Publié le 28 Septembre 2022

Radboud Mens - Continuous Movement
Radboud Mens - Continuous Movement

   Radboud Mens ? Sous ce nom énigmatique (pour moi en tout cas), se cache un artiste sonore et compositeur qui travaille depuis 1982, qui a produit son premier album de drones en 1995. Depuis de nombreuses années, il conçoit lui-même ses propres instruments acoustiques, ses installations sonores. Il songeait depuis une vingtaine d'années à une sorte d'album total, combinant esthétique glitch, techno minimale, rythmes dub, ambiantes à base de drones. Il en résulte ce double album de seize titres. Fascinant !

   Je n'aime pas tout également. Le premier titre "Conversion" est d'une ambiante glitch peu emballante. Par contre, le titre suivant "Decay (Instant Gratification Mix)" est totalement envoûtant : une techno minimale à ras de drones, du reggae aplati qu'on pourrait écouter jusqu'à la fin des temps ! Le remix suivant "An Enabled Chord", est tout aussi convaincant, une ambiante de drones bien sourds, flamboyant noir dans les ténèbres piquetées de glitchs légers et de sons percussifs. "Cyclic Form (Remix)", conforme à son titre, est une longue traversée paresseuse de paysages arasés. Je préfère le suivant "Tongue (Remix)", une techno ambiante presque radieuse dans son implacable sérénité. "Convolution" a un côté buddien, en dépit des glitchs dansants, puis des éclats enchâssés dans la matière sonore mouvante, de plus en plus mystérieuse au fil de la pièce avec ses molles circonvolutions. Suit un "Continuous" très techno-dub, micro frétillant dans sa robe rapiécée : séduisant ! L'atmosphérique "Polyrythmic Ambient Drone (Remix)" ferme ce premier album avec une composition délicate, élégante, en apesanteur parfois : sur un tapis de vagues ondulées bien rythmées en douceur naissent de courtes virgules scintillantes sans cesse renaissantes. Très belle fin !

   Le second disque est nettement plus ambiant, avec parfois de curieux effets, comme dans "Release", qui prend des allures de raga indien, tant le riche bourdon libère des harmoniques chatoyants. "Start Again" élève sur les ruines d'un paysage sonore une forte pulsation hypnotique, dans un brouillard de textures discrètement exotiques. J'avoue que le rutilant "Again" me paraît très convenu. Passons. "Movement (Remix) " ne me séduit pas plus... Quant à "Again (Reprise)"... je me tais !

   Bref, deux disques qui à mon sens auraient pu fusionner en un, en gardant du deuxième "Modular", "Release" et "Start Again", et presque tout le premier, sauf le premier titre. Mais ce n'est pas à moi de refaire l'édition. Le chef d'œuvre, c'est "Decay (Instant Gratification Mix)", puis "An Enabled Chord (Remix), "Tongue (Remix)" et "Continuous", "Polyrythmic Ambient Drone (Remix)"...

Paraît le 10 septembre 2022 chez ERS Records /  2 cds / 16 plages / 57 + 47 minutes environ

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Publié le 27 Septembre 2022

Richard Carr - Landscapes and Lamentations

   Harmonie et tonalité : sans complexe !

    Richard Carr a tout de l'explorateur. Musicien, il est aussi bien compositeur et improvisateur que multi-instrumentiste, jouant du violon surtout, mais aussi de la guitare et du piano. Ses goûts musicaux sont pour le moins éclectiques : il collabore avec des orchestres classiques et joue du jazz avec beaucoup de monde, dont Fred Frith, et s'intéresse au minimalisme, à l'intonation juste, et j'en passe.  ! De plus, c'est un grand marcheur, qui a parcouru les chaînes de montagne des six continents. Sur ce disque, il poursuit l'aventure commencée avec son disque précédent chez Neuma Records, Over the Ridge (2021) On y retrouve notamment l'excellent quatuor à cordes  American Contemporary Music Ensemble, dans lequel joue un musicien que j'apprécie beaucoup, Caleb Burhans. L'ACMe a joué avec Max Richter, Dustin O'Halloran et Johann Johannsson, et avec bien d'autres, défendant une large répertoire de musique contemporaine.

   Les paysages de l'album auxquels renvoient les titres existent dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres de chez lui, dans la vallée de l'Hudson. C'est donc une musique qui revendique un lien avec la nature qu'il aime tant. Six pièces sont composées, six collectivement improvisées.

   "Rainbow Falls", collectivement improvisé, associe un piano pré-enregistré et le quatuor à cordes, pour une lamentation suave, très mélodieuse. "Loop Road" remplace le piano par la guitare. On est conquis par la grâce de cette musique aux boucles délicates et chantantes. Le retour à la tonalité, quand même, a du bon ! "Caleb's lament" est une élégie méditatitve menée par l'alto de Caleb Burhans. L'album devient une collection de pièces de chambre d'une extrême séduction. Avec  des moments plus nettement liés aux styles de la musique contemporaine la plus radicale, comme dans "Gertrude's Nose", dont le tranchant m'évoque certaines compositions de Michael Gordon : un étincelant mini-quatuor bien enlevé ! Suivi par le langoureux "Skytop", qui dessine dans le ciel de merveilleux nuages et s'envole dans les volutes admirables de l'alto et du violoncelle, frangées par les deux violons. Quel sublime paysage ! Les violons en canon, puis l'alto esquissent une photographie sous-marine, semble nous suggérer le sixième titre, "Underwater Photography", le violoncelle lestant l'ensemble de ces traits vifs d'un pizzicato rejoint par l'un des deux autres musiciens. Curieusement, le morceau prend des allures orientales, se termine par un accelerando bousculé.

   "Ice Caves" renoue avec la veine élégiaque, magnifique quatuor, des étincellements  en bouquets d'une confondante douceur... Sur "Butterville", on retrouve le violon du compositeur, pour un morceau gentiment rythmé proche du folk. Pas le meilleur selon moi... Je préfère le beau "Rushing Kill" (le compositeur précise que "kill" dans ce contexte signifie "rivière" ou "ruisseau"), piano liquide et violon coloré, animé, dansant au-dessus de la surface du flot changeant, avec des moments mystérieux lorsque le ruisseau se dérobe. Encore un quatuor à la fois énergique et rêveur, c'est "Castle Point", dont l'avancée irrésistible a un petit côté reichien : superbe !"Powerline", composée d'après une danse méditerranéenne en 11 / 8,  se tord et se contorsionne avec la suavité  insidieuse de la danse de Salomé... Le disque se termine avec "A Cabin in the Woods", allusion à une connaissance du compositeur qui vit dans ce genre d'habitation. L'auditeur européen pensera peut-être à Henry David Thoreau?. C'est une ballade tranquille, avec la guitare très folk et le violon songeur : pièce conclusive idéale.

   Un très beau programme, pour vous réconcilier avec la musique instrumentale d'aujourd'hui, lorsqu'elle ne joue pas à l'innovation forcenée et ne prétend pas à des compositions mathématiques... pas toujours convaincantes pour l'oreille !

Paru en juillet 2022 chez Neuma Records / 12  plages / 51 minutes environ

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Publié le 22 Septembre 2022

Greg Davis - New Primes

   Imaginez une musique fondée sur les propriétés de composition des nombres premiers... Vous commencez à avoir mal à la tête ? Rassurez-vous, je ne rentrerai pas dans tous les détails. Rappelons que la musique a toujours été cousine des mathématiques, que cela plaise ou non. Le musicien électronique Greg Davis, originaire du Vermont, tire de ces séquences de nombres un réseau de tons sinusoïdaux purs. Le fondateur de la maison de disque Greyfade a découvert Greg Davis en 2016 dans la compilation The Harmonic Series (cf l'un des disques de cette compilation en plusieurs volumes, où il est question de Greg Davis et de la composition "Star Primes" qui l'a impressionné), consacrée par le label Important Records à l'intonation juste. L'utilisation d'ensembles de nombres premiers est apparue au musicien comme un moyen de développer des relations et des intervalles d'accord d'intonation juste et il travaille dans cette direction depuis 2008. Greg Davis précise : « Je commence par choisir une fréquence fondamentale pour chaque pièce et je multiplie cette fréquence par chacun des nombres premiers dans une séquence donnée pour déterminer les harmoniques au-dessus de la fréquence de base ». Les titres des pièces renvoient simplement au nom de l'ensemble des nombres premiers utilisé.

   Musique d'essence abstraite, et pourtant troublante. Des drones, des sons sinusoïdaux, c'est-à-dire pour notre oreille des sons en allée, qui planent et vrombissent doucement dans un halo d'harmoniques, traçant des courbes sonores très pures, presque suaves. Cette musique nous donne une idée de l'impalpable, de l'ineffable, tellement elle semble loin des contingences matérielles et humaines (ce qui n'est pas le cas : les ordinateurs travaillent, le compositeur est intervenu...). Chaque pièce a son atmosphère propre. Si "Sophie Germain" est à tous égards une épure, "Irregular" produit des tons plus troubles, donne une plus grande impression de profondeur, d'épaisseur, animé par des battements imperceptibles et des superpositions qui dramatisent le cours de la composition. "Proth" est plus grondant, plus nettement ondulatoire, parcouru par une pulsation vrillante.

   Avec "Pierpont", le bourdonnement des graves s'intensifie, la musique plonge dans un abyssal inquiétant. Certains sons s'élèvent de ce fond pour pulser longuement en des dissonances radieuses. "Cullen" s'envole très vite en effritements battants, porté par un puissant courant de graves, puis envahi de résonances troubles en longues ondulations scintillantes. Le dernier titre, "Euclid", repose sur des superpositions, des différences rythmiques sensibles. La composition foisonne, vertigineuse, littéralement saturée par les harmoniques dans tous les sens, au point de provoquer une sensation d'arrachement.

   Cette musique, non seulement nous enveloppe, mais elle nous absorbe et nous nie, dépouillée d'affects, ce en quoi elle est paradoxalement reposante... et envoûtante ! On ne peut s'empêcher en l'écoutant de penser aux compositions d'Éliane Radigue, quoique cette dernière joue davantage sur la durée et sur l'attraction subtile exercée sur l'auditeur vraiment attentif, alors que la musique de Greg Davis nous envahit, s'impose par sa densité lancée dans la nuit infinie.

Paraît le 23 septembre 2022 chez Greyfade / 6 plages / 39 minutes environ

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Publié le 21 Septembre 2022

Les disques de l'année 2019 (liste revue en 2022)

   Une sélection restreinte à découvrir ou redécouvrir. Par blocs, sauf pour la première place : Christopher Cerrone, une révélation éblouissante. Son album allie instruments, voix et poésie dans un ensemble parfait.

Mais depuis, deux disques du merveilleux label Elsewhere Music sont venus s'inviter à la première place ! Aussi sont-ils trois dorénavant au premier rang...

Les liens vers les articles sont sur les titres des albums.

1/ Christopher Cerrone                   The Pieces That Fall to Earth      (New Amsterdam Records) 

Reinier van Houdt / Bruno Duplant        Lettres et Replis      (Elsewhere Music)

Shira Legmann / Michael Pisaro           Barricades      (Elsewhere Music)

Les disques de l'année 2019 (liste revue en 2022)
Les disques de l'année 2019 (liste revue en 2022)Les disques de l'année 2019 (liste revue en 2022)Les disques de l'année 2019 (liste revue en 2022)

2/ Corey Fuller                               Break                    (12K)

Michael Vincent Waller              Moments               (Unseeen Worlds)

Anne Chris Bakker                     Stof&Geest          (Unknown Tone Records)

Stuart Saunders Smith                Palm Sunday                (New World Records)

3/ Machinefabriek                          with voices            (Western Vinyl)

Caleb Burhans                            Past Lives            (Cantaloupe Music)

Bruno Letort                               Cartographie des sens      (Musicube)

Machinefabriek                           eau                 (autoproduction)

Arovane & Mike Lazarev           Aeon            (Eilean Records)

Andrew Heath & Anne Chris Bakker      a gift tor thr Ephemerist        (Rusted tone Recordings)

Shannon Wright                         Providence         (Vicious Circle)

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Classements, #inactuelles

Publié le 21 Septembre 2022

Reinier van Houdt / Bruno Duplant - Lettres et Replis

   Je vous élégie d'ailleurs...

   Je peux bien vous l'avouer, chers amis. Pour moi, le français Bruno Duplant est l'un des plus grands compositeurs vivants. J'ai récemment défendu son magistral triple CD, L'Infini des possibles, également sorti chez Elsewhere Music. Je reviens vers un disque antérieur, paru en juin 2019 sur le même excellent label. À nouveau, la rencontre entre un pianiste et le compositeur. Cette fois, c'est le pianiste néerlandais Reinier van Houdt, régulièrement présent sur ce blog, qui compose et réalise d'après les partitions de Bruno Duplant.

   Trois lettres, trois replis. Les partitions de Bruno Duplant prennent la forme de trois lettres personnellement adressées à Reinier van Houdt, contenant des séquences de lettres réparties sur la page. Les "replis" sont à prendre dans un sens deleuzien de "pli", ou d'incertitude. Les partitions laissent  une large place à l'interprète, c'est pourquoi on peut comprendre l'interprétation de van Houdt comme une lecture et une réponse aux propositions de Duplant. Le pianiste réalise la partition avec des enregistrements multicouches de piano. Il écrit ceci notamment : « Les Lettres s'apparentent à une mélodie épelée et lue en tous sens propulsée par la mémoire et le regard. Les Replis sont connectés aux harmonies d'un lieu alors qu'ils s'infiltrent et se déroulent à travers les trous métaphoriques faits par l'écriture, disposés linéairement à nouveau avec les enregistrements d'une promenade le long de la rivière qui traverse ce lieu. » Heureusement, l'intelligence du propos et les attendus théoriques de la démarche ne nuisent pas à la musique que nous entendons...

   Comment rendre compte d'une telle musique ? Comme toujours, je choisis l'approche sensible. La première chose qui me frappe, c'est la constante réinvention du piano, entre piano "normal" et piano préparé. La lente "Lettre 1" égrène des notes, jouant de multiples juxtapositions entre graves et aigus, notes normales ou éclatées, assourdies, résonantes ou effilées. La notion classique de mélodie n'a plus court, et pourtant se redessine un filigrane fascinant d'éclats, de frappes lourdes, qui retient l'attention, tant chaque note inattendue semble là à sa place, dans l'écoulement hasardeux. Les "Replis 1" s'enfoncent dans des épaisseurs de bruits de terrain pour y trouver une esquisse de mélodie sublime, d'une bouleversante mélancolie. Le piano se tient au bord de la déréliction, du rêve énorme de la vie, parcouru de frissons résonnants, tel un funambule incertain qui continue pourtant d'avancer dans sa vision intime. C'est d'une beauté désolée et fragile, l'écho décanté d'un paradis, perdu, peut-être, car ne sommes-nous pas finalement dans un post-romantisme débarrassé de toutes ses postures, ramené à une simplicité lumineuse.

   Le brutal début de la "Lettre 2" surprend, tout en frappes sèches aux frontières de la dissonance. Lettre incisive, le piano sonnant comme un piano préparé. L'autre piano, habituel si l'on peut dire, reste en retrait derrière les résonances amplifiées ou non. On marche sur des roches pointues, on trébuche, mais on avance, dans une levée de sons translucides ou opaques, dans un paysage sonore extraordinaire, absolument fracturé, unifié par le tapis des harmoniques. D'une minérale splendeur ! Bruits de terrain  à nouveau en  "Replis 2", fugitif retour au monde qui s'évanouit derrière la petite mélodie des "Replis 1". Très vite, le ton change, plus dramatique. Le piano grave se fait sépulcral, les sons d'ambiance dessinent un monde fantomatique. Tout menace de sombrer, un peu bancal, reste le piano sur le fil du silence.

   On croit entendre le cliquetis intermittent d'une machine à écrire derrière le piano impérial, légèrement tintinnabulant, chutant dans des bourdons graves étalés. La "Lettre 3" est la plus parlante, péremptoire, agressive dans ses attaques sourdes, abrupte, puis elle semble se détendre, laisser davantage de place à ce qui serait du chant, un hymne... à l'envers, hanté par le bas, troué de trappes aiguës. Elle se laisse happer par les silences, réduite à des éclats de silex et des remontées de drones. Les "Replis 3" commencent à égalité entre bruits de terrain, assez maritimes (tous ces bruits ont été enregistrés dans le port de Rotterdam, le jour du centième anniversaire de la naissance de John Cage...), et piano venu d'ailleurs, puis le piano s'impose, à deux voix, une grave et lourde, l'autre fragile et timide, avec des flux de résonance pour les relier peut-être. C'est un dialogue intérieur, aux accents dramatiques, comme un lamento méditatif arraché au néant, et qui y retourne, submergé par les bruits du monde extérieur, les sirènes des navires, non sans quelques sursauts de piano assourdi dans les graves, aplati par la Fatalité ?

   Deux artistes majeurs d'aujourd'hui écrivent parmi les plus belles œuvres de notre temps. Un disque sublime, absolument sublime !

Paru en 2019 chez Elsewhere Music / 6 plages / 59 minutes environ

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Publié le 15 Septembre 2022

Christina Vantzou / Michael Harrison / John Also Bennett

   L'Intonation juste chevillée à l'âme

   Je ne m'attendais pas à cette rencontre entre Christina Vantzou, compositrice américaine née à Kansas City, vivant à Bruxelles depuis une vingtaine d'années, vidéaste ayant formé avec Adam Wiltzie (l'un des deux musiciens du duo Stars of the Lid), le groupe The Dead Texan, - et Michael Harrison, unique musicien autorisé par La Monte Young à jouer sa musique et inlassable défenseur du piano harmonique (en intonation juste) mis au point pour The Well Tuned Piano de son mentor en 1986 (se référer à l'article en lien pour les détails techniques). La rigueur glacée de la musique de Christina, adepte d'une pureté sonore farouche, après tout, appelle la rigueur de la démarche de Michael, son piano harmonique naviguant entre minimalisme et musique indienne. Tandis que Christina veille à la direction sonore de l'album, Michael Harrison nous entraîne dans ce nouveau monde du piano harmonique, soutenu parfois par les synthétiseurs et le piano de John Also Bennett, musicien new-yorkais qui se consacre aux musiques d'avant-garde, ce dernier tenant lieu si l'on veut de joueur de vînâ ou de tanpura par le bourdon résonnant qu'il tend derrière le piano de Michael, mais il lui arrive aussi de se joindre à lui sur son piano personnalisé. Deux types d'accordage sont utilisés ici pour le grand piano de concert Steinway de l'enregistrement.

    Le disque présente huit ragas, trois composés par les trois musiciens, les cinq autres par Michael et Christina, mais Christina signale que « rien n'a été écrit pour exécuter ces enregistrements ». En effet, le raga est une ancestrale pratique d'improvisation structurée, dans laquelle interviennent des connaissances, la mémoire (y compris musculaire) et l'esthétique personnelle. Rappelons que Michael Harrison, disciple du Pandit Pran Nath, a une intime et longue familiarité avec la musique indienne qui lui permet de s'immerger dans ces formes anciennes  pour en tirer des méditations vivantes, enrichies par ses deux compagnons.

   Comme pour chaque concert de musique indienne, il faut un délai d'ouverture ("Open delay"), une mise en oreille de l'auditeur, confronté à ce nouveau monde. C'est John Also Bennett qui ouvre le disque. Le piano arpège, essaie des boucles, le synthétiseur et la bande magnétique creusent une profondeur, dans une immense douceur. Nous sommes à l'orée, à la bouche de la source cristalline. Avec "Tilang", adaptation d'un raga indien interprété par Michael au piano et John au synthétiseur modulaire, le piano s'abandonne à de longues phrases rêveuses pleines de cascades. "Joanna" est un merveilleux raga ambiant, le piano traçant ses délicates mélodies sur un fond mouvant de drones.

  "Piano on tape", comme son titre l'indique, associe au piano et au synthétiseur des sons de terrain enregistrés par Christina Vantzou au Sud du Portugal. C'est un très beau raga brumeux, méditatif. "Sirens" laisse une plus large place au synthétiseur, qui tisse une toile texturée, parcourue de vents électroniques et de courbures, entendrait-on des rires ?, les sirènes se déchaînent, appellent dans un tourbillonnement grondant, le piano fondu, avalé (l'ai-je même distingué ?) par cette captivante masse sonore. La seconde partie de "Open Delay", interprétée au piano par John Also Bennett, qui y a ajouté des sons de terrain du Sud de la Crète, explore pleinement les ressources du piano en intonation juste, dont les résonances tintinnabulantes sont extraordinaires : raga solennel et extatique pour un temple inconnu au fond des forêts...

    Alors que pour les six premiers titres, le piano était accordé selon une version modifiée de celle du disque Revelation (2007, voir article en lien au début de cet article), les deux derniers sont accordés simplement selon le principe de l'intonation juste des ragas en ré, si j'ai bien compris. "Harp of Yaman" est une sorte de courte étude (il s'agit pourtant d'une adaptation de raga) dans laquelle le piano coule comme une harpe en longues phrases entrecoupées par des silences dans lesquels le synthétiseur de John Also Benett vient se lover : un bain de fraîcheur sur de la ouate, avec une brève montée en puissance finale avant le retour du silence ! Le dernier titre, "Bageshri", est aussi le plus long, un peu plus de quinze minutes, ce qui, soit dit en passant, est encore très court pour un raga... Le piano chante, le synthétiseur bourdonne comme un tanpura, c'est la pièce la plus indienne, à la fois méditative et vibrante, d'une légèreté radieuse. Le sommet de ce disque magnifique !

   Quelle belle rencontre ! Quel bonheur ! Un disque hors du temps servi par trois artistes exigeants, à l'écoute de ce qui surgit dans le corps harmonique des instruments.

Paraît début septembre 2022 chez Séance Centre / 8 plages / 54 minutes environ

Christina Vantzou sort parallèlement son N°5. Voir l'article consacré au N°4.

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Publié le 11 Septembre 2022

Nihiti - Sustained

   Trois titres longs (de 9 à 21 minutes) pour cet album d'ambiante noire, répétitive. Nihiti frappe fort avec un premier titre de plus de vingt minutes, "Stellar Observer", une boucle de drones et de vagues électroniques qui déferle inlassablement, reflue. C'est énorme, terrassant, toujours sur le point d'éclater. Très étonnant ! "Tetrachrome", le plus court des trois titres, est un ovni sombre constitué de froissements amplifiés, de textures granuleuses traversant le champ sonore comme des comètes en cours d'explosion. Ma préférence va au troisième titre, "If the Color", titre hanté par une voix fantomale, déchirée, complètement incantatoire. De l'ambiante somptueuse, habitée, sur une boucle de drones et de claviers chavirés. Un hymne hyper-mélancolique, oscillant jusqu'à une extase quasi sépulcrale. Grandiose, terminal, et que tout disparaisse.

   Me voici loin d'une présentation qui parle de "musique rassurante et apaisante". C'est une musique de perdition, royale, absolue. Un chef d'œuvre de la voie négative.

Paru en juillet 2022 chez Lo Bit Landscapes / 3 plages / 43 minutes environ

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Rédigé par Dionys

Publié dans #Musiques Ambiantes - Électroniques

Publié le 9 Septembre 2022

Various Artists - Epiphanies

   Une fois de temps en temps, une compilation... Pourquoi pas ? Celle-ci est publiée par le label suisse (de Lucerne)  Hallow Ground, dont j'aime beaucoup le slogan d'intention : « Pour la Musique et l'Art qui mène aux visions » (For Music and Art that leads to visions). Beaucoup de monde sur ce disque très généreux. Des musiciens liés aux musiques électroniques, déjà connus sur d'autres labels comme Room40 représenté par Lawrence English ou Siavash Amini.

   Ce sont musiques de plénitude, gorgées de surprises sonores : électroniques, électro-acoustiques, drones, qui tentent d'approcher par le son le phénomène de l'épiphanie, manifestation d'une réalité cachée nous dit le dictionnaire. Aussi nombre de musiciens brouillent-ils les frontières entre acoustique et électronique, travaillent-ils les textures pour les densifier, suggérer une présence, un mystère au creux des sons.

   Impressionnant début avec "Baldaquin", du propriétaire du label Remo Seeland : un mur de drones se met peu à peu à laisser entendre d'autres couches sonores et à tintinnabuler sur la fin. "Peri-Acoustic-Feedbacks" de A. Frei est un titre étrange à base de raclements percussifs, de sons de cloches, de poussées de drones : un des joyaux de cette compilation ! Maria Horn signe un autre grand moment avec "Oinones Death pt 1", flûte à bec contrebasse et verre frotté : lamento somptueux !

   Dans le sillage de Maria Horn, le troublant "Withinside" de Atmosphere déroule des boucles d'orgue ou de synthétiseur, on ne sait plus très bien, émaillées de crépitements réguliers. C'est également superbe. "Kumo" de FujiIIIIIIIIIta combine les sons d'un orgue construit par ses soins avec un shō, orgue à bouche chinois, pour une pièce post-minimaliste tout en stries sonores... Lawrence English déchaîne les démons dans "Outside the City of God" en jouant des aigus tenus de son orgue avant de les recouvrir par un fond de drones et de draperies délicates. La toile électronique ondoyante de Samuel Savenberg dans "The Endless Present" se craquèle finement pour laisser le passage à d'étranges voix déformées accompagnées de quelques notes éparses. Siavash Amini, dans "Spuming Silver" fond des instruments à cordes dans des textures électroniques miroitantes pour créer une musique ambiante fascinante, lentement fastueuse.

  

   Nous n'en sommes qu'à la huitième piste... Et après ? C'est toujours aussi bon ! Magda Drozd signe avec "Suspended Dreams" une pièce mystérieuse pleine de grésillements, de lourdes et lentes percussions, une sorte de cérémonie exténuée s'enlisant dans les bruits. "Exerpt from Piano Study" d'Akira Sileas nous plonge à l'intérieur d'un instrument qui n'est pas un orgue, véritable moteur de drones ronflants, avec à l'arrière-plan de curieux craquements, les bribes d'une mélodie peut-être, une corde qui grince, comme les traces d'un occupant inconnu. Laurin Huber, sur "Puolipilvistä (Partly Cloudy)", suggère aussi une présence par des bruits divers d'objets familiers et de miaulements, bruits transcendés par des écoulements d'eaux et un flux mélodique de sons tenus. La juxtaposition de cette musique concrète avec la toile ambiante minimale est très belle, émouvante. On revient vers une pure musique ambiante avec "For Alice" de Norman Westberg : accords gras de guitares sur un fond lourd de bourdons. Fascinante abstraction minimale avec "Alternatio - Alternatio" de Miki Yui : ondes sinueuses, gouttes amplifiées sur une texture mouvante.

   Le pianiste et compositeur Reinier van Houdt, interprète notamment de Dead Beats d'Alvin Curran, et dont j'ai chroniqué récemment le magistral double album drift nowhere past / the adventure of sleep, donne avec "Dream tract" sans doute le plus beau titre de cette riche compilation : une somptueuse rêverie électro-acoustique à la fine granulation ponctuée de frappes percussives sourdes, de clapotements et d'indices de présence, avec, dans la seconde moitié, une montée onirique extraordinaire de sons brouillés et de vagues synthétiques à l'arrière-plan. Valentina Margaretti utilise les percussions pour un étrange ballet d'invisibles : frottements, roulements sourds, frappes discrètes, créent une atmosphère surnaturelle. Quant à Martina Lussi, son "Losing Ground", dernier titre de l'album, est un tapis mouvant de froissements sur un fond immobile d'orgue, dont surgit peu à peu un fragment mélodique en boucles serrées, envahi à la fin par des voix synthétiques. Aussi une des très belles Épiphanies de cette étonnante compilation d'un label si bien nommé, Sol Sacré (Hallow Ground) !

Loin d'être un fourre-tout, cette remarquable compilation rassemble des expérimentations sonores qui ne cessent de nous surprendre, nous envoûter en suggérant un ailleurs déjà là entre les plis !

Paru en novembre 2021 chez Hallow Ground   /  16 plages / 1 heure 18 minutes environ

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