Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Arovane, pseudonyme du musicien de la scène électronique berlinoise Uwe Zahn, et le londonien Mike Lazarev ont sorti en août de cette année un disque parfaitement en harmonie avec les jours gris et pluvieux de novembre, et plus largement avec les journées nimbées d'une douce mélancolie. Le premier travaille le son avec les moyens électroniques, apporte des sons de terrain, tandis que le second reste au plan acoustique avec son piano. Enregistré tard la nuit dans le studio londonien de Mike, fenêtres parfois ouvertes, Aeon voudrait capter tous les sons émis par l'instrument, la chute des marteaux, la respiration des cordes, tente de restituer l'aura des sons, leur dimension spectrale, brumeuse.
C'est donc une musique intimiste qu'ils produisent, à partir de mélodies simples, d'ambiances soigneusement étoffées, ce que soulignent les titres : "Us, inside" / "Echoes On, quiet". Ce dernier commence à partir de souvenirs de quatuor à cordes, entendu en fond sonore, dont il se dégage grâce à une ponctuation régulière du piano avançant dans un tissu de courtes grappes sonores, de chuchotis, de discrets cliquètements pour poser sa mélodie gracile aux graves amortis. Certaines pièces sont comme des apparitions sonores, saisies dans leur lente trajectoire, ainsi "Unedlich, Endlich", le piano à peine effleuré, enveloppé d'une trame électronique diaphane. Plusieurs titres évoquent des couleurs, nées à l'intérieur du son, des formes : "Inverse Shape, Yellow" / "Inerp, Blue" / ou encore "Elegie, Red". Le jaune surgirait des tâtonnements du piano, dont on entend bien les marteaux, qui laisse émerger un fragment mélodique clair dans une gangue cotonneuse. Le bleu, serait-ce celui de ce ciel granuleux où évolue un piano interrogatif, ne cessant de poser sa question, qui porterait sur le sens du mot mystérieux "inerp", anagrammatiquement peu productif, "rein" ou "nier" en français, "ripen" (mûrir) en anglais ? Je réserve le rouge pour la fin, car c'est le dernier morceau. Qu'est-ce qui revient le 27 décembre ("Decembre 27th, Recurring"), si ce ne sont comme des voix synthétiques sur un flux tranquille et répétitif, le sillage d'un mystère frôlé ? Et le rouge de l'élégie finale ? La trame même d'une frêle mélancolie qui ne cesse de s'approfondir, de creuser son lit de cendres. Un disque de rien, un disque que j'ai failli laisser de côté, puis je me suis aperçu que j'y revenais, encore et encore, qu'il me touchait, sans avoir l'air de rien, sans poser ni tonitruer, verlainien, dans les demi-teintes, à petites touches imprécises... Aeon, c'est le Dieu du Temps chez Les Romains : une émanation subtile de l'éternité...saisie par deux alchimistes attentifs. C'est très beau.
---------------
Paru en août 2019 chez Eilean Records / 10 plages / 33 minutes environ
Pour aller plus loin :
- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)
Pendant vingt ans critique musical et chroniqueur au Village Voice, hebdomadaire new-yorkais ouvert sur la création contemporaine, journal qu'il a quitté en 2005, Kyle Gann, né en 1955, n'est pas seulement un connaisseur de la musique d'aujourd'hui, auteur notamment d'un livre sur Conlon Nancarrow, c'est un compositeur passionnant, ouvert à toutes les expérimentations (intonation juste, écriture micro tonale, emploi de synthétiseurs, pianos mécaniques et ordinateurs). Outre de très belles pages pour piano, on lui doit la redécouverte des pianos mécaniques, améliorés et maintenant pilotés par ordinateur. Ce dernier disque, paru en 2018 - j'ai failli le laisser passer -, marque une étape importante dans la réapparition du disklavier. Le double album propose un cycle de deux heures et trente-cinq minutes, composé de 17 pièces pour trois pianos pilotés par ordinateur et microtonalement accordés. Ce faisant, Kyle Gann dit s'inscrire dans la lignée de très nombreux compositeurs américains, très liés entre eux et puisant leur inspiration dans les œuvres de leur "groupe" informel, agrégat de personnalités non-conformistes et frondeuses, créant une musique ayant largement coupé les ponts avec l'autre côté de l'Atlantique : « J'ai pris toutes mes idées chez Henry Cowell, Charles Ives, John Cage, Conlon Nancarrow, Harry Partch, Virgil Thomson, Ben johnston, Carl Ruggles - aussi, dans mes débuts, chez Aaron Copland, Roy harris, Leonard Nernstein, William Schuman. » J'ai pris le temps de le citer, au risque de vous lasser, pour montrer la profonde méconnaissance de la musique contemporaine américaine en Europe. On ne connait guère que les minimalistes (le trio Reich-Riley-Glass), peut-être en partie parce qu'il ont fait le choix de fonder des ensembles pour interpréter leur musique dans le monde entier, tandis que les autres sont restés des francs-tireurs, des excentriques soucieux de leur totale indépendance, quitte à demeurer des ouvreurs de voie oubliés, repliés sur leur microcosme.
Pour le musicologue et compositeur néerlandais Anthony Fiumara, on peut envisager ce cycle monumental comme consacré à un instrument imaginaire à 243 tonalités. Kyle Gann a choisi 33 hauteurs dans une octave en intonation juste, harmoniques de mi-bémol. Je ne rentre pas davantage dans la présentation musicologique, très complète sur le livret qui présente sous formes de tableaux la répartition dans les séries harmoniques. Mais alors, dira-t-on, qu'en résulte-t-il ? Une musique machinique, sans âme ?
Ce n'est pas parce qu'elle n'est pas jouable par des mains humaines qu'elle est insensible. La musique est composée comme une autre. Le titre fait référence à la fascination de Kyle Gann pour le cosmos et les corps célestes. Aussi les rythmes et les mélodies donnent-ils l'impression de venir d'un autre univers, où l'on peut également danser et chanter. Le compositeur a suivi ses humeurs, ses rêves, d'où la grande variété de styles, d'ambiance tout au long du cycle. Kyle ayant lui-même commenté chaque titre dans le livret, je me contenterai de quelques touches d'écoute.
"Andromeda Memories" installe une atmosphère nostalgique, un peu jazzy. "Futility row", la première pièce jamais écrite en une sorte de mi-bémol mineur selon le compositeur, sonne comme du piano mécanique rêveur, un comble, installée sur une rythmique ostinato. "Orbital resonance" nous projette en plein espace, inspirée des photographies de la planète Pluton publiées en juillet 2015 : harmonies étranges, cadences spectrales, c'est fascinant et superbe ! Les clins d'œil ne manquent pas, comme l'amusant détournement du titre de la Pavane pour une infante défunte de Maurice Ravel, devenu "Pavane for a Dead planet", danse lente et majestueuse émaillée de cliquetis étincelants qui a un charme fou, juste avant une curieuse danse atonale, "Star Dance", aux balancements réguliers, aux scintillations moirées. Inspiré par les Miroirs de Maurice Ravel, "Ride the Cosmos" peut faire penser aux tentatives de dressage d'un cheval fougueux, imprévisible : pas facile à monter, il va dans tous les sens, ivre dans son affirmation d'une liberté farouche. Après ces cavalcades, "Dark Forces Signify" renverrait aux caractéristiques de la matière noire (ou sombre) : on sent une forte concentration, une prière peut-être qui chercherait à monter, à se dégager d'une gangue, représentée par des basses obstinées, répétitives dont sortent parfois des grappes claires, des cadences décidées. Suit un hommage à la musique des dernières années de Julius Eastman (1940 - 1990), un compositeur que quelques pianistes français comme Melaine Dalibert ou Nicolas Horvath tentent de faire connaître au public d'Outre-Atlantique, et pour lequel Kyle écrivit la première notice nécrologique. D'architecture répétitive, c'est une pièce puissante, incantatoire, sombre, véritable vortex ralenti qui happe l'auditeur. Encore un grand moment ! Le premier cd se termine avec "Busted Grooves", fantasque danse disloquée, oscillante, virevoltante, à facettes facétieuses. Un régal !Direction l'espace lointain dans le second disque avec "Rings of Saturn", labyrinthe de répétitions, de variations, de déphasages qui donnent à la pièce une atmosphère volatile, improbable. La pièce est sans doute une des plus dérangeantes pour l'oreille, sans cesse en train de glisser d'une couleur harmonique à une autre, comme si elle se tordait, en proie à des déformations intérieures. On s'éloigne encore avec "Pulsars", notes isolées plaquées à des intervalles variables, si bien que la musiques est surtout entre les notes, dans les ondes harmoniques générées, qui se superposent parfois, interfèrent. La troisième pièce serait le troisième volet d'une trilogie consacrée à la nuit, venant après Long Night(1981) pour trois pianos ordinaires et Unquiet Night, étude pour disklavier accordé conventionnellement figurant sur Nude rolling down an escalator (2005).
"Neptune Night", comme les deux compositions antérieures, est un chef d'œuvre. Cet adagio devient comme un fleuve traversé de multiples courants, la pédale forte constamment utilisée. On croit entendre le jeu d'un portique de cloches, on se laisse porter dans cette tintinnabulante dérive, plus contemplative sur la fin. Après ce quart d'heure extatique, "Spacecat" se laisse savourer comme un divertimento léger parsemé de touches humoristiques non sans rapport avec son titre, donné par un rêve nous dit le compositeur : alors oui, une musique ronronnante, câline ! "Reverse Gravity" serait une gnossienne : elle en a l'allure un peu cérémonieuse, affectée d'un dandinement languide et hiératique, avec des poussées puissantes. Et une romance pour continuer, une "Romance postmoderne", bien sûr, pièce qui fut la première du cycle, et qui peut être jouée en concert. Sa douce musicalité pourrait presque faire oublier son caractère microtonal, surtout que notre oreille, depuis le début du cycle, a pris ses repères. Par contraste, "Liquid Mechanisms", une des plus longues compositions de l'ensemble, sonne plus expérimentale, éclatée, en dépit d'une certaine fluidité, peut-être en raison de sa structure oxymorique, signalée par son titre. Elle se développe comme un rêve, une déambulation surréaliste dans un monde à la Max Ernst, merveilleux et fascinant. Une page magnifique ! Pour finir, un rassemblement festif, un "Galactic Jamboree", joyeusement étourdissant...
Quel voyage ! Un cycle majeur de la musique du vingt-et-unième siècle. Kyle Gann est un formidable créateur de mondes sonores.
---------------
Paru en mars 2018 chez Other Minds Records / 2 disques/ 17 plages / 2 heures et 35 minutes environ
Pour aller plus loin :
- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)
L'homme aux machines de Rotterdam, Rutger Zuydervelt, alias Machinefabriek, élargit toujours davantage son univers sonore. Au carrefour des musiques électroniques, ambiantes, expérimentales, il utilise tout ce qu'il trouve, cassettes audio, générateurs de sons, sons enregistrés, qu'il combine avec ses synthétiseurs et autres possibilités offertes par l'électronique, pour créer, sculpter, une musique à la fois très élaborée et au potentiel émotionnel incroyable. Cette fois, comme le titre l'indique, il travaille avec les voix en orfèvre, en joaillier : il monte les voix pour les sertir dans une polyphonie électro-acoustique extraordinaire.
« L'idée était que chaque chanteur, intervenant vocal, fasse ce qui lui vient naturellement. L'élément d'imprévisibilité était important pour moi. » précise Rutger. La voix peut chanter, dire un texte, émettre des sons inarticulés : le compositeur se charge de sa mise en valeur, en traitant chacune d'elle selon ses particularités sonores. Les huit titres sont construits à partir de huit voix différentes.
Atmosphère éthérée pour "I", la voix de Terence Hannum, artiste visuel et musicien : la frontière entre voix humaines et voix de synthèse est inaudible. Nous sommes dans un vaisseau spatial assailli par des perturbations, et qui reprend sa route, son sillage de plus en plus étoffé de drones et de voix démultipliées, de distorsions rauques, qui percute parfois un nuage de particules pour mieux rebondir, foncer dans les textures granuleuses, forer dans le tissage devenu immense des voix. Quelques fragments mélodiques fournis par la chanteuse néerlandaise Chantal Acda sont incorporés dans une sorte de rituel annoncé par des percussions répétées en début de morceau, enrobées par des vagues de synthétiseurs. La voix est diffractée, les segments vocaux fracturés et montés en parallèle, en écho, le tout dans une forge grondante dont les murs s'éloignent sous des poussées sourdes. La douceur des voix féminines semble peu à peu triompher de forces noires, et l'on entend comme le râle de voix masculines basculant dans le néant. Terrifique, cette musique ! On retrouve la voix du compositeur et chanteur américain Peter Broderick, qui a déjà travaillé avec Machinefabriek, notamment pour ce chef d'œuvre qu'est Mort aux vaches, sur le titre III. Peter semble hébété, pousse des sons cadencés, doublés, triplés par d'autres voix, dans un opéra-borborygme très étonnant, éclaté par des percussions sèches, puis quelques mots installent un climat poétique propice aux agrandissements imaginaires, d'autres voix, comme des voix de gorge, nous propulsent dans des confréries telluriques d'une extrême puissance, avec une coda quasi chamanique. Un grand moment ! Marianne Oldenbourg chante vraiment en IV, sans doute un air traditionnel irlandais ou celtique, sur un tapis d'aigus tenus qui s'enrichit de multiples voix, un véritable chœur cosmique porté par des grondements donnant l'impression d'un folk intersidérant.
Avec les Anversois de Zero Years Kid, le titre V est le plus grinçant au début, puis carrément fantomatique, les voix se croisant dans un temps coupé par des fulgurances. Une bande sonore idéale pour films de morts-vivants ! On dérive ensuite au fil de curieuses mélopées enveloppées de semi-ténèbres, finissant par se fondre en un chœur de lamentations accompagné de jappements à la mort. Le VI, sur la voix du britannique Richard Youngs, renoue avec les espaces éthérés du premier titre pour flotter entre tessitures traditionnelles comme le chant diphonique, et fractures électroniques, drones. C'est un des très grands titres de l'album, aux graves somptueux, aux échappées harmoniques confondantes. Le VII (voix de Wei-Yun Chen) a des allures bruitistes, une musique industrielle passée à la moulinette, des sons de terrain, ce qui donne un collage inégal en dépit d'un relatif retour mélodique. À sauver, la dernière minute, jouant bien de la voix chuchotante de Wei-Yun.
Le disque s'achève avec le VIII et la voix de la chanteuse américaine Marissa Nadler. C'est un titre nettement plus long, un peu plus de onze minutes. Et un des sommets de l'album. La voix de sirène, angélique, de Marissa, est magistralement détournée, ornée, dans des volutes d'une profondeur inouïe. Les contrepoints vocaux sont d'un raffinement étonnant, soutenus par une électronique se faisant organique, enveloppante comme un manteau de caresses.
Un des grands disques de l'année 2019 (il est paru en tout début d'année).
Mes titres préférés : I / II / III / VI / VIII // Deux autres très bien. Évitable : le VII. (la vidéo de Marco Douma sur la page bandcamp m'incite à plus de modération...)
---------------
Paru en janvier 2019 chez Western Vinyl / 8 plages / 46 minutes environ
Pour aller plus loin :
- le disque en écoute et en vente sur bandcamp :
(Liens mis à jour + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 15 octobre 2021)