Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
(Nouvelle parution d'un article initialement mis en ligne le 8 mai 2007 après une première émission spéciale consacrée à Alvin. Illustrations sonores en plus )
Le piano intérieur (1)
En ce dimanche où l'actualité triomphe, il aura pu paraître incongru de diffuser une musique aussi déconnectée de tout que celle d'Alvin Curran. Mais justement, il me semble urgent, vital, d'inviter la musique de la long(ue) distance (ce beau nom de label...) dans le débat, de creuser les apparences pour retrouver le réel enfoui sous le spectacle. Né én 1938, Alvin Curran étudie avec Elliott Carter, fréquente Morton Feldman, John Cage, fonde l'ensemble Musica Elettronica Viva avec Steve Lacy, Richard Teitelbaum et Frédéric Rzewski, ensemble qui, entre 1966 et 1971, se livre à de très libres improvisations. Compositeur éclectique, il écrit des oeuvres instrumentales, électroacoustiques, crée des pièces radiophoniques, réalise des installations sonores qui relient plusieurs pays, collabore à des ballets, bref est incontournable dans l'univers des musiques nouvelles, innovantes, sans pour autant jouir de la notoriété d'autres compositeurs américains de sa génération comme Steve Reich par exemple. C'est que l'artiste rebondit sans cesse, étonne par des projets imprévus ou difficiles à médiatiser, déjoue toutes les étiquettes. A des musiques explosives, tonitruantes, succèdent des compositions méditatives. A côté des collages qui mêlent bruits, cris, cornes de navire, sections déchaînées de cuivres rutilants, il y a la musique pour piano, déjà entendue dans cette émission(voir le 18 février pour un disque magnifique..), trop peu entendue pourtant. Il y a ces Inner Cities, ces onze pièces d'une durée totale d'environ quatre heures trente que le pianiste flamand Daan Vandewalle aime interpréter intégralement dans certains festivals, réunies dans ce coffret de quatre disques (avec livret en français, distribué par Harmonia Mundi) sorti en 2005. Les quatre premières font l'objet de cette première émission spéciale. Trois pièces méditatives, chacune d'une durée comprise entre vingt et trente minutes, et une quatrième pour piano-jouet d'un peu plus de sept minutes : le début d'un cycle majeur, l'un des premiers monuments de la littérature pour piano du vingt-et-unième siècle après les études de Pascal Dusapin. J'ai pensé d'abord à Morton Feldman, pour cette manière de dérégler le temps, de le distendre de l'intérieur, à John Cage pour la fabuleuse liberté, légèreté d'une musique qui semble toujours improvisée, naissante, insoucieuse de sa fin, à Gurdjieff pour sa simplicité, sa limpidité confondante, et puis je n'ai pensé à rien qu'à la musique...Compte-rendu d'une Expérience, ces quelques mots : Où vont ces notes, ces sons que la nuit égrène du bout de ses doigts aventureux ? Nul projet, pur jet, dépot de notes rejouées à satiété. Musique obstinée qui glisse dans les failles pour troubler l'inconnu, surprendre les secrets du dedans. Inner Cities, labyrinthes éclos au détour de quatre notes qui ne formaient qu'à peine une mélodie. Rien ne se joue, tout se déjoue, se troue. La musique est avènement, pure et miraculeuse immanence pour qui s'y abandonne dans l'oubli de tout. Il faut accepter de ne plus rien attendre pour que tout nous soit donné par surcroît, par surprise. Alors qu'on pense entendre les pas feutrés de la mort, on découvre les vertus du silence, prélude aux jaillissements cristallins, aux grappes résonnantes, aux escaliers martelés du descendre dans la spirale vertigineuse du moi. Balbutiements sublimes, tâtonnements féconds zébrés de fractures qui nous échouent soudain sur des plages inconnues traversées dirait-on par les sources radieuses de l'Énergie.
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Paru en 2005 chez Long distance / 4 cds / 11 plages / 4h 24 environ
(Addendum)
J'aime bien cette vidéo pour Inner Cities 5, en direct du Horse Hospital de Londres, le 29 juin 2013, six ans après mon article initial. Au piano, Justin Snyder. La vidéo passe au noir un peu avant 4' - pour y rester !, et c'est parfait, dans la mesure où la musique d'Alvin est en effet une œuvre au noir...
(Remise en page et illustration sonore de cet article - non retouché par ailleurs - du 2 avril 2007 effectuée le 22 mai 2020 )
Graham Fitkin, pour moi, c'était devenu au fil des années surtout Slow, un morceau de plus de vingt minutes qu'un ami m'avait enregistré sur une cassette. Le disque n'était déjà plus disponible. Je l'avais laissé passer, on ne saurait tout acheter, n'est-ce pas ? Je ne pouvais écouter l'enregistrement que sur un appareil radio-cassette dans la cuisine. J'écoutais Slow en faisant des tartes, en épluchant des légumes, et chaque fois la magie opérait, même avec ce son de piètre qualité. Le temps se dilatait, j'aurais pu cuisiner des heures : pâte à tarte et pâte sonore, en somme, faisaient bon ménage. L'énergie vibrante et mystérieuse de cette musique, je suis sûr qu'on la retrouvait dans les plats qui sortaient alors de mes mains. D'autres musiques sont venues me distraire, m'incanter. Je n'ai jamais oublié Slow. Depuis quelques jours, je l'ai même retrouvé, le CD avec son livret, par internet. L'évidence s'est imposée : je devais consacrer au moins un article à Graham, dont j'ai aussi retrouvé la trace. Car sa musique, après la suppression du label Argo, chez Decca, avait disparu des bacs. Je le croyais en panne d'inspiration. Sont rassemblés ici des extraits de trois des quatre disques publiés chez Argo dans les années 1990.
Graham Fitkin : Aract / Fervent (pistes 1 et 2, 17' 43) extraits de Hard Fairy (Argo, 1994) Graham en duo de pianos avec Eleanor Alberga sur "Aract", puis seul sur "Fervent". Fougue et intériorité, exubérance et mélancolie alternent selon la manière caractéristique de ce compositeur britannique né en 1963 , qui a travaillé aux côtés de Louis Andriessen aux Pays-Bas entre 1984 et 1986 avant de fonder à son retour en Angleterre le Nanquidno Group, ensemble qui réunissait quatre pianistes sur deux pianos. La formation fut dissoute en 1990, mais Graham a beaucoup écrit pour un ou plusieurs pianos. Plutôt constructiviste que coloriste, il aime le piano pour sa neutralité. S'il utilise parfois des structures répétitives ou des processus, l'étiquette de minimaliste ne lui convient guère. Il joue de motifs brefs et contrastés qu'il juxtapose dans des structures élaborées : les pièces courtes peuvent évoquer Erik Satie ou Federico Mompou, hors du temps, tandis que les œuvres longues n'appartiennent qu'à lui.
Ci-dessous "Fervent", la version du disque, avec une autre pochette.
Une constante tension née de la juxtaposition méthodique de nappes d'orgue extatiques, de brisures nerveuses des cordes, et d'une ligne de violoncelle au lyrisme ensorcelant fait de "Slow" une œuvre inoubliable. Aujourd'hui encore, et je troquerais toutes les Neon Bible du moment pour emporter Graham sur une île déserte !
Log (p.1, 17' 24) de repos élégiaques. D'une beauté frénétique et vivifiante !!
extrait de Log, Line, Loud (Argo, 1992), est un bel exemple du style Fitkin. Œuvre pour six pianos interprétée par le Piano Circus, formation créée en 1989 pour exécuter Six Pianos de Steve Reich, "Log" enchevêtre de nombreux motifs en une structure au dynamisme incroyable troué çà et là.
Transcriptions pour deux violons (P. Glass) et compositions originales (N. Muhly)
En avril 2016, un disque sorti chez Harmonia Mundi réunit comme à égalité le maître et "l'élève" : Philip Glass, né en 1937, et Nico Muhly, né en 1981, qui a travaillé comme éditeur, chef d'ensemble et soliste, donc très proche et fidèle collaborateur du premier. Il est amusant de constater que, si les compositions de Nico précèdent celles de Philip sur le disque, contrairement à ce que laisserait supposer à la fois l'ordre vertical de la pochette et la mention des compositeurs au dos, les compositions de Philip Glass sont toutefois majoritaires pour la durée (33' environ pour Glass / 22 pour Muhly) Les "Four Studies", composées, arrangées pour les violonistes Angela et Jennifer Chun, auxquelles elles sont de plus dédiées, sont éblouissantes. Nico Muhly y assure la partie de claviers, qui servent de bourdon. La première de ces études, titrée "Suspensions", est un morceau aérien, à l'écriture déliée, mélodieuse, en effet comme en suspension. Un lent tournoiement anime le cœur de la composition où les deux violons se répondent dans un parfum d'angélique grâce. La deuxième, "Fast canons" est encore plus magique, un exquis ballet tourbillonnant dans une atmosphère extatique. C'est absolument sublime !De "Fast" on passe à "Slow" pour la troisième étude, "Slow Canons", langoureuse, tout en enlacements des deux violons. On retient son souffle, tellement l'inspiration est de haute volée, d'une beauté presque déchirante à force d'élans vers le ciel. La quatrième est la moins limpide, marquée d'un trouble léger, persistant, comme hantée par un paradis perdu. Je pensais en l'écoutant au magnifique premier quatuor à cordes de Gavin Bryars. C'est dire que Nico Muhly appartient bien à la grande famille des minimalistes et post-minimalistes, avec comme atout un art savant du contrepoint. Suit "Honest Music", une composition ancienne figurant sur son premier album solo paru en 2007, speaks volumes. Un seul violon enregistré sur plusieurs pistes et un accompagnement électronique quasiment orchestral donnent à la pièce une dimension grandiose et fragile à la fois, la composition évoluant par glissendi coupés de brefs silences et renaissant dans des envolées éthérées, déchirées de coupes sombres aux accents dramatiques. Tout converge vers un lent embrasement spiralé du violon et de l'accompagnement. Magnifique !
Le reste du programme du disque, consacré à Philip Glass, propose un arrangement pour les deux violons d'Angela et Jennifer Chun du célèbre "Mad Rush", pièce pour piano solo que le compositeur interprète souvent, qui fut, rappelons-le, destinée à accompagner l'entrée du Dalaï-Lama dans la cathédrale Saint Jean le Divin à New-York à l'occasion de sa première allocution publique sur le sol américain en 1981. Les deux violons donnent évidemment à ce morceau une dimension très différente : plus de douceur, de suavité, une gravité aussi, et puis on se rend compte de la subtilité des variations. Cette belle version est suivie par une pièce en dix-sept parties (réparties sur sept plages) de 1993, "The Summer House", elle aussi arrangée pour les deux sœurs. Et c'est du meilleur Philip Glass !!
Un disque indispensable pour les amateurs, avec un livret trilingue (anglais / français / allemand), ce qui change...
Fulgurances contemporaines de l'alto !
En septembre de la même année, Nico Muhly signe la musique d'un disque sur lequel l'altiste Nadia Sirota figure en position horizontale de signataire, en bas à gauche, tandis que le nom de Nico Muhly se lit verticalement, sur le côté droit, après la remontée du titre de l'album en équerre en bas à droite. C'est le fruit d'une collaboration étroite entre le compositeur et son amie de longue date Nadia Sirota, mais qui doit aussi beaucoup à la participation d'un autre ami, le compositeur, producteur et ingénieur du son islandais Valgeir Sigurðsson. Le programme est ambitieux : un concerto pour alto en trois mouvements, avec l'orchestre symphonique de Détroit, et la pièce "Keep in touch", interprétée par l'ensemble Alarm Will Sound et la chanteuse et compositrice Anohni, fondatrice d'Antony and the Johnsons.
Le premier mouvement du concerto virevolte, l'alto presque fondu dans l'orchestre. C'est joyeux, rutilant, avec de belles attaques graves des bois, des percussions très en avant, comme une promenade bondissante dans un univers qui ne cesse de lever, pâte colorée striée de timbres plus clairs qui se calme pour laisser l'alto chanter à la fin. Le second est comme une clairière illuminée par un soleil. La lumière est vaporeuse, irréelle, l'alto chante éperdument sur le frémissement des cordes, sur les surgissements graves des bois, tout un monde de pépiements. La tension monte, l'orchestre se déchaîne en lourdes vagues, puis tout revient à une indicible douceur glissante dans une irisation des coloris et un grand moelleux de l'ultime retombée mystérieuse. Au contraire, le troisième mouvement semble être traversé de courants électriques, de fulgurances presque dissonantes, de fractures puissantes. La pulsation est plus marquée encore que dans le premier mouvement. Je dirai que si le premier est d'esprit glassien, celui-ci est plus reichien, mais là aussi avec une confondante expressivité, une palette sidérante. Nico Muhly tire parti de l'orchestre avec une incroyable maestria, se permet des changements brusques d'éclairage. Il casse la pulsation devenue chaotique entrechoc de blocs sonores un peu après 4'30, pour faire revenir l'alto dans un émouvant solo, comme une étude insérée dans la masse, avant de reprendre le fil de ce magma métamorphique, de plus en plus visité d'éclairs, de frémissements cristallins. Et c'est une apothéose étincelante, cinglante, à la splendeur miraculeuse et délicate !!!
Le percussionniste Chris Thomson, autre ami du compositeur et membre d'Alarm Will Sound, a arrangé une version en public de "Keep on touch" (2016), pour alto et bande magnétique. La version du disque s'ouvre sur un solo austère de l'alto, rejoint peu à peu par la voix d'Anohni - alto et voix ont été enregistrés séparément.. La ligne d'alto, d'abord déchirée de coups d'archet, est enveloppée par l'Ensemble en strates épaisses et insinuantes dans lesquelles se glisse la voix. On a l'impression d'être dans un cornet acoustique saturé d'échos, de perturbations bruitistes récupérées par le phrasé halluciné de l'alto. L'avancée est irrésistible, le flux toujours plus puissant, écrasant, avant une coda glissée, toute de douceur. Que dire de la prestation d'Anohni (Antony) ? J'aime beaucoup Antony and the Johnsons, dont j'ai célébré Another World (The Crying Light, 2009) et Swanlights (2010). Mais ici sa voix n'apporte pas grand chose, on pourrait l'effacer, me semblt-il. Je suppose que c'est l'amitié entre Nico et Antony qui lui assure cette place, histoire de rester en contact (keep in touch) depuis leur collaboration de 2010.
J'ai déjà salué comme il se doit dans ces colonnes les grands disques solo de Nico Muhly que sont Speaks volumes (2007), Mothertongue(2008) , I drink the air before me(2010), Seing is believing (2011), et Drones (2012). Depuis, on aurait pu croire qu'il avait disparu, lui, très proche collaborateur de Philip Glass, qui a travaillé avec la chanteuse Björk, avec Antony and the Johnsons, bref du beau monde, de quoi assurer sa célébrité médiatique, d'autant qu'il compose aussi des musiques de films, pour la télévision, et ne dédaigne pas l'opéra. Pourtant, la discographie de ce jeune prodige né en 1981 semble s'arrêter en 2012... C'est qu'il est un peu comme les artistes modestes qui travaillaient sur les cathédrales : il ne met pas son nom partout, en avant. Parfois, il faut bien regarder pour découvrir qu'il signe en effet toute la musique d'un album, sans que son nom apparaisse sur la couverture (voir ci-dessus, et même pour l'extrait vidéo), ou bien son nom apparaît à égalité avec celui d'un autre compositeur. Est-ce son passé de chanteur dans le cœur de l'église épiscopale de Providence qui le conduit à cette belle humilité ? Toujours est-il qu'il continue de composer... et l'ambition de cet article (et du suivant) est justement de présenter une partie de son œuvre conçue et publiée après Drones.
Peu après Drones sort Cycles, en 2013, sous le seul nom de l'organiste James McVinnie, principal instrumentiste de l'album, dont toute la musique est bien signée Nico Muhly. On y trouve en ouverture trois préludes pour orgue solo, d'un minimalisme flamboyant, véritable exploration de l'orgue Marcussen de la chapelle de la Tonbridge School (école privée anglaise pour garçons, fondée en 1553). Puis le fragile et troublant, mélodieux jusqu'à la suavité, "Slow Twitchy Organs", pour orgue, alto (Nadia Sirota) et marimba (Chris Thompson). Suit un cycle de sept pièces intitulé "Seven O Antiphon Preludes", où l'on retrouve l'orgue seul, auquel il faut ajouter la voix de ténor de Simon Wall. Chaque morceau commence par une sorte de cantillation a capella, avant de laisser l'orgue développer les thèmes. Nico Muhly signe une authentique musique religieuse, pleine de ferveur, de mystère, de splendeurs austères, dont les parties vocales évoquent la musique orthodoxe. La deuxième pièce du cycle, "O Adonai", est un hymne formidable, somptueux. "O Radix Jesse" multiplie les profondeurs dans un climat doucement extatique. "O Clavis David" évoque les meilleures pages pour orgue de son ami Philip Glass : c'est d'une incroyable candeur, avec un finale glorieux inattendu. Un très beau dialogue entre aigus et graves sous-tend le méditatif "O Oriens", tandis que "O Rex Gentium" chante une royauté tranquille et lumineuse, tout en transparences. Le cycle se referme avec " O Emmanuel", hymne majestueux aux lignes hiératiques. Et ce n'est pas fini ! Après ce cycle magistral, c'est le tumultueux "Fast Cycles", chef d'œuvre d'un minimalisme exubérant, grandiose, écrasant parfois, d'une beauté ravageuse qui suggère les vertiges de l'Ineffable. Pour terminer, l'étonnant "Beaming Music" (Musique radieuse), pour orgue et marimba, cette fois le marimba souvent au premier plan. C'est une pièce assez virtuose, très rythmée, avec des raccourcis, des fulgurances, des cassures, comme une ode à la vie, pleine d'imprévus, d'aperçus surgissants, de couleurs. On peut y voir une influence de la musique pour gamelan, mariée à un lyrisme échevelé, un brin narquois, impertinent. Bref, ce disque est un des grands disques de Nico Muhly, compositeur majeur de notre temps.
En 2015, le nom de Nico Muhly réapparaît sur la droite de la couverture en jaune orangé, avec en grisé à gauche celui du compositeur Ernest Bloch. Au dos, leurs deux noms "Muhly & Bloch" en jaune orangé avant les titres principaux.
Nico Muhly s'attaque aux grandes formes du répertoire.
Ernest Bloch (1880 - 1959), compositeur, violoniste et chef d'orchestre suisse naturalisé américain, 'encadre' Nico Muhly, avec sa rhapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre de 1916, lyrique et chaleureuse, et ses "Trois poèmes juifs pour orchestre" de 1917, évocations colorées discrètement orientales (on n'est pas loin des couleurs d'un Stravinsky, mais en moins sauvage).
Le concerto pour violoncelle de Nico Muhly constitue le cœur de cet album. Si le violoncelle développe des lignes mélodiques flexibles, l'arrière-plan orchestral est évidemment assez éloigné de l'univers d'Ernest Bloch. Pas d'enveloppement en arrondis, beaucoup d'à-plats, de brisures, de perturbations rythmiques. L'écriture du premier mouvement est nerveuse, serrée, plus proche de celle de David Lang dont j'entends parfois le phrasé impressionnant, sa manière de sculpter à même la lave. C'est tout à fait superbe, avec un deuxième mouvement onirique, sur lequel la harpe vient poser sa délicate toile arachnéenne. Le tout devient une immense berceuse relevée de cordes aux frémissements éloquents, animée sur la fin par des soulèvements puissants, énigmatiques. Le troisième mouvement commence 'à la Philip Glass', animé et enjoué. Les boucles se succèdent, mais déchirées par de brusques interventions, des décrochages, qui donnent une tension incroyable à cette trame pulsante, un peu reichienne aussi. La partition est émaillée de constantes trouvailles de coloris, de timbres, joue sur les contrastes, les hauteurs, avec une maestria magnifique. Un concerto à réjouir les vivants et réveiller les morts par sa coda dramatique.
(à suivre)
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- Cycles paru en 2013 chez Bedroom Community (HVALUR19CD) / 13 plages / 55 minutes environ
- le Concerto pour violoncelle paru en 2015 chez Steinway & Sons / 7 plages / 65 minutes environ
Le temps s'allonge / entre deux mondes / depuis toujours*
Membre du collectif de compositeurs Wandelweiser depuis 2003, le compositeur grec Anastassis Philippakopoulos laisse peut-être parler dans les douze pièces pour piano de ce disque un aspect de sa personnalité profonde, loin de toutes les querelles, de toutes les chapelles qui divisent artificiellement le champ de la musique contemporaine. C'est le pianiste et compositeur français Melaine Dalibert qui interprète ces courtes pièces tranquilles, à l'image de la mer étale et frissonnante dont la photographie orne les deux faces intérieures de l'album. Deux ensembles nous sont proposés : sept pièces "annuelles" (de 2013 à 2018, avec un dédoublement pour la dernière année 2018, puis un cycle de cinq pièces baptisé "Five piano pieces". Le titrage fait penser aux tableaux abstraits d'un Mondrian ou d'autres modernes ayant renoncé à indiquer un sens, une lecture, une interprétation. La musique ne dit rien d'autre qu'elle-même, mais je ne sais pas si l'on peut encore parler de minimalisme ici. Pas de boucle, de répétition évidente, pas ce culte du plein qui est souvent le principe moteur du minimalisme, en dépit de son principe, "le moins est le mieux", mais un moins décliné jusqu'au vertige dans des pièces longues. Je préfère parler de musique minimale, de musique volontairement pauvre en apparence, parce qu'elle refuse toute virtuosité, toute brillance. C'est une musique intériorisée, décantée, qui donne à chaque note une importance primordiale. Dans les pièces "annuelles", il n'y a aucune superposition de note, pas de contrepoint. Les notes sont égrenées, comme on égrène un chapelet, ou encore un komboloï, pour se détendre, occuper les doigts. Chaque pièce est ainsi une pure surface, comme l'indique le photo-montage de couverture. Mais une surface vibrante d'harmoniques. L'espace entre chaque note est celui du chemin des harmoniques vers le silence. Aussi chaque pièce est-elle à sa manière déambulatoire, dans un cloître intérieur où tout résonne pour réjouir l'oreille attentive. On peut considérer qu'il s'agit d'exercices spirituels visant à se concentrer sur l'essentiel, la beauté des sons qui traversent l'espace. Chaque son est une île, chaque ensemble un archipel. La notion de structure ne convient plus, d'abord parce qu'elle implique souvent une complexité, et puis parce qu'il n'y a pas de sens, de direction obligée dans la tension d'un retour de motif, de figure. Anastassis Philippakopoulos efface toute trace d'élaboration, toute dramatisation, pour nous plonger dans le scintillement pur de ce qui advient, pas à pas, patiemment. À sa manière, par son dépouillement ascétique, sa démarche redonne à l'auditeur sa liberté, car il n'a plus rien à attendre, son intellect lui est inutile, il n'a plus qu'à se laisser porter, qu'à se laisser envahir...
Les "Five piano pieces" semblent à première approche en rupture avec le calme souverain des précédentes. La première, sans renoncer à la juxtaposition des notes, joue de contrastes puissants entre graves et aigus, les notes sont plaquées avec force, mais les résonances qui les relient désamorcent les conflits potentiels, si bien que la seconde en vient à esquisser des lignes mélodiques, change les distances entre les notes pour les rapprocher parfois. C'est l'aube d'un chant dans un matin limpide, un oiseau invisible à la pointe d'une branche. La troisième est comme un aperçu de roches brutes éparses dans un jardin japonais, dont on sort par un modeste chemin de petites dalles. La quatrième donne pour la première fois une impression de vitesse, mais c'est pour mieux dirait-on la déconstruire, en phrases ironiques, ouvertes à nouveau sur l'anéantissement du son. De courtes boucles de deux notes apparaissent dans la cinquième, aussitôt faillées, ramenées à un balancement régulier de cloche qu'inonde le silence.
Le temps
était rempli
d'ailes
en infinies
rivières*
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* Citations de Giacinto Scelsi, extraites de L'Homme du son (Actes Sud, 2006)
Paru en février 2020chez Elsewhere Music / 12 plages / 35 minutes environ