Chronique des musiques singulières : contemporaines, électroniques, expérimentales, du monde parfois. Entre actualité et inactualité, prendre le temps des musiques différentes, non-formatées...
Mondkopf, pseudonyme de Paul Regimbeau, développe sur Spring Stories d'étranges fleurs printanières électroniques nourries de guitares électriques saturées, de boursouflures de drones. "Elevation" ? Le chant lumineux d'une guitare sur des drones mouvants, des déflagrations sombres, comme des fleurs qui s'ouvrent en sortant d'épais cocons. Le disque est donc à sa manière un hymne à la vie, dans sa violence explosive, sourde. Post-psychédélique, post-rock, cette musique au tempo lent, sur des boucles obsédantes, est paradoxalement méditative, nimbée d'une mélancolie prenante. Le troisième titre, "Through the Strom, In Your Arms" (À travers le courant, dans tes bras) exprime bien cette sensibilité enfouie sous des couches troubles. La mélodie hypnotique débusque des orages noirs d'une mortelle tendresse : le monde finira là, dans une désintégration enflammée. Neuf minutes de beauté ravagée !
"Transmission", le titre 4, est plus ambiant, mais l'orgue se contorsionne en longues fulgurations sur le vide spatial avant d'entrer dans une bouillonnante éruption. Frédéric D. Oberland intervient au duduk (hautbois arménien) et au saxophone alto sur deux titres, dont le cinq, "Phased Harmony II", introduisant un contrepoint fragile et brumeux à la guitare brûlante, orageuse, aux scansions puissantes. Le batteur de The Neck, Tony Buck, apporte son piment rythmique au dernier titre, "Continuation", d'un post-rock rageur totalement incendié.
Musique torride, sans dentelles extérieures : du brut épais, mais sensible en profondeur, dans l'attente de l'apocalypse.
Belles photographies de Frédéric D. Oberland.
Paru en juin 2019 chez Miasmah Recordings / 6 plages / 35 minutes environ
Luca Forcucci a étudié la musique électroacoustique à Genève, conduit des recherches à l'INA/GRM à Paris, gagné de nombreux prix internationaux. Sa musique est publiée notamment par Sub Rosa (Bruxelles), Cronica Electronica (Porto), son propre label LFO Editions, et pour ce disque par la maison de disques japonaise mAtter. The Room After a été enregistré dans l'église située au-dessus du Cercle Helvétique de Gênes, où il était en résidence entre septembre et décembre 2020. Dans cette église, Luca a joué quatre jours consécutifs, sans partition, sur l'orgue. Il dit avoir tenté de faire entrer l'identité sonore architecturale du bâtiment dans l'enregistrement, qui superpose et mêle à ce substrat d'orgue les réverbérations amplifiées et échantillonnées, des enregistrements de terrains et la projection d'autres espaces sonores, ceux d'autres concerts dans d'autres lieux, si j'ai bien compris.
L'album se décompose en trois moments, titrés en décomposant le titre : "The" / "Room" / "Above". La première partie s'envole sur l'orgue tournoyant au milieu d'un halo électronique, s'abîmant dans des trous noirs de bruits blancs ou noirs. On vogue dans la mer cosmique, submergé de vagues énormes qui n'empêchent pas le radieux de monter toujours plus haut dans une lumière d'orage magnétique, avec des déchirements, des hachures. Rien n'arrête la trajectoire de cette beauté fulgurante en perpétuelle métamorphose !
"Room", c'est la chambre des rumeurs, des esprits, la chambre hantée, dans laquelle la polyphonie des espaces sonores résonne, donnant naissance à un mille-feuilles vertigineux. L'espace ainsi creusé, agrandi, accueille tous les monstres électroacoustiques qui recouvrent l'orgue d'une toge grouillante, mais l'orgue se défend, resurgit en lames rayonnantes. Étonnant concerto goyesque où ne manquent pas les grotesques, les apparitions à la Füssli dans la traîne majestueuse de l'orgue. Prodigieuse musique !
La troisième partie, "Above", si elle voit le retour en force de l'orgue, est aussi la plus envahie de perturbations électroniques lourdes. Morceau stratosphérique où la robe royale de l'orgue est fissurée de secousses, secouée, tronçonnée, sans d'ailleurs qu'elle perde de sa beauté transcendante, au-dessus de toute souillure, de toute atteinte.
Un disque éblouissant, à écouter d'une traite !
Paru début juin 2022 chez mAtter / 3 plages / 35 minutes environ
Pourquoi rendre compte d'un disque paru il y a presque trois ans ? Parce qu'il s'agit d'un grand disque que j'avais manqué, et parce qu'il est significatif de la politique éditoriale de cette belle maison de disque fondée en 2018 par Yuko Zama, Elsewhere Music. La maison se consacre aux nouvelles tendances de la musique contemporaine et ambitionne de soutenir des œuvres spécifiquement écrites pour elle. Barricades est emblématique de ce catalogue très singulier. Composé par Michael Pisaro (Michael Pisaro-Liu depuis 2020), guitariste et compositeur américain né à Buffalo en 1961, à la production abondante, par ailleurs directeur de composition et de musique expérimentale au célèbre CalArts (California Institute of the Arts), il est interprété par le compositeur lui-même à l'électronique et par la pianiste israélienne Shira Legmann au piano.
Treize études pour piano, certaines avec électronique, et deux interludes électroniques. « Le titre fait référence aux « Barricades Mystérieuses » de François Couperin – et à la technique des voix qui se chevauchent, s'emboîtent, créant une texture en forme de fourré ou de toile.J'adore la musique des Couperins depuis le collège, mais c'est lorsque Shira m'a envoyé quelques-unes de ses musiques préférées à jouer, et Les Barricades Mystérieuses était parmi les partitions, que l'idée de cette pièce a commencé à se cristalliser.Le processus d'écriture et de travail sur la pièce avec Shira consistait à regarder les barricades, que j'imaginais comme un réseau de vignes tordues, se défaire. » écrit Michael Pisaro. Ce qui frappe dès la première étude, c'est l'utilisation de l'électronique comme prolongement naturel du piano. S'appuyant sur les résonances harmoniques de l'instrument, elle les amplifie, les prolonge, jusqu'à les rendre courbes, en effet. Tordues, comme dit le compositeur, transformées aussi jusqu'à donner l'impression d'un autre instrument, totalement étrange. Le piano dessine des esquisses mélodiques à base de notes bien séparées, l'électronique s'engouffre dans les interstices, non pour une surenchère, mais pour un dialogue d'égal à égal. Le tempo est souvent assez lent. Ce sont des études méditatives, dépouillées. D'une grande pureté lumineuse. Des îles résonantes, à la mélancolie légère, comme des prières d'action de grâce.
Cette musique me touche profondément, car il me semble qu'elle est toute intérieure, qu'elle vient de l'âme, dans son simple appareil, vêtue de draperies diaphanes, ondoyantes, comme dans l'interlude No 1. Parfois, comme pour l'étude sept, nous sommes aux frontières d'un minimalisme décanté, avec des boucles mystérieuses un peu debussystes. Quel bonheur que cette musique d'une délicatesse inouïe, au pouvoir onirique sans pareil ! L'étude huit est un des nombreux miracles de ce disque, en apesanteur, vaporeuse, du Morton Feldman distendu, retenu...
L'étude suivante, plus rapide pour une fois, se déploie comme un serpent, puis se résorbe en interrogations énigmatiques. La plus longue, l'étude dix, avec plus de dix minutes, prend la forme d'une marche très lente, creusée de graves, auréolée d'une comète électronique fantasque, constituée de fines oscillations, de passages feutrés, de résonances intériorisées. Le terme de "fourré" employé par le compositeur me paraît convenir à cette longue dérive, qui s'accélère parfois dans la seconde moitié, aux résonances buissonnantes vraiment magnifiques.
Et que dire de l'étude onze, du piano pur, un mouvement incessant vers la lumière ? Bouleversante, sublime... Le mouvement de vagues de l'étude douze, avec ses chevauchements, ses grandes ondes, est d'une fascinante beauté. Le second interlude électronique prolonge ces grandes ondes d'immenses oscillations diaprées sur un fond mouvant de drones : majesté sombre !
Il est l'heure, l'heure suprême, elle sonne et sonne, enveloppée de sa traîne électronique étincelante, scande une danse magique, l'anneau nuptial est en son centre, dans son sertissage de silences et de résonances. C'est l'étude treize, nervalienne :
La Treizième revient… C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, ou c’est le seul moment;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…
Première strophe du poème « Artémis » de Gérard de Nerval.
Un chef d'œuvre qui marie intimement piano et électronique, sans que jamais l'électronique étouffe l'instrument (comme trop souvent !), mais multiplie ses splendeurs.
Paru en juin 2019 chez Elsewhere Music / 15 plages / 1 heure et 4 minutes environ
Pour aller plus loin :
- album en écoute et en vente sur bandcamp :
- en complément, la pièce déclencheuse : Les Barricades mystérieuses de François Couperin interprété au piano par Georges Cziffra.
Imaginez un luth, l'un des instruments fétiches de la musique baroque. Oui, mais un luth que Jozef van Wissem, néerlandais de Maastricht, d'abord guitariste, découvre à New-York grâce à un autre ancien guitariste, Patrick O'Brien. Un luth qu'il décide de sortir du musée et d'intégrer aux musiques d'aujourd'hui. Un luth dont il joue sur plus de dix albums, dont trois en collaboration avec le cinéaste Jim Jarmusch, qui y chante et joue de la guitare ! Un luth qui lui vaudra la consécration à Cannes en 2013 grâce à la musique qu'il co-écrit avec Jim pour son film Only Lovers Left Alive... Une belle histoire, non ?
Si l'on ajoute que Jozef van Wissem passe pour un compositeur d'avant-garde, étiqueté "minimaliste", tout en restant un luthiste baroque, on comprend mieux l'admiration de nombre de compositeurs minimalistes (non luthistes !) pour la musique baroque. Ce qui relie peut-être le mieux ces deux courants, c'est la tendance à s'appuyer sur une basse continue, ou tout au moins à développer un continuum sur lequel le contrepoint baroque va greffer de nombreux ornements, tandis que le minimalisme travaille avec des motifs ("patterns") et des boucles. Toujours est-il que j'ai été happé par la musique inspirée de Jozef van Wissem : je ne m'y attendais vraiment pas ! Le premier titre - ah oui, des titres d'Inspiré, de Prophète, qui prennent le large, déjà...pensez "The Cool Shade of Eternity", d'un hiératisme sévère, n'est pourtant pas engageant, mais il nous tire de côté, nous force d'écouter les profondeurs de l'instrument. Le luth sonne, avance comme en claudicant, accompagné sur la fin par des ondes électroniques grondantes. Car pour compléter cette belle histoire, il convient d'ajouter que, de temps à autre, Josef van Wissem ajoute des touches électroniques ! Sans excès, toutefois, car n'oublions pas qu'il a déclaré, dans un entretien : « Le luth va à l'encontre de toutes les technologies, de tous les ordinateurs et de toutes les conneries dont vous n'avez pas besoin. » Il joue sur un luth noir créé spécialement pour lui. Une musique parfaitement inactuelle !
J'ai été vraiment conquis dès le titre deux, "What Hearts must Bleed, what Tears must Fall", presque quatorze minutes intemporelles. On est suspendu aux notes qui s'égrènent, aux boucles envoûtantes : minimalisme baroque ! Un chant qui vient de si loin, une majesté lumineuse et pourtant sombre, un folk noir en effet, des ritournelles entendues au fond des forêts, près des antres antiques. L'électronique sur la fin du morceau lui donne une aura extraordinaire. Cette musique est incantation ! Le titre trois évoque d'abord une ballade folk, agrémentée d'une draperie électronique ambiante, mais le statisme de la pièce exerce un effet hypnotique. La deuxième partie, qui juxtapose les boucles répétitives avec des variations éblouissantes, est superbe !
À écouter Jozef van Wissem, je me dis qu'il est une sorte de Charlemagne Palestine du luth : il y a du sonneur en lui. Les titres donnés, à résonance chrétienne, renvoient à une conception de la musique comme contribuant à l'Éveil. Loin de divertir, elle est ascèse, concentration, illumination. Les boucles encerclent notre conscience d'auditeur, pour l'amener à savourer les beautés intérieures de l'Instrument-Monde, beautés réservées à ceux qui savent patienter. La solennité de la piste cinq, au titre prophétique, "Your Flesh Will Rise in Glory on the Day of the Future Resurrection" est magnifiée par une électronique qui la cerne d'un bourdon fluctuant de drones. La pièce, appel fervent à la contemplation de la Merveille qui adviendra, devient un immense mantra authentiquement fantastique, fabuleux. Relisant les titres, on s'aperçoit qu'ils dessinent un itinéraire spirituel. L'avant-dernière des sept pièces ne s'intitule-t-elle pas "Enter Into the Joy of Our Lord" ? C'est la plus longue, plus de quatorze minutes. On s'approche lentement, humblement, le luth reste au plus près des notes espacées, avec des silences comme des stations, les frottements des doigts sur les cordes. Qu'on ne s'imagine donc pas une allégresse débordante ! L'homme s'avance, son luth est son rosaire, grain à grain il se dépouille de l'inutile et médite. Seulement alors il est prêt pour "The Adornment", danse inspirée par la Renaissance, d'abord elle-même dans une giration quasi somnambulique, ralentie, puis enrichie d'une parure électronique suave, aux belles ombres.