelle ressemble à une élégie par sa tristesse voilée, mais elle a aussi un dynamisme ensorceleur avec ses boucles insistantes, ses caresses troubles. Les "Tre Pezzi per trio di Pianoforte", pour piano, violon et violoncelle, sont d'abord plus virtuoses, nous entraînant dans leurs méandres mélodiques et leur atmosphère fin de dix-neuvième siècle, mais la deuxième est d'une belle beauté sombre, tourmentée, à la fois sobre et vaguement orientalisante, plus ornée à mesure, tandis que la troisième mêle mélancolie et abandon.

   Michael Vincent Waller nous a pris dans les rets de sa musique apaisante, dépaysante. Nous sommes loin du monde bruyant, près des choses essentielles, comme aurait dit un Constantin Brancusi. Et voilà que résonnent les première notes de "Nel Nome di Gesù", pour violoncelle et orgue : du pur Arvo Pärt, cela se confirme. Musique suave, sublime mélodie au violoncelle soutenue par l'orgue grave. Il prend envie de tomber à genoux et de pleurer devant une telle beauté. Dans quelle chapelle perdue au milieu des forêts, des landes, à l'abrupt de quelles côtes sauvages, sommes-nous ? La deuxième partie, c'est le chant des âmes perdues à la recherche de la lumière, qui monte et ne cesse de vouloir monter. Un diptyque de grand maître ! "Organum" s'inscrit nettement dans la lignée d'un Terry Riley, mais son chromatisme chatoyant et raffiné le rattache aussi bien à toute une tradition organistique d'improvisation. C'est également superbe ! Le premier disque se termine avec un solo de violoncelle, "Tacca Prima", aride et beau, et "Il Mento Tenuto Alto" (Le Menton Tenu Haut), solo de violon qui n'est pas sans évoquer certaines pièces de Bach par la rigueur du développement, aride aussi mais assez prenant.

Michael Vincent Waller (1) - The South Shore

   Le second disque alterne trois pièces pour ensemble et solos et duos. J'aime beaucoup "Ritratto", par le Dedalus Ensemble, qui sonne très médiéval ou Renaissance alors que l'instrumentarium fait se côtoyer flûte, alto, violoncelle...et trombone, saxophone alto, guitare électrique ! "La Riva Sud" (traduction italienne du titre de l'album, qui fait allusion à Staten Island, arrondissement de New-York dont Michael est natif et, par la langue souvent présente dans les titres des compositions, à l'origine italienne de sa famille) est un délicieux duo d'alto et piano plein de grâce et de fraîcheur, voilé d'une douce mélancolie ponctuée de phases rêveuses. La deuxième moitié du morceau me fait penser fugitivement au mouvement de certaines pièces de Gurdjieff par sa clarté sérieuse et dansante, prélude justement aux quatre danses "Pupazzo di Neve Partitas", pièces exigeantes, austères, non sans beauté, où le violoncelle n'arrive pas à me toucher vraiment.  Suivent deux "Variations for Quintet" aux paysages sonores changeants, agrémentés de contrepoint subtil, puis une superbe miniature pour piano qui aère ce second disque parfois presque trop travaillé, qui ne retrouve pas l'émotion du premier. Les quatre mouvements pour violoncelle titrés "Y for Henry Flint" me séduisent toutefois beaucoup plus que les danses précédemment évoquées : l'émotion est là, qui sourd du mystère de la musique, de sa majesté torturée, consummée dirait-on. L'écriture y est nettement plus contemporaine, à la limite de la dissonance. Je ne sais pas pourquoi je pense à Sofia Gubaidulina à l'instant même, à Chostakovitch aussi, peut-être à cause de l'âpreté de cette musique, à l'épure désespérée du "Slow Scherzo", à l'émotion nue, sensible aussi dans le magnifique "Capo Finale" pour alto et piano, autre très grand moment de ce double album. Je suis moins séduit par les deux pièces suivantes, deux solos pour flûte et clarinette respectivement. Pour finir, "Arbitrage" pour clarinette et gong apporte une touche mystérieuse, magique.

   Une superbe parution, qui confirme l'émergence d'un vrai compositeur à l'écriture sensible. Chacun y trouvera son miel ! Michael a voulu nous régaler d'un plat si copieux qu'il arrive que nous fassions la sourde oreille à certains exercices d'écriture, mais que de beautés, que d'émotions lorsqu'il se laisse aller aux modes les plus "simples" (c'est évidemment une manière de parler !). En ce qui me concerne, je garde une préférence marquée pour le disque 1.

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The South Shore, paru chez XI Records, mars 2015 / 2 disques / 31 pistes / 138 minutes

Pour aller plus loin :

- le site personnel de Michael Vincent Waller

- "Anthems" en écoute :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 août 2021)

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Publié le 6 Avril 2015

Philip Glass - Glassworlds 1 / Nicolas Horvath, piano

   Le pianiste Nicolas Horvath, interprète de Liszt et lauréat de nombreux prix internationaux, se lance dans une édition complète, sur le label Grand Piano de Naxos, des œuvres pour piano de Philip Glass, première édition du genre qui comportera des inédits, des transcriptions. C'est la suite logique d'une longue fréquentation du compositeur américain, émaillée de concerts fleuves, de marathons. Il jouera d'ailleurs ce vendredi 3 avril l'intégrale de ses Études pour piano, donnée pour la première fois à Carnegie hall le 9 janvier de cette année.

   Glassworlds 1 augure bien de ce travail formidable. Le livret, trilingue (anglais / français / allemand), offre un modèle de ce que l'on peut attendre d'une édition "matérielle" de la musique. Assorti d'une présentation du parcours musical de Philip Glass par Frank K. DeWald, il contient aussi un long texte passionnant de Nicolas Horvath, qui revient sur sa découverte et son goût pour la musique de Philip et commente chacun des morceaux du premier volume. On ne saurait rêver mieux, et tant pis pour le critique, chroniqueur qui se demande ce qu'il pourait bien ajouter. Pour l'instant, je me contente de prélever ce qu'il dit de sa rencontre avec la musique de Philip Glass : « Je me souviens encore aujourd'hui de l'effet que me fit sa musique : cette impression nocturne de flotter sur les eaux tranquilles d'un lac sous un ciel étoilé. » La scène est romantique à souhait, à l'image de la musique telle que la conçoivent et le compositeur et Nicolas, qui écrit ceci : « Par opposition à la nature apparemment simple et austère de ses partitions (et aux lectures plutôt prudentes enregistrées par certains de ses premiers défenseurs), le compositeur avait une approche très libre - quasi improvisée - voire romantique. La partition n'étant que le schéma directeur d'un univers dense, profond mais sensible et qui ne demande qu'à être découvert, tout comme une luxuriante forêt traversée par de minces sentiers balisés. » (C'est moi qui souligne) Tout est dit, nous sommes prévenus : le pianiste nous entraîne loin des lectures sages, compassées qui réduisent Philip Glass à une icône de la musique minimaliste ou répétitive. Primat à la sensibilité sur la technique compositionnelle !

   C'est bien ce que l'on entend dès Opening (1981), une des plus célèbres compositions de Glass, plus contrasté m'a-t-il semblé que sous les doigts du compositeur, avec des moments de retenue très beaux joints à une incroyable délicatesse de toucher, une grâce brumeuse,  des montées plus intenses. Une très belle relecture, qui nous prépare à l'étonnante "Orphée Suite", arrangement par Paul Barnes pour le piano d'extraits de l'opéra de chambre en deux actes Orphée d'après Jean Cocteau. Rappelons au passage que Philip Glass a terminé ses études musicales à Paris, sous la houlette de Nadia Boulanger, qu'il parle assez bien français et connaît notre culture, d'où son intérêt pour Cocteau, auquel il consacrera une trilogie. Étonnante, cette suite ? Elle combine ragtime tumultueux et mélodies envoûtantes comme celle de "Journey to the Undeworld", vision infernale à la beauté trouble, très inattendue dans l'œuvre de Philip Glass. Même "Orphée and the Princess", a priori plus dans les clichés glassiens, est aérée par le toucher précis qui fait ressortir chaque note, par l'énergie des montées, la profondeur des moments graves. Toute la suite est transfigurée, portée par un charme irréel qui se résoud en une atmosphère vaporeuse traversée d'élans émouvants dans la dernière section "Orphée's Bedroom Reprise".

      Dreaming Awake, pièce de 2003, si elle ressemble plus à du Glass, surprend par une fougue étincelante, une inventivité mélodique que j'ai pu entendre sous les doigts du compositeur interprétant quelques unes de ses récentes Études pour piano lors de son récent concert à La Comète de Châlons en Champagne. Ce premier enregistrement mondial est superbe, brassant les émotions les plus diverses avec une grande palette de couleurs au long des quatre mouvements, surprenant par un savant jeu de reprises et d'amplifications.

   Le programme se termine avec une longue pièce de plus de trente minutes datant de 1968, How Now, représentative du style répétitif de cette période, mais également influencée par les ragas indiens, les gamelans indonésiens. Le piano s'y fait percussif, le jeu roulant des notes produit des champs harmoniques denses, d'où son côté hypnotique. Le piano devient portique de cloches folles agitées par le vent. Musique extraordinaire, qui suscitera sans doute de violents rejets de la part de ceux qui voudraient n'y entendre que le retour du même, tout à fait enthousiasmante pour les autres, dont je suis, ravis d'être transportés dans cette série d'escalades vertigineuses, dans cette houle illuminée, ce martèlement pourtant assez différent de celui d'un Charlemagne Palestine. C'est un chemin violent d'ascèse, un dépouillement, sans cesse à reprendre pour atteindre l'extase.

   Un disque magistral, éblouissant, fort intelligemment conçu de manière non chronologique pour présenter toute la diversité de l'œuvre de Philip Glass, ce jeune compositeur de plus de 87 ans. La rencontre d'un immense compositeur et d'un non moins immense pianiste, qu'on se le dise ! Sans oublier le piano, un Fazioli, à la musicalité exceptionnelle !!

Philip Glass - Glassworlds 1 / Nicolas Horvath, piano

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 8 août 2021)

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