Publié le 18 Février 2018

Terry Riley - Dark Queen Mantra

   Le quatuor à cordes est la forme musicale de prédilection de Terry Riley depuis sa rencontre avec David Harrington, premier violon et âme du Kronos Quartet. Auparavant le pape de la musique minimaliste ne voulait guère entendre parler des formes occidentales. Pourtant ici, ce n'est pas le célèbre quatuor qui interprète la nouvelle composition, mais le Del Sol Quartet,, un autre quatuor californien de San Francisco. Pour la petite histoire, c'est la rencontre, puis l'amitié entre Charlton Lee, l'altiste du Del Sol Quartet, et Gyan Riley qui est à l'origine de cet album. Précisons que le disque n'est pas uniquement consacré à Terry, mais aussi à un contrebassiste compositeur avec lequel il a souvent travaillé, l'italien Stefano Scodanibbio (12956 - 2012), qui collabora avec Luigi Nono, Giacinto Scelsi.

   La pièce éponyme, commandée pour le Del Sol Quartet et Gyan Riley à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire de Terry Riley en 2015, est un quatuor à cordes augmenté de guitare électrique, jouée par son fils Gyan. Le premier mouvement porte le nom de l'hôtel d'Algeciras où Terry logea lors de son arrivée en Espagne, "Vizcaino" : vives girations des cordes et de la guitare, une vague ambiance espagnole emportée dans le flux « rilien » (que l'on me pardonne ce néologisme), les contrepoints et les pizzicati aériens, les accélérations irrégulières et les veloutés enjôleurs. Un régal ! Comme son titre l'indique, "Goya in minds" serait inspirée par la peinture du maître espagnol : début lent dans les corridors de le nuit peuplée de songes, comme une musique à demi paralysée, qui secoue peu à peu les ténèbres persistantes. S'élève une belle mélodie élégiaque qui entrelace cordes et guitare, et le sortilège semble s'éloigner, non sans laisser une délicate langueur. Les violons partent dans les aigus glissés, la musique dessine des arabesques fragiles ponctuées de pointes d'incertitude et de mystère. Tout est d'une fraîcheur incroyable... "Dark Queen Mantra" commence comme une ballade à la limite de la dissonance, une invite insistante aux attraits louches, soudain transcendés par de  micro accélérations, des dérapages dans un arrière-plan mystérieux. Lorsque la guitare revient de ce traquenard, tout est plus clair, et se déroule alors une danse envoûtante qui se résout en passages quasi rock, cordes épaisses, masses compactes. Mais avec des déhanchements, des échappées imprévues, des dérapages miraculeux : une grâce, des ébouriffements de cordes, une maestria primesautière saupoudrée de malice et de nostalgie. Comment ne pas être séduit par ce mantra de la reine noire ?

     L'autre grande composition de Terry, le quatuor "The Wheel & Mythic Birds Waltz" date de 1983. Elle a été enregistrée par le Kronos Quartet en 1984 dans le disque Cadenza On The Night Plain, sans la mention "The Wheel", qui désigne la courte ballade de jazz ouvrant le quatuor, laquelle réapparaît plusieurs fois avant de fournir une coda mélancolique. La valse du titre est une dénomination approximative, car la pièce s'inspire d'un rythme indien : à l'origine, la pièce devait être jouée par Terry et le sitariste Krishna Bhatt. Et les oiseaux ? Mythiques, bien sûr, mais Terry aurait dit lors d'un pré-concert qu'ils étaient inspiré d'une explication du bouddhisme tibétain par Anagorika Govinda dans The Way of the White Clouds (La Voie des Nuages Blancs). Une ample introduction mélancolique se referme sur des virgules caressantes, puis  c'est la cadence qui soulève, emporte, reprend son souffle avant de développer ses corolles, ses dentelles dansantes, chatoyantes, avec des retombées et d'autres reprises appuyées. Parfois une ombre traverse le décor, mais le chant monte, se fragmente en petits tourbillons, se creuse de gonflements intrigants. C'est à chaque fois la roue de la Vie qui revient nous charmer ! Un des très grands quatuors de Terry Riley, superbement interprété.

   Intercalée entre les œuvres de Riley, "Mas Lugares" de Stefano Scodanibbio est une réécriture de madrigaux de Monteverdi, plus ou moins reconnaissables selon les moments. Les madrigaux sont transportés dans des zones éthérées, étirés dans des aigus diaphanes et des flous troublants. Sublimes balbutiements des cordes, suaves glissendi. C'est d'un raffinement exquis. Une très belle découverte !

   Un disque magnifique de bout en bout.

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Paru en 2017 chez Sono Luminus / 9 plages / 63 minutes.

Pour aller plus loin :

- "The Wheel & Mythic Birds Waltz" en concert :

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Publié le 6 Février 2018

Andrew Heath & Anne-Chris Bakker -Lichtzin

   Enregistré pendant l'hiver 2016, Lichtzin est le fruit de la collaboration entre l'anglais Andrew Heath et le néerlandais Anne-Chris Bakker, ce dernier bien connu dans ces colonnes. Le premier développe une musique ambiante délicate que je commence à explorer ; à noter qu'on trouve à ses côtés sur deux albums, Hans-Joachim Rœdelius, grande figure de la musique ambiante-électronique depuis les années 1970.

  Un 33 tours gratte au début de "Onderstroom" ("Sous-flux") tandis qu'une musique lointaine, un flux éthéré s'enfle peu à peu. Un piano pose deux notes nettement séparées, puis quelques autres, doucement, plus fortes ensuite, mais à peine. On assiste à une confluence objective d'univers, à l'ensorcellement de l'espace. La guitare intervient à cordes feutrées. C'est comme un brouillard givrant traversé de lumières diffuses, une respiration cosmique d'une infinie délicatesse. Une merveille qui me rappelle les bouleversants Weerzien et Tussenlicht d'Anne-Chris.

   "Still" poursuit ce travail d'orfèvrerie sonore. La guitare s'enlace aux sons divers, cloches, glissendi, surgissements de drones. Lente giration suave, diaphane, traînées d'orgue en crescendo puissant. Comme une traversée majestueuse de galaxie en galaxie, la guitare sèche nous ramenant sur terre...

     "Lichtzin" est plus dans les graves profonds, hanté par des sons de terrain divers, des craquements, des battements erratiques. On entend dans les interstices de ce monstre sonore une clochette, des mouvements d'eaux, des voix. Le titre est plus émouvant, vivant que le précédent, hiératique. Un monde fantomatique habite cette musique aux amortis mélancoliques.

   Nous voilà avec un objet non identifié, une grande forme de plus de vingt minutes, découpée en plusieurs mouvements par de véritables brèches. "Holding the Temporal" reprend le voyage intersidéral, mais pour le rabattre heureusement sur des moments extatiques. Le premier cas se produit un peu après quatre minutes, quand la guitare électrique s'immisce dans le voyage, le suspend pour y poser ses notes brûlantes, d'une infinie mélancolie. J'ai fait écouter ce passage : tout le monde est suspendu au charme, il se passe quelque chose, la nostalgie d'une beauté poignante. Des pas vont et viennent à l'arrière-plan. Moment magique et bouleversant, le temps fond... Le voyage reprend, désincarné d'une certaine manière, déserté par cette présence miraculeuse. Mais se produit un autre surgissement, celui d'un piano réverbéré, vers onze minutes, qui rend à nouveau la musique passionnante. C'est ça qui est beau dans ce long titre, la dialectique entre une musique ambiante à la beauté glacée, hautaine, et ces moments fragiles de grâce ineffable qui nous font accepter le transport vers un autre univers parcouru de vents étourdissants. Nous sommes embarqués, charriés par quelque chose de plus fort que nous, qui nous dépasse infiniment. La troisième partie est d'une incroyable puissance rauque qui nous agrippe au fond des tripes pour nous déposer en longs atterrissages frémissants grâce à la guitare à archet dans les notes les plus graves et en même temps d'une douceur de plus en plus confondante. Nous descendons, nous ne finirons jamais de descendre, mais un coup brutal met fin au périple...

   Une superbe collaboration, pour une musique tour à tour grandiose et intime, sculptée par des musiciens qui sont à part entière des artistes sonores.

   Magnifique photographie de couverture, par Andrew Heath : raffinement et élégance d'une musique en apesanteur dans les espaces infinis !

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Paru en 2017 chez White Paddy Mountain / 4 plages / 53 minutes.

Pour aller plus loin :

- l'album en écoute et plus :

 

(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 28 septembre 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques