Publié le 26 Août 2022

Alan Hovhaness - Œuvres pour piano (François Mardirossian, piano)

    Simples Musiques pour les Vendanges de l'âme

    Considéré par le compositeur américain Lou Harrison comme « l'un des plus grands mélodistes du XXe siècle », Alan H. Chakmakjian, né en 1911 à Somerville (Massachusetts), fils d'une Écossaise et d'un Arménien né en Turquie, est l'auteur d'une œuvre prolifique saluée aussi bien par Serge Rachmaninov, Philip Glass ou Ravi Shankar.  Surnommé le "Sibélius américain", le jeune compositeur abandonne son nom jugé trop difficile pour celui d'Hovhaness. La musique d'Alan Hovhaness (1911 - 2000) est marquée à la fois par un certain attachement à la tonalité et un goût pour les musiques extra-orientales. À peu près inconnu en France, je le découvre d'ailleurs à l'occasion de ce nouvel enregistrement du pianiste français François Mardorissian, qui partage avec lui une plus ou moins lointaine origine arménienne. Hasard faussement étonnant, ce dernier a justement enregistré avant lui l'intégrale des Études pour piano de... Philip Glass ! Sans doute ce dernier acquiescerait-il à la déclaration d'intention d'Hovhaness :

« Mon but est de créer de la musique, non pas pour les snobs, mais pour tout le monde, une musique qui soit belle et réconfortante. tenter ce que les anciens peintres chinois appelaient "résonance spirituelle" dans la mélodie et le son. »

  Il fallait un certain courage pour tenir de tels propos quand les avant-gardes se retranchaient de plus en plus dans un élitisme souvent méprisant. Une musique populaire, pensez donc ! Accessible, c'est un comble ! Et belle, par-dessus le marché !

   Sur un catalogue qui compte 434 numéros officiels d'opus, le disque rassemble vingt pièces allant de "Mystic Flute", opus 22 de 1930 à la "Consolation" 'opus 419 de 1989 (il n'y a pas de numéro d'opus pour la suite sur des airs grecs), sans suivre un ordre chronologique strict, la "Consolation" n'étant que le titre treize de l'album. Le précieux livret comporte des notes claires et détaillées sur chaque titre. Le programme, bien pensé, permet de découvrir les différentes facettes de ce compositeur attachant, dont l'œuvre concilie tradition et modernité, universalité et singularité.

   François Mardirossian a choisi un ordre qui présente un double intérêt. Il s'agit d'abord de ménager et séduire l'auditeur, en faisant se suivre des compositions contrastées pour l'oreille : ainsi à l'atmosphère orientale de la première, "Mystic Flute", rapide et enjouée, succède la gravité de la seconde, "Pastoral N°1", puis la relative virtuosité lyrique de la "Suite pour piano" en trois mouvements, la joie exubérante de la "Dance Ghazal op.37a", l'étrange et presque farouche "Achtamar", et l'on pourrait poursuivre jusqu'à la fin du disque. Il s'agit aussi, je crois, de montrer la profonde unité de cette œuvre qui ne rentre jamais tout à fait dans les horizons d'attente attachés aux titres.

   Si "Mystic flute"- composée à l'âge de quatorze ans !, peut sembler aujourd'hui une ritournelle orientale caractéristique, elle s'échappe parfois en arpèges passionnés. La composition "Pastoral N°1" déroute davantage, avec son maillet de marimba faisant gronder les graves : voici une très étrange pastorale, méditation d'allure contemporaine ! La "Suite pour piano op.96" commence dans sa première partie "Doloroso" comme un morceau romantique, tourmenté, à la curieuse coda introspective, comme cassée ; la deuxième partie "Jhala Invocation" a le frémissement qu'on attend d'une invocation, mais  aspirée par les graves, elle sombre dans sa partie centrale avant de retrouver la mélodie initiale ; quant au "Mysterious Temple", on est plus du côté de Debussy, dans un impressionnisme très libre et profond qui me fait aussi penser aux Heures persanes  de Charles Koechlin. La "Dance Ghazal op. 37a", petit ouragan de joie, dont le commentaire du pianiste nous apprend qu'il s'agit d'une "rescapée" d'avant-guerre, commence par quelques mesures rêveuses avant de s'accélérer, et ne se contente pas de répéter sa mélodie, car elle cabriole dans les bas-côtés. Et que dire de "Achtamar op. 64", inspirée du folklore arménien et de ses instruments traditionnels qu'elle voudrait imiter ?  La voilà proche des dissonances, avec de petits à-plats graves, puis décharnée dans sa deuxième partie, virevoltante et quasi insolente...

    Avec "Two Ghazals op.36", une composition de 1933 révisée en 1966 qui me touche énormément, on atteint l'un des sommets du disque. Le ghazal est d'abord en Perse un poème d'amour, souvent mystique comme dans Le Divan de  Hafez de Chiraz (vers 1325 - 1389-90). L'étonnant, l'émouvant, ici, est la juxtaposition entre une première partie d'un lyrisme frémissant, élégiaque, et une seconde complètement ailleurs, dissonante, plombée par des graves impressionnants, d'une incroyable modernité, avant la reprise de la mélodie initiale, magnifiée par des variations mélodiques et une coda méditative de toute beauté. La sonate "Cougar Mountain op.390, en quatre mouvements, d'un lyrisme rêveur dans son premier mouvement très romantique, se libère de tout carcan dans le second, qui pourrait annoncer certaines pièces de Philip Glass : c'est exquis, tâtonnant, interrogatif, sur le bord du vide. Le troisième mouvement, élégiaque, est d'une lenteur doucement pétrifiante. Quant au quatrième, il bondit, jaillit, caracole, folle danse un peu orientale, puis se vaporise dans une extase diffuse, avant de revenir à sa folie antérieure.

  Après la courte "Consolation op.419" de 1989, pièce la plus récente du disque de forme A/B/A/B, une méditation entourée d'ailes arpégées, terminée par le retour à un calme dépouillé, la suite sur des airs grecs (Suite on Greek Tunes), si elle témoigne de l'inspiration folklorique du compositeur, montre aussi qu'Hovhaness se plaît à surprendre par une inventivité, une fantaisie débridées. La mélodie de mariage glisse dans des pas étranges, celle des vendanges semble claudiquer, un peu ivre peut-être. La Dance in Seven Tala est enfin furieusement grotesque, parodique, dans sa première partie, avant de partir en curieuses harmonies.

   Suivent une délicieuse pièce d'amour, composée en l'honneur de sa dernière épouse, où s'inscrit en filigrane le souvenir d'une Arménie perdue, et une berceuse d'une bouleversante douceur. Le disque s'achève avec les "Macedonian Mountain Dance op. 144 & 144b", deux danses énergiques typiquement balkaniques dans leur rythme échevelé, mais aussi d'une sidérante liberté, juxtaposant passages rapides et moments quasi élégiaques.

  L'interprétation de François Mardirossian, à la fois attentive au moindre détail et lumineuse, sur ce bel Opus 102 du facteur Stephen Paulello, sert la merveilleuse et bienfaisante limpidité de ces musiques d'une intemporelle et fascinante beauté. 

Paraît le 10 septembre  2022 chez Ad Vitam Records  / 20 plages / 60 minutes environ

Addendum

   Dès mes premiers contacts avec le disque et en voyant les titres, j'ai pensé à un autre musicien d'origine en partie arménienne, Georges Ivanovitch Gurdjieff (1866 ou 72 ou 77, mort à Paris en 1949), né à Alexandropol, dans une Arménie alors partie de l'Empire russe, dont le père était grec, et la mère arménienne. De ses voyages, réels ou mythiques, il rapporta un corpus impressionnant de musiques inconnues, d'airs collectés dans de nombreux pays. Outre la Grèce et l'Arménie, il faudrait mentionner le Tibet, la Turquie ou plutôt l'Empire ottoman, l'Inde, le Kurdistan. Il jouait un thème sur une sorte d'harmonium, et pendant des années Thomas de Hartmann (1884 - 1956), musicien russe de formation classique, compositeur et pianiste, a transcrit, adapté et harmonisé ces thèmes. Le pianiste français Alain Kremski (1940 - 2018), ayant trouvé des partitions de De Hartmann, a enregistré l'intégralité de la musique disponible de Gurdjieff dans une anthologie monumentale en douze volumes, d'abord chez Auvidis /Valois en six volumes, puis chez Naïve en douze cds. Ce qu'il dit des musiques de Gurdjieff, il me semble que l'on pourrait l'appliquer à celles d'Hovhaness :

 « Ces musiques belles, limpides, d'une grande simplicité intérieure, ont quelque chose d'indéfinissable, de spécial... Avec elles, nous commençons à voyager dans des pays inconnus et pourtant étrangement familiers. Un sentiment d'une grande pureté se dégage de ces musiques. Peut-être, à travers l'ordre parfois inhabituel des sons, s'expriment des lois qui nous touchent, nous éveillent : ces musiques ont ce pouvoir, indéniable, de nous ramener à nous-mêmes. »

   À noter que François Mardirossian a également interprété la musique de Gurdjieff... cela ne va-t-il pas de soi ? !

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Publié le 19 Août 2022

Un nouvel enregistrement consacré à Hans Otte (et à John Cage)

Un nouvel enregistrement consacré à Hans Otte (et à John Cage)

   Réjouissons-nous, mes frères et sœurs, puisque la musique de Hans Otte (1926 - 2007) est enfin reconnue à sa juste valeur. Lorsque je le célébrais, au tout début de ce blog, en 2007, je pense, sans vanité aucune, que j'étais l'un des premiers, au moins en France, à défendre la musique de ce compositeur allemand qui fit toujours passer sa musique après celle des autres. Il fut en effet directeur musical de Radio Brême de 1959 à 1984. L'enregistrement de cette œuvre maîtresse de la fin du vingtième siècle qu'est Das Buch der Klänge (Le Livre des sons) fut pour moi une révélation. Je n'eus pas connaissance de ce qui fut sans doute le premier enregistrement, celui donné par le pianiste néerlandais Ralph van Raat pour la maison de disques allemande Kuckuck Schallplaten en 1984. C'est le pianiste allemand Herbert Henck qui me fit découvrir Otte grâce à son interprétation publiée chez  ECM New series en 1999. En 2006, Celestial Harmonies donna un généreux double album, sous les doigts du compositeur lui-même. En 2007, la même maison de disque publia le Stundenbuch (Le Livre des Heures), quarante-huit pièce pour piano à deux mains en quatre livres, interprété par le pianiste australien Roger Woodward. Pour moi, Hans Otte était bien installé au firmament, où je le place toujours.

Les enregistrements de 1999, 2006 et 2007
Les enregistrements de 1999, 2006 et 2007
Les enregistrements de 1999, 2006 et 2007

Les enregistrements de 1999, 2006 et 2007

   Depuis... la renommée est doucement venue, et on le joue un peu partout. Des pianistes défricheurs comme R. Andrew Lee ou Nicolas Horvath en ont donné des versions intégrales. La pianiste allemande Kristine Scholz, qui vit en Suède depuis 1972, lui consacre la majeure partie d'un disque paru chez Thanatosis (label indépendant de Stockholm) il y a quelques mois à peine. On pourra regretter qu'elle n'ait choisi que quatre des douze pièces du Livre des sons, présentées de plus dans le désordre : respectivement les IV, II, IX et XII. Bien sûr, la dynamique du son est aujourd'hui meilleure, ou du moins, sans doute parce que les microphones sont placés beaucoup plus près de l'instrument, elle donne une proximité tranchante que ne présente ni la version Henck, ni celle du compositeur. On pourrait en discuter à l'infini, selon que vous préférez un peu de halo, un effet de lointain, ou qu'au contraire vous voulez un son cristallin, pur, proche. Je suis assez séduit par la version de Kristine Scholz, d'une très droite lucidité si je puis dire, moins souple que la version de Otte. C'est net sur la pièce II, rivière sonore fastueuse : avec elle, on voit les galets du fond, l'eau étincelle. Sans doute perd-on un peu du mystère de cette musique, par exemple pour la pièce IV, enveloppée et doucement résonante chez Otte, nettement découpée, silhouettée par l'allemande qui lui donne une netteté, une présence presque violente, alors que Henck jouait d'un contraste entre le tranchant et l'évanescent assez différent.

Nota. Comme j'ai retrouvé la version de Ralph van Raat de 1984, je vous la mets en écoute après celle de Kristine pour la partie II.

   Pour la pièce IX, Kristine Scholz en donne une version sévère, moins rapide que celle de Henck, là encore assez sculpturale, alors que Otte dessine, appuie peu. C'est assez impressionnant. La pièce XII, presque humble chez Henck, plus lumineuse et décidée chez Otto, Kristine Scholz en fait une marche impassible non dénuée de grandeur.

Ci-dessous : Hans Otte pour la XII

   Alors pourquoi le compositeur américain John Cage (1912 - 1992) figure-t-il sur ce disque ? Hans Otte et John Cage se sont rencontrés pour la première fois à l'Université de Yale en 1950. Lorsque Otte fut devenu directeur musical de Radio Bremen et organisateur de plusieurs festivals, John Cage fut régulièrement invité dans ceux-ci. Leur amitié musicale explique donc sa présence aux côtés de celle de l'allemand sur ce disque.

  Music for piano 4-19, composé en 1953 pour un nombre non précisé de pianos, est ici interprété pour piano seul. Comme souvent chez Cage, l'interprète a une marge de latitude : tempi et dynamique sont laissés à son appréciation. Il faut rappeler également que Cage recourait au Yi-King, ou Livre des Mutations, pour décider des clefs, des altérations et de la technique (ordinaire, pizzicato ou en sourdine). Kristine Scholz, ayant choisi d'utiliser la pédale forte en permanence, en donne une version résonante, les dix-neuf minutes devenant une longue méditation jalonnée de silences. Les changements de technique créent comme des voix différentes, donc une étrange polyphonie qui me fascine toujours autant chez lui. Une splendeur !

   Belle idée que de ressembler deux compositeurs qui ont changé chacun à sa manière notre rapport au piano ! L'impressionnante rigueur de Kristine Scholz les donne à entendre magnifiquement avec son Steinway de 1921, aux harmoniques quasiment feuilletés.

Paru en avril 2022 chez Phanatosis Produktion  (Suède) /  5 plages / 42 minutes environ

    Une dernière proposition d'écoute pour la partie II : une pianiste lituanienne, Gabija Natalevičienė, lors d'un festival d'été à Vilnius en 2015. Il faut faire la part des conditions d'enregistrement, en direct, dans une salle où la réverbération est forte. Version fluidissime, qui n'échappe pas, je trouve,  à des alanguis, à une mollesse compromettant la ferme architecture de cette musique d'une étincelante beauté, en effet... 

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Publié le 18 Août 2022

Linnéa Talp - Arch of Motion

   Voilà un disque qui s'inscrit, par hasard ?, dans le droit fil de l'article précédent. Compositrice, productrice, Linéa Talp est aussi chanteuse, violoncelliste et organiste. C'est l'orgue qui tient ici la première place, même si elle joue aussi du synthétiseur modulaire et si elle est accompagnée de six musiciens respectivement à la clarinette basse, la flûte, au trombone, au grand piano et à la guitare, sans oublier une vocaliste.

   Deux particularités frapperont l'auditeur. D'une part les autres musiciens font des interventions extrêmement limitées, discrètes, comme s'ils restaient dans l'ombre de l'orgue : ils ont improvisé dans cet esprit indiqué par Linnéa, qui a ensuite sélectionné les passages pour le disque, avec très peu de montage.. D'autre part, la volonté de la compositrice est de rester au plus près du souffle de son instrument. Elle dit avoir  essayé de travailler avec son corps, son souffle et son écoute : « Je voulais intégrer une sensation de mouvement lent et simple dans la musique - pousser / relâcher, avancer / reculer, inspirer / expirer, tout centré sur le fait d'être présent, traduit en son. »

Linnéa Talp par Sara Bjorkegren

Linnéa Talp par Sara Bjorkegren

   Le premier titre, "To Whom", peut être entendu comme un curieux cantique, la voix de la chanteuse restant collée contre les sons de l'orgue, qui s'effilochent en aigus troubles se mêlant à la flûte. Le titre éponyme respire une paix profonde. Il égrène lentement les notes sur un fond léger de sourdine, puis des drones amortis, arrondis (du synthétiseur ?) et les graves à peine perceptibles du trombone. "Going Nowhere" n'est d'abord qu'une note tenue, très douce et intense en même temps, contre laquelle s'appuient d'autres instruments en filigrane dirait-on, dans un unisson respiratoire d'une immense délicatesse.

   Rarement un disque aura à ce point refusé toute démonstration, toute performance virtuose. Les pièces de Linnéa relèvent plus de l'écoute profonde (deep listening) chère à Pauline Oliveros. Il semble qu'elle cherche à saisir les racines du souffle intérieur, les infimes mouvements de l'âme dans la contemplation d'une beauté diaphane. On peut penser aussi aux glissements de l'orgue parfois chez Ligeti, mais des glissements saisis à leur source, qui se muent en pluie diaprée. Avec "Inhale", par exemple, le souffle se vaporise, diffusé contre une légère paroi vibrante : ce qu'il reste de la voix, littéralement fondue dans le flux d'un calme souverain. On retrouve cette voix dans le titre suivant, "Råsunda Kirka (Exhale)", une voix un peu plus audible, mais si humble, tremblante et comme blottie aux pieds de l'orgue tranquille, profond comme l'univers. La clarinette basse lâche quelques notes au début du dernier titre, "The Continuation". Elle aussi se fait souffle, avant que l'orgue déploie pour une fois des fastes plus grandioses, vite transformés toutefois en poussées méditatives.

    Ce serait, j'imagine, un disque à déguster lors d'une nuit nordique, d'une nuit dont ne sait plus très bien si elle est nuit, ou si le jour ne l'informe pas, de très loin, venu d'un autre monde sans pesanteur.

Paru fin avril 2022 chez Phanatosis Produktion  (Suède) /  8 plages / 32 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

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Publié le 15 Août 2022

Martin Taxt - Second Room

   Musicien de jazz norvégien né à Trondheim en 1981, Martin Taxt signe avec Second room un second disque consacré aux rapports entre la musique et l'architecture. À partir d'une conférence de l'architecte japonais Sou Fujimoto dans laquelle il compare le nid et la grotte comme liés à deux manières de concevoir la vie. Pour aller vite, disons que le compositeur mise plutôt sur la grotte sombre et inconfortable, qu'il s'agirait d'explorer sous toutes ses coutures pour y trouver des endroits confortables. Il faut reconnaître que l'appellation "jazz" surprendra plus d'un auditeur, moi le premier. Certes, les quatre pièces sont écrites pour tuba... mais microtonal, et contrebasse ou saxophone alto, toute ressemblance s'arrête là, car d'autres instruments entrent en jeu. Il s'agit bien de musique contemporaine expérimentale, instrumentale. Les cinq musiciens jouent tous des clochettes, mais les autres instruments vont du tuba microtonal (il y en a deux), contrebasse et saxophone alto à l'orgue et au synthétiseur modulaire. Précisons tout de suite qu'une oreille exercée seule discernera un instrument d'un autre à certains moments, tant les compositions, en privilégiant les graves et les sons tenus, tendent à fondre les timbres dans un doux maëlstrom.

   Le premier titre, "Cave vs Nest", plonge dans la grotte grave avec des à-plats d'orgue très lents, comme si d'emblée la grotte prétendait à devenir nid, accueillante et soporifique à souhait. À dire vrai, ces distinctions sont théoriques... La musique est ouatée, profonde, légèrement ondulante, elle fait penser à des couches successives de naphte bouchant peu à peu tous les interstices. Elle se répand, sombre et chaude, avec à peine quelques veines un peu plus claires dans l'épaisseur de la masse. "Swelling Forms of Domes" commence solennellement avec des clochettes : c'est un rituel magmatique qui commence, graves et drones mêlés en une torsade à demi suspendue tant elle s'étire avec lenteur. L'éclosion de formes pleines, gonflées, si l'on songe au titre : la musique lève, les instruments brament, et soudain tout se dégonfle, part en phrases décousues, en aigus à demi liquéfiés. Le mirage se serait-il évanoui ?

Le compositeur et joueur de tuba microtonal Martin Taxt

Le compositeur et joueur de tuba microtonal Martin Taxt

    L'introduction  avec clochettes est davantage formalisée avec "Paving Seen From Above" (Dallage vu d'en haut), pièce plus nettement ambiante, traversée de sifflements, très méditative. Les motifs répétés lentement rentrent en consonance avec des drones étirés qui finissent par occuper tout l'espace sonore, dont  l'implosion sourde ne laisse pas d'être assez somptueuse. Quant au dernier titre, "Disruption, Disjunction, Deconstruction", j'oublie la présentation théorique pour privilégier la réception des effets, comme à mon habitude. J'aime ces grondements qui se recouvrent partiellement, l'impression d'une source ténébreuse dont les instruments charrient les limons avec d'infinies précautions.

    Cette seconde chambre séduit par la paradoxale suavité de ces graves alanguis, aux vrombissements chargés de zébrures se perdant dans la nuit de la grotte.

 

Paru fin mai 2022 chez Sofa Music   /  4 plages / 45 minutes environ

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Publié le 12 Août 2022

John Mcguire - Pulse Music

    Alors qu'on annonce pour fin septembre (en fait il est déjà disponible...) le dernier disque de Steve Reich, retour sur la notion de pulsation ou d'impulsion au cœur de sa musique et du minimalisme, avec la parution groupée pour la première fois des Pulse Music du compositeur américain John McGuire (né en 1942). Présenté comme cherchant une synthèse entre le sérialisme et le minimalisme et considéré par le critique et compositeur Kyle Gann comme postminimaliste, il a composé dans les années soixante-quinze quatre pièces intitulées Pulse, la dernière 108 Pulses inédite jusqu'à ce jour. Elles ont été réalisées électroniquement (sauf pour Pulse Music II) dans des studios allemands, John McGuire étant resté dans ce pays vingt-cinq ans avant de revenir aux États-Unis.

   Pulse Music I (1975-76) joint un dynamisme pendulaire marqué par l'orgue à un pointillisme électronique d'une grande vivacité. On dirait une musique scintillante, qui repart sans cesse de l'avant en chargeant au passage de nouvelles couleurs. L'impulsion informe le flux pluvial d'étoiles électroniques dans une sorte de mouvement perpétuel hypnotique. L'impression de papillotement n'est pas sans générer un indéniable effet psychédélique.

   Pulse Music II (1975-77) est le seul de la série à n'être pas électronique. Il fut écrit pour quatre pianos et petit Orchestre. Commandé rétrospectivement par le compositeur Hans Otte pour son festival Pro Musica Nova de Radio Brême, il compte Herbert Henck, dont j'ai suivi longtemps la discographie, parmi les quatre pianistes de l'unique concert conservé dans les archives et aujourd'hui enfin publié dans ce disque. Les rythmes sont ralentis pour les instrumentistes, ce qui donne une grande composition chatoyante aux clapotements océaniques, dont l'esprit n'est pas très éloigné des musiques pour grands ensembles de Steve Reich. Les glissades colorées des instruments de l'ensemble, soutenues par le massif harmonique et rythmique des pianos, donnent à cette avancée une allure orientale peut-être pas si imprévue dans l'œuvre du compositeur.

Le compositeur en 1978

Le compositeur en 1978

    Avec Pulse Music III (1978-79), nous revenons au pointillisme électronique et aux brusques changements de tempo. Sur un bourdon de drones, la musique caracole, miroite, clignote, se diffracte en micro-segments,. Parfois, l'ensemble se met à gronder, les sonorités se courbent, sortent pressées comme d'un tube, perles colorées collées l'une à l'autre. Musique jubilante que celle de John McGuire ! Joie pure et prolongée ! Vers dix minutes, la musique semble se disloquer, hésiter sur place dans une stase illuminée. Toujours l'impulsion la relance, le rythme s'accélère, tout se bouscule et fuit sous forme de traînées de grains sonores. Aussi euphorisant que Pulse Music I, avec un grain de folie et de démesure en plus, il évoque pour mes oreilles l'univers de Conlon Nancarrow, qui s'intéressa tant aux pianos mécaniques. Hallucinante coda accelerando...

    Pour la première fois, nous découvrons 108 Pulses, boucle répétitive unique de vingt minutes, pièce conceptuelle ou schéma abstrait si l'on veut. Pour les amateurs, dont je suis, c'est une expérience d'écoute formidable, la danse extatique de la boucle dans laquelle tous les sons se fondent en se succédant de manière très rapide. Ce précipité sonore absolument jubilatoire est une vraie musique de transe !

   Un album important pour mieux connaître le minimalisme et la musique électronique des années soixante-dix. Une musique d'une incroyable fraîcheur réjouissante !

 

Paru fin avril 2022 pour le cd, vinyl en octobre chez Unseen Worlds   /  4 plages / 1 heure 27 minutes environ

Pour aller plus loin :

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Publié le 9 Août 2022

Maninkari - Inner Film

  Chasse mystique

   Pour ce nouvel album, Frédéric et Olivier Charlot, alias Maninkari, ont utilisé deux synthétiseurs, un Kontakt et un Korg Wavestation. Ils ont mélangé plusieurs orgues d'église, ajouté des sons de voix symphoniques mélangées à des sons de hautbois, d'harmonium, des réverbérations et des distorsions. Entièrement composé, il a été enregistré chez eux. Et ils sont aux claviers d'un bout à l'autre !

   Je vous conseille de lire d'abord le texte de présentation sur bandcamp. Il commence ainsi : « Je pris la fuite avec toi, femme inconnue, dans cette ruelle ombragée et presque sinistre.» Pas de grand discours sur la musique, les intentions. Car la musique nous prend, nous emporte, dans un labyrinthe infini de boucles. Ce film intérieur est passionnel avant tout. Tandis qu'un orgue joue une boucle vive, aiguë, ad libitum, l'autre fait entendre des sons graves parfois longuement tenus, puis des sons boisés, des voix peut-être, surgissent dans les corridors du palais des miroirs, la fuite continue, la poursuite, la chasse. On ne sortira plus, la boucle est un sortilège. Il y a là comme une beauté sauvage, écrasante. Écoutez le disque à plein volume !

   Chaque titre apporte son lot de variations à cette première composition, non titrée comme les suivantes. La poursuite reprend. Le bal des drones se creuse, la mélodie se fait toujours plus sublime dans sa simplicité répétée. Musique prodigieuse. « Je cherche à être en toi, irradier l'amour. », phrase finale du texte de présentation, donne une des clefs de cette musique. Frédéric et Olivier sont deux derviches tourneurs, deux mystiques égarés en ce bas monde. Leur musique aspire à remonter, à brûler, dans un mouvement spiralé, dans un magnifique tuilage de couches ascendantes.

   Le titre trois correspond à une sorte d'affolement de la biche poursuivie dans les sombres forêts. Tout s'épaissit, les textures semblent se rayer, Tout devient hallucination terrassante. Et la poursuite reprend en quatre, aigus vrillés, tremblés, tandis que les drones implacables sont d'une redoutable sérénité. Lorsque j'écris « la biche », il faut comprendre l'absolu, l'amour, qui nous entraîne toujours plus loin. La partie cinq semble revenir à la deux, mais avec des réverbérations, des granulations, des tremblements. La boucle répétée résiste aux efforts de l'ombre, échappe aux forces descendantes, aplatissantes, qu'elle fait exploser de l'intérieur, dirait-on. Un harmonium enrayé se mêle à la poursuite en six, la boucle plus serrée, rapide et inaccessible irradie des strates de lumière qui font taire un moment les graves. Les deux voies sont en cours de fusion, s'enlacent dans une extase flamboyante d'une somptuosité sonore extraordinaire. Aussi peut-on entendre le dernier titre comme des noces mystiques. La biche danse sa joie au milieu du buisson de drones qui lui sert de couronne et de rempart contre la laideur extérieure.

   Un film intérieur totalement envoûtant !

Pas d'extrait sonore en dehors de bandcamp (voir ci-dessous)

Paru fin avril 2022, Autoproduit /  7 plages / 36 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

Un extrait d'un album antérieur...

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Publié le 5 Août 2022

Zane Trow - Traces

   J'avais failli écrire un article pour le disque précédent de Zane Trow, Why Echoes ?, sorti en 2021, et puis d'autres disques sont arrivés, au point que j'aurais pu manquer le suivant, Traces, chez Room40 comme les deux précédents (le premier en 2014). Je le rattrape au creux de l'été, un peu plus de six mois plus tard. Musicien anglais né à Londres en 1956, il est actif dans le monde du son contemporain depuis le milieu des années soixante-dix, engagé dans de nombreux projets d'installations sonores pour des musées et lors de festivals internationaux. Il a étudié la musique Kathakali en Inde et tourné en Malaisie, à singapour ou Taiwan. Il travaille aussi en Australie, où le disque a d'ailleurs été enregistré. Il mêle synthétiseurs, échantillons, boucles, échos, sons de terrain pris dans différents états australiens, et utilisation du logiciel de création musicale Audiomulch.

    Qu'il y ait un rapport entre les deux disques semble indiqué par les deux titres : les échos ne sont-ils pas des traces, et inversement ? "luli" nous transporte dans un monde exotique peuplé d'oiseaux et de trainées synthétiques : c'est une mise en oreille ambiante assez fascinante, étrange. Tout commence vraiment avec "a call from minyon falls", totalement ailleurs, d'un monde lointain enfoui dans des jungles inextricables peut-être. La vie palpite, toute de mouvements minuscules, d'oscillations et de vibrations. Fresque délicate en demi-teintes, les synthétiseurs discrets esquissant quelques traits sur des sons de terrains prenants. La musique ne semble tolérée que par intermittences, respectueuse de l'environnement sonore magique ! Mais elle s'affirme peu à peu, prend la première place dans "ciar", délicats nuages, poussées colorées. Zane Trow est un peintre attentif à ne pas trop en faire, il procède par touches vaporeuses, d'une incroyable douceur. Ne s'agit-il pas de traces, de vestiges ? Il s'emploie à saisir les "fleeting apparition"(s) : le fugace donc, ce qui n'appuie pas, disparaît très vite. Il y a bien un bondissement sourd de drones, mais comme dans les creux, au feutré de l'oreille, auréolé de couleurs suaves, pour mieux rendre l'apparition fragile. Quel bain rafraîchissant, quel bien-être que cette musique !

   " a maypole ghost" est enrubanné dans des synthétiseurs moelleux, une rythmique à peine marquée, sur laquelle un pointillisme diaphane et de curieuses émanations sonores viennent poser un manteau d'étrangeté renforcé par de discrets sons de terrains. Nous voici parvenu dans la chambre, "room", espace rempli de drones arrondis et de souvenirs de mélodies. C'est le centre de tout, sans doute, dans l'apaisement des levées sourdes et des lentes disparitions.

   Le disque culmine avec le titre sept, "two drones - in ghost dub", prodigieuse plongée dans l'antre des sources. Étonnant dialogue entre deux drones mystérieux, reliés par des ponts synthétiques et des surgissements merveilleux, des envols pailletés.

"Traces" propose une musique d'une étrangeté raffinée, à la fois évanescente et d'une consistance rêveuse obsédante.

Paru en décembre 2021 chez Room40 / 7 plages / 48 minutes environ

Pour aller plus loin :

- album en écoute et en vente sur bandcamp :

   Sorti en juin 2021 sur le même label Room40, Why Echoes ? est tout aussi réussi. Selon la compositrice Pauline Oliveros (1932 - 2016), « les retards élargissent en quelque sorte notre sens du temps ». J'ajouterai que retards et échos troublent ce sens du temps, dans la mesure où ils semblent remettre en question le principe même de l'écoulement, du non-retour en arrière. Que le passé revienne sur le présent, se fasse passer pour lui, suscite une impression irrépressible d'étrangeté.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques