Publié le 29 Décembre 2021

Various Artists - Touch

   Sept artistes luttent contre la restriction du contact physique par six pièces sonores. Le son peut-il compenser le déficit de toucher, etc. ? J'avoue être peu perméable à tous ces beaux discours. Ce qui nous intéresse ici, c'est le résultat pour l'oreille. D'habitude, je laisse de côté tout ce qui ressemble à une compilation. Je fais donc une exception, mais en vous prévenant tout de suite. Deuxième exception, je ne fais pas de critique négative en principe, mais là c'est parti... à cause du reste.

   Je n'écris pas cet article pour le troisième titre, "Imagine myself walking with you" de Viv Corringham, insupportable tentative, paraît-il, pour reproduire numériquement son processus de marche et de conversation avec des étrangers. On l'entend longuement tenir des propos sans véritable intérêt, musical ou autre. Peut-être le morceau aurait-il été supportable en enlevant son intervention, car l'arrière-fond n'est pas sans intérêt vocal, avec une polyphonie brouillée, assez troublante, qui n'est pas sans faire penser à certains chants traditionnels orientaux. Je n'écris pas non plus cet article pour le suivant, "Human measures" de Myriam Van Imschoot et Federico Protto, qui disent créer un instrument pour imiter à quoi peut ressembler le toucher en soufflant dans « un système circulatoire de tubes ». Titre informe et tout à fait inconsistant sur le plan musical, à mon sens !

   

De haut en bas et de gauche à droite : Melissa Pons / Tomoko Hojo / Alexandra Spence / Joseph Kamaru (KMRU)De haut en bas et de gauche à droite : Melissa Pons / Tomoko Hojo / Alexandra Spence / Joseph Kamaru (KMRU)
De haut en bas et de gauche à droite : Melissa Pons / Tomoko Hojo / Alexandra Spence / Joseph Kamaru (KMRU)De haut en bas et de gauche à droite : Melissa Pons / Tomoko Hojo / Alexandra Spence / Joseph Kamaru (KMRU)

De haut en bas et de gauche à droite : Melissa Pons / Tomoko Hojo / Alexandra Spence / Joseph Kamaru (KMRU)

    Un très beau reste. Quatre titres sur six. Le sixième titre, "Three" de Melissa Pons, en ce moment travaillant au Portugal, est un flux de drones, de poussières électroniques, parfois soulevé d'énormes déflagrations, poreux à des bruits extérieurs reconnaissables (oiseaux, hurlements de chiens notamment) : étrange mixité embarquée pour un vol troublant. Le cinq, "fall asleep" de l'artiste japonaise Tomoko Hojo, mêle chuchotements, voix, cloches, sonneries de pendule et sons divers pour une composition ambiante à l'onirisme enchanteur, d'une magnifique force contemplative après un début d'impressionnantes perturbations chtoniennes. Et je reviens au début ! Le premier titre, "Communion", de l'australienne Alexandra Spence est l'alliance entre un léger tapis de sons tenus et des bruits, des frémissements, des ponctuations rythmiques cristallines, une alliance qui peu à peu débouche sur une lente danse à base de boucles percussives. La voix d'Alexandra ajoute à l'ensemble une touche chaude. Comment ne pas être en communion avec cette beauté fragile, tranquille, ce flottement poétique ? J'ai songé à certaines pièces de l'allemande AGF, surtout sur la fin de ce titre splendide.

   Ouverture magique, suivie de "its not a tangency" de KMRU, alias de Joseph Kamaru, natif de Nairobi. Ce morceau a vaincu toutes mes réticences. Véritable hymne ambiant, charriant voix d'enfants, grésillements et un carillon de drones magnifiques. Un travail sonore vraiment abouti, à la fois émouvant, d'une incroyable résonance imaginaire, emprunt d'une mélancolie souveraine. Magistral !

   Mes titres préférés : 1/ KMRU (titre 2)  2/ Tomoko et Alexandra (titres 5 et 1) 3/ Melissa (titre 6)

Mastérisé par l'orfèvre Lawrence English !

Paru en décembre 2021 chez Dragon's Eye Recordings / 6 plages / 65 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 27 Décembre 2021

    Vous avez bien lu "2020" : patience pour 2021, aussi pour 2019, encore dans les limbes. Une première décantation, avec ses cruautés ? Quelques oubliés ayant fait l'objet d'un article, mais absents ici, j'ai voulu resserrer la liste. Souvent Subjectivité varie, non ? Ils sont  treize, seize si on tient compte des disques à deux. Comme d'habitude, aucune prétention à une quelconque exhaustivité : je n'ai pas assez d'oreilles pour écouter tout ce qui sort ! Je remercie au passage tous ceux qui me contactent pour que j'écrive un article. Je suis très flatté, mais il arrive que... soit la musique ne soit pas faite pour mes oreilles, soit... et bien rien, je commence à répondre, et puis rien ne vient, les oubliettes, pour des raisons souvent triviales, pour aucune raison même. J'en suis navré, je suis débordé ! Il arrive que je repêche un disque un peu plus tard, sachez-le, cela arrive...

   Les liens des articles sont sur les titres d'album. J'ai constitué quatre blocs, assez arbitrairement. L'ordre est indicatif... Le premier : deux disques de piano solo, de la composition pure, sans électronique ou logiciel, du cousu main à l'intuition, si vous voulez, et néanmoins admirables. Le second : trois disques qui allient acoustique et électronique, brillants, virtuoses ou pas. Le troisième : complètement hybride, piano solo d'abord, puis électronique pure ou mélangée. Le quatrième : des disques très originaux, aux frontières de plusieurs genres. Bonnes découvertes ! Vous pouvez cliquer sur les pochettes pour les agrandir. Les échantillons sonores, en nombre très (trop) limités,  ne sont pas ceux des articles.

Les disques de l'année 2020Les disques de l'année 2020

1/ Jocelyn Robert                  Requiem        (pas de maison de disque)

Michael Vincent Waller         A Song      (Longform Edition)

Les disques de l'année 2020
Les disques de l'année 2020Les disques de l'année 2020

2/ Claudio F. Baroni            The Body Imitates the Landscape       (Unsounds)

Tristan Perich                      Drift Multiply        (New Amsterdam Records / Nonesuch Records)

Lustmord + Nicolas Horvath     The Fall       (Sub Rosa)

Les disques de l'année 2020Les disques de l'année 2020
Les disques de l'année 2020
Les disques de l'année 2020Les disques de l'année 2020

3/ (Nicolas Horvath)         Les Œuvres pianistiques inconnues de Debussy        (Naxos)

Melaine Dalibert              Infinite Ascent     (Elsewhere Music)

Rafael Toral & João Pais Filipe   Jupiter and Beyond    (three : four records)

Snow Palms                     Land Waves      (Village Green Recordings)

Jasmine Guffond & Erik K Skodvin    The Burrow     (sonic pieces)

Les disques de l'année 2020Les disques de l'année 2020
Les disques de l'année 2020

4/ Kaboom Karavan      The Log and the Leeway     (Miasmah Recordings)

Joanna Guerra                Chão Vermelho    (Miasmah Recordings)

Mario Verandi              Remansum        (Time Released Sound)

 

 

Lire la suite

Rédigé par Dionys

Publié dans #Classements, #inactuelles

Publié le 26 Décembre 2021

Christopher Otto - Rag'sma

   Membre fondateur du JACK Quartet et violoniste, Christopher Otto sort son premier album longue durée. Les trois autres membres de ce quatuor internationalement reconnu sont le violoniste Austin Wulliman, l'altiste John Pickford Richards et le violoncelliste Jay (Jeremiah) Campbell : tous les trois partagent l'intérêt du compositeur pour l'intonation juste, une autre manière d'accorder les instruments que j'ai présentée en détail dans un article plus ancien. Fondée sur des proportions mathématiques parfaites, elle a notamment été mise en œuvre dans le monumental Well-Tuned piano (créé en 1974) de La Monte Young. À ma connaissance presque inconnue (?) en Europe, elle rencontre un certain succès aux États-unis, employée par des compositeurs comme Terry Riley, Duane Pitre ou Kyle Gann.

   Et ce titre énigmatique, rag'sma, me direz-vous ? En musique et en accordage, le ragisma est un intervalle avec le rapport 4375 : 4374, intervalle que la plupart des auditeurs ne percevront pas... Mais alors ? La composition met en œuvre trois quatuors à cordes : Q1 et Q2, pré-enregistrés, et Q3, partie facultative à jouer en direct. Q1 et Q2 commencent tous les deux à la même hauteur et se développent vers l'extérieur en utilisant des intervalles simples tels que des tierces et des quintes, si bien que des écarts de hauteur microtonale commencent à s'accumuler. Après environ une minute, Q1 a augmenté précisément d'un ragisma (0,396 centième) et peu après Q2 achève sa descente d'un ragisma. Au fur et à mesure que ces écarts infinitésimaux deviennent de plus en plus perceptibles, l'auditeur est de plus en plus dépaysé... Je passe sur le détail très mathématique de ces précisions. Avant de prendre connaissance de ces informations, j'avais pensé aux ragas indiens, ce qui n'est pas une si mauvaise piste, puisque les ragas fonctionnent avec la microtonalité, et que la théorie de l'intonation juste s'appuie notamment sur des théories anciennes de la musique indienne.

    Ces trajectoires divergentes forment ainsi de lentes spirales tout en glissandos tuilés. Bien sûr, toute une gamme d'harmoniques vient se superposer aux sons tenus en perpétuelle évolution, si bien que l'on rentre dans un véritable mille-feuilles sonore. Je ne sais pas pourquoi en ce moment je pense à des séquences de film de science-fiction filmées au ralenti, montrant l'évolution d'un vaisseau spatial dans l'espace sidéral, vaisseau qui tournerait doucement sur lui-même, de manière presque imperceptible. Parfois, tout se met à vibrer, à s'amplifier, tout ronronne,  on a l'impression d'être au cœur d'un mouvement perpétuel intemporel. Ce serait une extase infiniment prolongée par un étirement de toutes ses composantes, le double mouvement vers le haut et vers le bas formant une hélice rayonnante. On voyage tout en restant presque sur place, on se sent comme aspiré à l'intérieur de ce véhicule sonore, fascinant alliage de douceur sereine et d'implacable lenteur dynamique tapissé de drones profonds.

   Un disque pour dériver à jamais dans le grand huit ou le grand douze de cordes à peine courbées. D'une majesté austère et magnifique !

   Pour ma part, je conseillerais d'écouter d'abord les titres 2 et 3, qui ne font entendre que les deux quatuors pré-enregistrés, avant le titre 1, dans lequel intervient le troisième quatuor en direct, quatuor dont la fonction est en quelque sorte unifiante par rapport aux deux autres : titre nécessairement plus chatoyant, plus séduisant par son triple tuilage.

Paru en novembre 2021 chez Greyfade / 3 plages / 55 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

- et en complément, n'ayant pas d'autre extrait du disque à vous proposer, un splendide enregistrement du JACK Quartet, renforcé par trois amis, de Skaker Loops, une pièce de John Adams que j'adore.

Lire la suite

Publié le 14 Décembre 2021

Kate Moore - Revolver

  Revolver fait partie de ces disques qui d'emblée vous emportent, vous font frémir. Pourquoi commencer autrement que par ce saisissement ? Vous savez que ce disque plonge à la source, qu'il s'adresse à l'âme, sans détour... J'avais déjà célébré un disque précédent de Kate Moore (se référer à cet article précédent pour des éléments biographiques), The Open road, un beau cycle pour voix et harpe sorti en 2012, inspiré par les Feuilles d'herbe (Leaves of grass) du poète américain Walt Whitman. Le disque était autoproduit. Cette fois, elle signe sur le label Unsounds, un label fondamental qui ne cesse de s'améliorer, et je suis très content qu'elle rejoigne Yannis Kirikides, Andy Moor, Claudio F. Baroni et quelques autres ! Plus de voix, mais un quintette de chambre composé d'un violon, d'un violoncelle, d'une contrebasse, d'une harpe et de percussion. La musique a été composée pour l'installation de danse "Restraints" de l'artiste Ken Unsworth. Kate Moore accompagne son disque de notes pour chaque titre, notes qu'elles demandent de ne pas citer in extenso...aussi m'interdis-je même de les lire pour cet article qui ne sera que le fruit de mon écoute ! Bien sûr, je peux réagir aux titres eux-mêmes, s'ils me semblent ouvrir une voie d'approche...N'ayant pas vu la chorégraphie, je m'en tiens au disque.

   Harpe et percussion tissent des boucles serrées sur "Revolver", le premier titre, le violon surplombant le duo de ces accents élégiaques. Une source coule dans un champ au soleil levant, tout est miracle, la nature aspire la lumière. On ne distingue que des taches brillantes s'entremêlant joyeusement. Violoncelle et contrebasse se joignent au concert, lui donnant soudain une dimension manifeste de louange. Quel début frais, vibrant, des envols de papillons, le mouvement de la grâce soulevant les corps sonores...Et ce n'est qu'une ouverture ! Car il y a "The Boxer", et là, je pleure de beauté, dès les premières mesures, tant le chant est pur, les boucles adorables, le mouvement de balancement d'un instrument à l'autre admirable. C'est une longue extase, transcendée par le violon d'une douceur supranaturelle, qui m'évoque soudain le magnifique "Light is calling" de Michael Gordon. Comment l'âme ne serait-elle pas entraînée par ce mouvement indicible, ce frémissement ineffable, si suavement ponctué d'une percussion sourde ? Je ne peux m'empêcher de l'écrire : c'est le plus sublime titre de l'année, il restera à jamais dans ma mémoire. Pouvais-je ne pas écrire cet article ? Certes pas ! Kate Moore a bien profité des séminaires dirigés par David Lang, Michael Gordon et Julia Wolfe. Elle est maintenant à leur niveau !

   Comment écrire encore quelque chose après un tel choc, un tel chef d'œuvre ? Et pourtant... "Stroming" est étincelant de vivacité, de force ramassée, digne plus particulièrement de David Lang, de son écriture rigoureuse. Le flux sonore se fait fastueux, avec des opacités mouvantes extraordinaires, cette manière d'approfondir, de creuser si propre à David, voilà qu'elle la met en œuvre !! Le langoureux "Trio (Song of Ropes)" ne déçoit pas non plus, lents volutes autour de la contrebasse et du violoncelle ponctués par la harpe : on est comme en apesanteur, suspendu à de lents mouvements circulaires aux résonances magnifiques ! La plainte du violoncelle s'enlace aux boucles larges, quelle douceur, quel bonheur ! Les points d'exclamation ne doivent pas vous effrayer. C'est un disque à tomber, comme je l'écris parfois. Et ce n'est pas fini ! "Song of Ropes I", dans sa sévère austérité de solo de violoncelle, est un ensorcellement à coup de cordes graves, une giration fascinante de légères variations très resserrées : des cordes pour une infinie délectation...Le très langien "Song of Ropes II", deuxième solo de violoncelle, me fait penser encore une fois à David Lang [je ne parle pas de Louis Andriessen que je ne connais pas alors que je tourne autour de lui depuis longtemps ; je sais de plus que Kate fut son élève ] par l'économie d'une écriture tellement dense qu'elle tire de peu une chaleur incroyable, une puissance expressive confondante. Musique digne des suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach !!

    Après cette succession ininterrompue de pures réussites, c'est le titre le plus long "Way of the Dead", presque onze minutes d'un chant totalement envoûtant, d'une divine beauté mélodique. Violon agile et virevoltant, percussion entraînante, harpe la doublant par ses notes répétées, obsédantes, dans un crescendo intermittent dramatique. Comme on oublie tout, on le suivrait bien, ce chemin des morts, tout au long de cette quasi danse hallucinée parmi des allées troubles, au fond des graves, dans la paix des interstices, le tremblement des harmoniques. Le mouvement est irrésistible, agit comme un charme jusqu'à l'acmé martelé au vibraphone (?), vibrant de drones graves de cordes.

  Et il reste "Gatekeeper", diaphane gardien de la Porte, à la harpe hésitante, carillonnante, démultipliée, tissant une toile parsemée d'étoiles dans un mouvement enchanteur.

Si vous m'avez bien suivi... "Revolver", parmi tant de grands disques dont j'ai rendu compte dans ces colonnes cette année, est indéniablement le disque qui me touche le plus, constamment admirable.

Paru en octobre 2021 chez Unsounds / 8 plages / 49 minutes environ

Vous trouverez sur le site du label toutes les informations concernant les instrumentistes, magnifiques !

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 8 Décembre 2021

DE GHOST - Luxe

   À l'origine du projet DE GHOST se trouve le producteur suisse Sknail, alias de Blaise Caillet, dont j'ai chroniqué le deuxième des trois premiers albums, Snail Charmers. J'avais été séduit par ce jazz électro glitch, non sans quelques réticences, balayées finalement par le remarquable travail graphique d'Efrain Becerra et une production impeccable. Avec ce quatrième opus, Sknail, sous l'étiquette DE GHOST, explore de nouveaux territoires sonores, ayant congédié ses musiciens acoustiques (parmi les meilleurs de la scène jazz suisse). L'album, entièrement électronique, est conçu à base de glichs, ces sons de défauts numériques qu'il traite pour les transformer en percussions digitales. Les micro échantillons sont transformés pour leur donner une vie rythmique. Quant à la partie mélodique et aux nappes, Sknail utilise des sons de drones, d'ambiance ou de bruits divers, retravaillés grâce à un séquenceur sur ordinateur. Je précise que je tiens ces renseignements précis du musicien lui-même. Pas évident en effet pour un auditeur moyen de s'y retrouver !

   Pourquoi l'album est-il titré Luxe  ? Voici ce qu'en dit le producteur :

«Dans un futur proche, le luxe sera de fréquenter des "bars à air pur". Quand l'atmosphère de cette planète surchauffée sera saturée de CO2, on dégustera à prix d'or de l'air pur "comme avant" dans des clubs hyper select. Les bonbonnes contenant le rare et précieux nectar auront remplacé les sauts à Champagne.»

    Couverture, visuels et vidéos sont réalisés par l'artiste multimédia américain ENO (Ne pas le confondre avec notre Brian... !).  La couverture évoque un de ces bars à air pur dans lequel on viendrait prendre sa dose en écoutant DE GHOST. Deux titres utilisent des voix enregistrées, extraites de chants populaires de la population noire américaine entre 1934 et 1942 : projetées après traitement dans cet univers électronique, elles contrastent et prennent une allure fantomatique. Si l'on ajoute que l'appellation "DE GHOST" est inspirée du logo du visage fantomatique trouvé et acheté sur Internet à un designeur indonésien, vous savez presque tout sur cet album.

   Pour ma part, j'entends deux moments dans ce disque. Dans un premier temps, une phase d'acclimatation, si l'on peut dire. Univers moelleux, mélodieux, d'une mélancolie très distanciée, irréelle, surtout dans le premier titre éponyme, "Luxe" : on est protégé du dehors, relaxé, et alors les souvenirs surgissent, c'est "Memories" et la voix d'un autre temps, dans le vacillement glitchien des percussions électroniques, le balancement minimal à la Alva Noto, les nappes feutrées. "Revolution" nous plonge dans un rêve tapissé de graves, comme hanté par de fausses voix et un orgue en courtes boucles : aucun violence sonore comme on pourrait s'y attendre, un bain d'ultra modernité légèrement euphorisant ! Avec "Axis", on se rapproche davantage de l'univers étrange d'Alva Noto...

   Et là va commencer, doucement, la seconde phase, vraiment fantomatique. "Axis", en dépit d'une brève mélodie qui revient dans la seconde moitié, est au-delà du monde, tapissé de drones, de nappes qui dérapent. "Breathing" forme une parenthèse, avec sa bouffée vocale, un retour partiel à la première phase, pour reprendre le fil de mon écoute. Je préfère la partie la plus abstraite, plus radicale dans sa manière  de tourner le dos au monde. "September" est de cette veine décantée, qui a abandonné les oripeaux du jazz, encore sensibles dans les emprunts vocaux et les phrasés mélodiques. Là, l'album, à mon sens, prend de l'altitude, devient un grand album, original et prenant. Écoutez "Celsius", aux pétillements et scintillations sur une base de drones épais : de la glace dans le brouillard, avec des plaques tectoniques en balancement régulier, et un chœur synthétique noyé...

   À partir de "Reflections", c'est le meilleur de l'album, cet autre monde d'un luxe désincarné, seulement parcouru de froissements troubles, animé d'un squelette rythmique enrobé de nappes sourdes. "Presence" va plus loin encore, toujours plus près d'Alva Noto (dont je suis un grand admirateur !) : la pièce est d'une beauté spectrale, avec des textures déchirées splendides, des résonances d'une incroyable profondeur, à nous faire frissonner. Après un tel sommet, "Vortex" risquerait de décevoir, mais ce n'est pas le cas. La mélodie en boucle obscure est transcendée par le rythme erratique très en avant, de nombreux accidents sonores, jusqu'à la précipitation frénétique (à l'effet discutable) du finale et au beau saut dans le vide.

Un album d'ambiante électronique à déguster au milieu...du luxe...(et de la volupté ?), de plus en plus envoûtant au fil de l'écoute.

Paru fin septembre 2021 chez sknail Lab / 10 plages / 44 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente (album digital seulement) sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 3 Décembre 2021

Megan Alice Clune - If You Do

   L'artiste et compositrice australienne Megan Alice Clune sort sur le label de Lawrence English, Room40, un disque étonnant, qui allie l'électronique à la voix humaine en permanence. À partir de petites mélodies chantées tout près de son micro tard le soir, pas trop fort pour ne pas gêner les voisins, elle a conçu un album pour voix seule et un ensemble de technologies : « Un album sur la contorsion du corps (voix) à travers le temps (rythme, pouls), la répétition et la forme. L'œuvre est nostalgique du futur passé : souhaitant l'optimisme technologique de la fin des années 70 et du début des années 80, de Timothy Leary croyant que l'ordinateur offrirait une libération aux masses. Un temps avant Big Tech, Big Data. C'est un disque réalisé seul, rêvant d'une interaction sans intermédiaire avec un public qui n'arrivera peut-être jamais. Un sentiment de nostalgie pour l'avenir qui aurait pu être, chanté par un chœur sans paroles et parfois une clarinette. Un retour à mon premier instrument, et un autre type de technologie, je suppose. » Pour sortir, dit-elle, d'une boucle glissante et résonnante, elle a réécouté Big Science de Laurie Anderson, Subterraneans de David Bowie ou encore Born Slippy de Underworld, ou encore regardé des entretiens avec Laurie Spiegel. À ces influences revendiquées, obliques peut-être, il faudrait sans doute ajouter celle du Theatre of Eternal Music pour le travail sur les textures et tonalités électroniques et le lien affirmé avec le rêve (le Theatre of Eternal Music étant aussi connu sous le nom de Dream syndicate). Or, If You Do, titre trouvé sur un collier du marché aux Puces de l'hippodrome d'Ohi, à Tokyo, se présente comme un flux de conscience aux allures psychédéliques.

   Dix titres enchaînés pour un peu plus de trente minutes. Voix, clavier, électronique et drones enlacés dans des boucles profondes en constante évolution. La voix est souvent démultipliée, occupant simultanément le premier plan en sourdine, à l'arrière-plan haut perchée, avec d'autres voix surgissantes au milieu du flux. Parfois, des inflexions vocales évoquent nettement la musique indienne (on sait l'importance que cette musique a pour Terry Riley, qui participa épisodiquement au Theater of Eternal Music), comme sur "The Swirl of the Void", tourbillon en effet, et flamboyant. Ce rêve, il faut le préciser, a une réelle épaisseur sonore, une consistance en partie due aux drones charriés tout au long. Nuageux ou liquide, aérien, il est sans cesse animé, saturé de résonances, de frémissements. C'est un monde sonore en apesanteur, donnant l'impression d'une série d'extases. "The Chance of Thunderstorm" ? Ce sera un orage vécu de l'intérieur, tout en tremblantes turbulences, surplombé par la voix angélique de Megan. En réaction à un monde moderne aux espaces de plus en plus disloqués, sa musique propose un univers unifié, vibrant d'une lumière intérieure d'une grande sérénité, comme dans le magnifique "Not a Single Rough Edge", au titre très représentatif de son travail musical, qui efface les aspérités, met du baume - on y entend la clarinette, il me semble, son premier instrument, d'une grande suavité. Plus on avance, plus on est enchanté par ce qui peut être considéré comme un oratorio aux accents ici ou là nettement religieux - elle a d'ailleurs travaillé sur un Dream Opera en 2020. "Gentle Smile" est le sommet glitch d'une longue montée méditative assez extraordinaire. Quant au dernier titre, "Existential Geography", c'est une polyphonie balbutiante, émouvante, sur un mur de drones et de très lentes boucles.

  Un voyage onirique envoûtant, à écouter d'une traite ! Son précédent album, We Make each Other (2019), est tout aussi réussi...

Paru en septembre 2021 chez Room40 / 10 plages / 34 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Lire la suite

Publié le 2 Décembre 2021

Chris Campbell - Orison

 

  Compositeur, producteur, directeur des enregistrements chez Innova Recordings / American Composers Forum, Chris Campbell a pensé Orison comme une prière sonore et une méditation en sept parties. Il souhaitait à l'origine que le cycle soit une pièce spatiale à l'intérieur d'un espace sacré. Il envisageait de le présenter dans une église ou un centre Zen en même temps que des supports visuels avec un découpage spatial particulier. Le disque est la version concert pour un grand ensemble de quatorze musiciens changeant parfois d'instruments dans le cours de la pièce : quatre violonistes, un altiste, deux violoncellistes, un percussionniste, trois musiciens à d'autres percussions et au psaltérion, un guitariste, et le compositeur lui-même au piano, à l'orgue, au psaltérion à archet et aux percussions.

   Les titres évoquent la lumière et l'eau, leurs mouvements, leurs flux, leurss rotations. "Parallels, Threading Light " commence  par des tissages élégiaques de cordes suaves, comme des envolées parallèles de lumières, peu à peu estompées d'ombres. Une cadence dramatique, avec l'entrée du piano et des autres instruments, donne à cette première pièce un impact émotionnel puissant, tempéré par les glissendis presque facétieux des cordes, mais augmenté par les percussions frémissantes. Cet hymne vibrant culmine avec l'entrelacement de l'orgue et des cordes enroulées sur elles-mêmes, dirait-on, avec une coda au piano pour une courte mélodie servant de transition avec le deuxième titre, "Rotating Light Mirrors the Water", méditation grave qui met en valeur les violoncelles. L'atmosphère y est d'un calme merveilleux émaillé de frottements percussifs, de sons de cloches. Les cordes chantent, tout explose soudain puis se décante en notes tenues. Ce qui frappe dans la musique de Chris Campbell, c'est l'alliance d'une écriture très mélodique, d'un raffinement baroque, resserrée sur les cordes, et d'une orchestration éclectique, dans laquelle les percussions évoquent parfois davantage le jazz contemporain tandis que le piano, la guitare, le psaltérion (paradoxalement) apportent une dimension post-minimaliste - Je pensais en écoutant "Ten Thousand Streams (Forward Motion)" au groupe de Brooklyn mené par Christopher TignorSlow Six. Ces dix mille flux/ flots, d'abord saisis au ras de clapotis percussifs et de légers ahanements, s'enflent peu à peu, unifiés par un fond d'orgue et des motifs répétés, ce qui donne une toile chatoyante, animée par ses accès de batterie un peu fous. Toute la seconde moitié offre une belle atmosphère mystérieuse illuminée par le psaltérion (?), un violon dans les hautes sphères, et un discret bol chantant, qu'on entend aussi au début de "Streams to Source, Object to Origin", le mouvement le plus mystique de cette vaste méditation, tout en bruissements, en chants soyeux, en envoûtants surgissements de piano et de percussions agitées. On est au cœur des flux, dans une incantation tumultueuse, comme si on nageait à contre-courant vers la source, semble nous suggérer le titre. "Ten Thousand Streams (Retrograde)" fait écho à la troisième partie. Cette déferlante percussive peut surprendre dans le programme : les cordes parviennent à s'en échapper non sans mal. J'avoue que ce cinquième mouvement ne me séduit guère... On revient à une partie plus mélodieuse, rêveuse, avec "Rotating Hymns", beau dialogue entre le piano, un fond brumeux de drones et des cordes séraphiques, qui vient mourir sur un sublime duo entre le psaltérion à archet et le violoncelle (si j'ai bien entendu...). Les violoncelles ouvrent l'appel de la Terre au Ciel, "Ground Calls Out to Sky", sommet de suavité de cette longue prière-méditation, ponctuée de bol chantant. Toute la terre semble s'alléger pour mieux léviter, monter au ciel. Un grand moment !

   Une ambitieuse fresque méditative, délicate et expressive, pleine d'une vie parfois bouillonnante, colorée de trouvailles chromatiques audacieuses.

 

Paru en mai 2021 chez Innova Recordings / 7 plages / 40 minutes environ

Pour aller plus loin :

- la page d'Innova consacrée au disque.

Lire la suite