Publié le 29 Juillet 2021

Jim Fox - Last things

   [ Republication d'un article du 3 février 2014, avec illustrations sonores, cette fois !]

   Il aura fallu quatorze ans pour que le disque me parvienne, pour qu'il traverse le vide intersidéral des médias dominants, que je l'arrache enfin à la confidentialité de sa sortie fin 2000, début 2001, là-bas dans la lointaine Californie, sa Venice qui n'est pas notre Venise...il aura fallu le disque de la pianiste Jeri-Mae G. Astolfi, Here (and there) avec sa dernière œuvre choisie, "The Pleasure of being lost", de Jim Fox, dont je m'étais alors aperçu que je le connaissais au moins indirectement puisqu'il est le fondateur et le directeur du label Cold Blue Music, régulièrement présent dans ces colonnes, label qui publie les musiques de compositeurs comme John Luther Adams, Chas Smith, Michael Byron (je viens de rafraîchir l'article en lui adjoignant un des rares extraits en écoute sur internet), Peter Garland...et donc l'essentiel de ce que certains appellent déjà l'école californienne de musique contemporaine, marquée par le minimalisme et le post minimalisme, à la confluence mouvante des expérimentations électroniques et des musiques ambiantes les plus radicales.

   Le lien évident entre "The Copy of the Drawing", le premier titre si long (près de quarante minutes) de Last things, et "The Pleasure of being lost" précédemment évoqué, c'est la voix de Janyce Collins qui, comme s'il s'agissait de lettres d'amour, de confidences, dit, murmure, nous instille avec une confondante douceur des extraits de No One May ever Have the Same Knowledge Again : Letters to Mt. Wilson Observatory 1915 - 1935, des lettres qui allient observations, réflexions cosmogoniques et méditations mystiques et symboliques, envoyées aux astronomes de cet observatoire par des personnes diverses. Les correspondants prétendent souvent avoir fait des découvertes extraordinaires, insistent pour qu'on les écoute, qu'on les prenne au sérieux ; c'est en cela qu'il s'agit bien en effet de lettres d'amour, elles cherchent à s'insinuer en nous, à nous convaincre, à nous envoûter...

Jim Fox - Last things

   Jim Fox habille ces fragments de sa musique électronique mystérieuse. Séparés par de courts silences, ils sont prétextes à autant de poèmes électroniques hors du temps. Cette musique est en expansion comme l'univers, pourrait durer des heures. Les matériaux sonores y sont en constante métamorphose pour exprimer une odyssée indicible, souterraine et folle qui se voudrait le suprême éclairement dans son délire interprétatif et ne réussit qu'à entasser énigme sur énigme. Nappes synthétiques spiralées, percussions glaciales, métalliques, lointains échos, sons qui surgissent et disparaissent suggèrent un autre monde, immémorial, inconnu, fascinant, le nôtre. Au fil de ces fragments à peine audibles, l'auditeur est captivé, suspendu aux lèvres de cette créature éthérée, entraîné dans un rituel dérivant lentement dans l'espace. On ressent les mystères de l'attraction, de la gravité, on contourne les massifs sonores pour se perdre dans le vide cosmique.

      "Last things", pour clarinette basse, guitare à résonateur à pédale (pedal steel guitar : on y retrouve Chas Smith !), guitare en verre, avec Jim Fox aux piano et claviers, est une compossition nuageuse, pourrait-on dire, comme si l'on se trouvait à l'intérieur de nuages en formation, déformation. Les sons s'y trouvent démultipliés, tournoient, se répondent en écho, créant un paysage sonore sombre traversé de courants aléatoires, puissamment structuré par les poussées de la clarinette basse. Rarement le qualificatif d'atmosphérique aura collé aussi bien à une musique... qui respire à l'intérieur d'une sphère sourdement orageuse.

   Un disque en dehors du temps, pour se laisser dériver...vers l'essentiel ! Une introduction à l'œuvre d'un compositeur discret, qui a enregistré sur d'autres labels que le sien. Ce que je me propose d'explorer, vous me connaissez !!

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Paru chez Cold Blue Music en 2000 / 2 titres / 61'

Pour aller plus loin

- le site de Jim Fox

- la page consacrée aux lettres conservées au Museum of Jurassic technology

- Pour les plus curieux, l'une des lettres envoyées aux astronomes de l'observatoire du Mont Wilson (Comté de Los Angeles, Californie). Cliquez dessus pour les agrandir.

Jim Fox - Last things
Jim Fox - Last things

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

( Nouvelle mise en page + ajout d'illustrations visuelles et sonores le 29 juillet 2021)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 26 Juillet 2021

Laurent Saïet & Guests - After the Wave
Laurent Saïet & Guests - After the Wave

   Membre de plusieurs groupes dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix, Laurent Saïet est aussi le cofondateur avec Thierry Müller et Thierry Loizillon du label Trace sur lequel il a déjà édité sept albums et un DVD. Il est aussi compositeur de musique de films. Pour ce huitième album sur son label, il a décidé de faire appel à des collaborateurs prestigieux. Edward Ka-Spel (des Legendary Pink Dots) chante ses propres paroles sur les titres 1 et 10. Thierry Müller (Illitch, Ruth) joue du synthétiseur et de la guitare acoustique sur le titre 8. Quentin Rollet (de Nurse With Wound notamment !) improvise des parties (inégalement) savoureuses de saxophone sur six titres et joue du monotron en 9. Le batteur Paul Percheron (Stamp) donne une vigoureuse assise rythmique à huit des onze titres. Quant à Ben Ritter, compagnon musical de longue date de Laurent Saïet, il chante son propre texte en 6 et joue de la clarinette sur le titre 10.

   Laurent Saïet assure tout le reste : mellotron, guitare, basse, claviers, percussion programmée, cordes et instruments électroniques.

   Évidemment, l'empreinte initiale du mellotron, qui lui a servi à enregistrer les maquettes des morceaux, reste sensible et donne à After the Wave  son parfum puissant de rock progressif. Comment ne pas songer aux premiers albums de King Crimson, par exemple ? La participation d'Edward Ka-Spel nous tire vers les Legendary Pink Dots. Est-ce à dire que ce disque regarde vers le passé, verse dans une nostalgie facile ? Certes pas. On ne compte plus aujourd'hui les amoureux du mellotron, comme Jonathan Fitoussi et Clemens Hourrière pour leur génial Espaces timbrés. Le mellotron a un velouté, une profondeur qui en font l'instrument onirique par excellence. C'est un instrument métaphorique : il transporte l'auditeur dans d'autres dimensions.

Pas étonnant que le premier titre soit "Bypass" : l'idée d'une dérivation, d'un court-circuit, mené de voix de maître par le magicien Edward Ka-Spell sur un fond mouvant de mellotron, synthétiseur. Titre envoûtant, mélodique, au rythme irrésistible, enchanté par le saxophone lyrique de Quentin Rollet. Nous voilà emportés, prêts pour "The First wave", dont l'ambiance expérimentale fait songer à la fois à Nurse With Wound ...et à Gong  par ses clins d'œil, sa gentille folie. Ce titre débridé est réjouissant à souhait, comme si mille esprits facétieux surgissaient de toute part dans ce royaume timbré.

   "Lunar Eclipse", après une introduction mystérieuse aux percussions et sons électroniques glissés, retrouve la veine du titre 1 : mellotron, synthétiseurs, guitares flamboyantes, tout un univers mélodieux et envoûtant, très King Crimson et consorts. "Mambo of the 21st Century" ? Une danse chaloupée dominée par le saxophone éloquent de Quentin Rollet ! La seconde vague ("The Second Wave") confirme une sorte d'alternance entre grandes échappées (titres 1 - 3 -5) et intermèdes ludiques et décalés. J'adore cette musique incandescente, lyrique, radieuse, qui dilate le temps. Un régal ! De quoi se perdre sur l'autoroute, serait-ce une allusion à l'univers lynchien ? "Lost on the Highway" est une chanson pop dans la meilleure tradition, interprétée par Ben Ritter : diction impeccable, synthés tournoyants, batterie frémissante, et un curieux dialogue avec une autre voix et un chœur. " Laurent Saïet vous a concocté un petit tour d'enfer, "Hell Ride", motos synthétiques grondantes, batterie et guitare virtuose, du bien huilé ! "Solar Eclipse" forme diptyque avec "Lunar Eclipse", comme un écho adouci du premier, à la limite du sirupeux tout en restant tolérable. Pour moi le titre le plus faible en tout cas... Heureusement, voici la troisième vague, "The Third Wave", bien plus inspirée, dynamique et onirique, parcourue de puissants courants, de textures chatoyantes, chavirantes. Une magnifique réussite ! Basse et guitare en avant, revoici Edward Ka-Spel en maître d'une cérémonie peut-être un peu trop envahie par le saxophone très convenu : du joli gâte la dimension folle...

   Le disque se termine avec "After the Wave", somptueux avec ses cordes graves, ses nappes de mellotron et synthétiseurs : on est à la cour du roi pourpre, atmosphère magique. Et là le saxophone est bien à l'unisson de l'étrange, de ce bruissement des mondes ensorcelants qui nous enveloppent dans leurs longues draperies veloutées.

   Un hommage souvent magnifique à une pop progressive au charme toujours agissant !

Mes titres préférés : 1) "Bypass" (1) / "Lunar Eclipse" (3) / "Lost on the Highway" (6) / "The Third Wave" (9) / "After the Wave" (11)

2) "The First Wave" (2) / "The Second Wave" (5) / Hell ride" (7)

Et n'oublions pas les collages fantasques et jubilatoires de Thierry Müller, inspirés par le peinture, la sculpture et l'architecture  !!

Paru en juin 2021 chez Trace Label / 11 plages / 55 minutes environ

Pour aller plus loin :

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Laurent Saïet & Guests - After the Wave
Laurent Saïet & Guests - After the Wave

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Publié le 21 Juillet 2021

Thomas Köner - Nuuk

   Né en 1965 à Bochum dans la région de la Ruhr, Thomas Köner est devenu un artiste reconnu de la scène électronique. Sa musique minimale, inspirée de ses nombreux séjours en Arctique, évolue entre techno et drone. Lorsque nous sommes exposés au froid, nous remarquons mieux les plus légers changements de couleur, de son ou de densité. Comme plusieurs de ses albums des années quatre-vingt dix, le titre Nuuk, nom de la capitale du Groenland, renvoie à ce monde qui n'est qu'apparemment monotone et monochrome. Initialement paru en 1997 dans le coffret Driftworks, le label de Francfort Mille Plateaux avait ressorti le disque une première fois en 2004, accompagné d'un DVD.

   C'est un monde feutré, tapissé de très basses fréquences, de drones en lente évolution, dans lequel on est plongé dès "A1 Nuuk (Air)". Immersion parmi des courants doux et irrésistibles. Beauté de fantômes de couleurs, de traînées lumineuses dans l'ombre souveraine. Avec "A2 Polynya I", on navigue entre des blocs sombres, aux contours estompés. Comment ne pas penser à la majesté tranquille des icebergs ? La musique de Thomas Röner supprime toutes les aspérités. Tout y vient de l'intérieur, comme ces curieux vols d'oiseaux inconnus se frayant leur chemin au cœur de poussées immenses.

   Le jour, c'est presque comme la nuit. "Nuuk (Day)" : lents changements de couleurs, vents de brouillards, spirales troubles. Un engloutissement réconfortant. La deuxième face du disque commençait avec "Amras", exploration minutieuse des micro fissures, des respirations entre les couches sonores, d'une vie obscure déposée dans l'épaisseur. Paradoxalement, cette musique glaciale est émouvante comme une ode à la fragilité des masses énormes. "B2 Nuuk (Night)" prend les allures d'un hymne inverse, somptueux, à la nuit universelle. Quelque chose racle, quelque chose se frotte contre les parois, une énergie sourd, infinie. Qui se déploie dans "B3 Polynya II", cluster de drones orageux, migration épique de rayonnements invisibles, pièce d'électronique ambiante absolument splendide, d'une écriture sculpturale raffinée. Rappelons que les deux titres "Polynya" renvoient à une réalité glaciaire, puisqu'une polynie désigne un grand trou dans la banquise. Du vide vient le plein, le plein retourne au vide : musique zen, dépouillée de tout ego. Restent les esprits qui chantent la fin pour ce lamento incroyable qu'est "B4 Nuuk (End)". Un lamento à peine, d'une grâce soulignée par de rares attaques de drones ouatés ponctuant l'avancée vers la dissolution.

Un chef d'œuvre d'ambiante électronique sombre à écouter très fort dans la nuit du jour ou dans le jour de la nuit.

Paru en juin 2021 chez Mille Plateaux / 7 plages / 41 minutes environ

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Publié le 12 Juillet 2021

T.Griffin - The Proposal

   La musique de film vaut-elle pour elle-même, sans le film pour lequel elle a été écrite ? En ce qui concerne The Proposal, la réponse est évidemment positive. Conçue pour un film documentaire de Jill Magid évoquant l'héritage contesté de l'architecte mexicain Luis Barragán par T. Griffin, réalisateur de nombreuses musiques pour la télévision et des films documentaires, elle s'inscrit bien dans le champ du label Constellation. En effet, Griffin est aussi membre du groupe Vic Chesnutt, dont deux albums sont sortis sur le label, et a collaboré par ailleurs avec une formation phare de Constellation, The Silver Mt. Sion.

   The Proposal allie instruments acoustiques comme les cors, les guitares, contrebasse et percussion, avec l'électronique, les échantillons et des traitements ambiants pour composer treize titres atmosphériques, méditatifs. Des titres ciselés, dont la beauté est rehaussée par des contributions variées (banjo sans frette, guitare, clavier, sons de terrain...). Douce hantise de "Grass horns for Proposal dinner", cors en courtes interventions un peu jazzy sur fond de percussions graves. "Manufacture", à la mélodie prenante, est une coulée électronique zébrée de claviers qui emporte l'auditeur dans un monde intrigant de drones tournoyants et d'aigus affilés. Quant à "Copyright implications", c'est l'intrication d'une trame synthétique soyeuse et d'une guitare limpide, puis l'entrée dans une marche hypnotique solidement installée par la percussion lourde. Superbe ! L'atmosphère se raréfie pour le très minimal "Void Room and Reliquary", alchimie réussie de sons électroniques et acoustiques, ces derniers évoquant d'anciennes civilisations, si bien que lorsque surgit le banjo, on déguste le parfum folklorique réduit à sa quintessence.

Avec "St Gallen", nous sommes projetés dans une musique ambiante ouatée, qui flirte avec un post rock épais, vrombissant de drones. "Word guitar", comme son titre l'indique, joue une petite mélodie à la guitare, hommage délicat à la mère patrie espagnole ? Pure ambiante assortie d'une sorte de métronome, "The Jeweller" fait claquer ses cristaux, enrobés d'orgue et de drones. "Poised" renvoie à "Word guitar", en plus orchestral, doux et mélodieux, rêveur. "Architecture of noise" ? Rien d'agressif, une friandise électro !

   Vous vous laisserez séduire par ce disque bien fait. Cette "Nun with a Chipped Tooth" (nonne avec une dent cassée, le titre 11) est une petite merveille de délicatesse à l'image d'un album qui pourra, quand même, étonner les inconditionnels de la maison de disque de Montréal, mais qui s'écoute avec grand plaisir à défaut d'être fracassant ou inoubliable. Le dernier titre, sur fond d'exquise électro, prend les allures d'une improvisation jazzy qui pourrait évoquer l'univers de John Lurie ! Savoureux !

Paru en juin 2021 chez Constellation / 14 plages / 49 minutes environ

Pour aller plus loin

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