Publié le 28 Février 2023

Amp - Echoesfromtheholocene

   Amp est un groupe de post-rock électronique actif depuis les années 1995 autour de l'anglais Richard F. Walker ( dit Richard Amp), avec des collaborateurs variables. Après un arrêt de deux ans, le groupe a pris la forme d'un duo avec la chanteuse française Karine Charff. Pour vous y retrouver, il faut préciser que Ampbase désigne une plateforme internet regroupant les multiples projets de Richard Amp sous son nom ou d'autres. Vous y trouverez une longue présentation de l'évolution du groupe, avec des extraits à écouter. Comme souvent, les épithètes définissant la catégorie musicale du groupe ou duo sont aussi variées que fluctuantes. La collaboration avec le label Kranky vous permettra peut-être de mieux situer leur famille élective : rock alternatif à tendance ambiante brumeuse, avec vocaux indiscernables (ou quasiment), mélancolie aux lents développements.

Richard Amp et Karine Charff regardant vers le continent

Richard Amp et Karine Charff regardant vers le continent

   Je passe vite sur le projet, les intentions, toujours si belles : écrire une complainte sur le sort de notre écosystème perdu, détruit par la société capitaliste. Je ne cesse de lire ce genre de propos. Je passe aussi sur le fait, toujours déplorable pour moi, que Katrine Charff abandonne, pas totalement c'est vrai, le français au profit de l'anglais, ce qui m'amène généralement à écarter le disque, par mouvement d'humeur. Je passe parce que les paroles sont fondues dans la musique, sont devenues pure musique. Il faut vraiment une écoute très attentive pour les suivre, ce que l'excellent livret permet de faire si on le souhaite. Excellent livret : belles photographies, et tous les textes ! Je pardonne tout. Et puis la musique est là...

  Neuf titres parfois assez longs, neuf dérives mélancoliques prenantes. La voix ondule au ras de la musique, se croise avec son fantôme dans les vagues amples des synthétiseurs et autres instruments et logiciels électroniques utilisés par Richard. F. Walker. Infinis bercements du désespoir tranquille dans la majesté des soirs de noire solitude. « In this caged sorrow / Crushed of all hope / The soul / Longing for rest / Black solitude / Distress / Distress » entend-on dans le premier titre " Time and tides". Le duo excelle dans les lentes dérives au bord de l'informe, tel ce magnifique "Lament Lentement" dont le titre joue sur les deux langues. Orgue grave, friselis de synthétiseurs lumineux, voix murmurante de Katrine, hurlements vagues d'esprits-loups, le monde croule doucement...

Amp - Echoesfromtheholocene

   Des vents puissants se déchaînent, des questions se posent : c'est le tourmenté et tournoyant "Canwesavetheworld", avant le majestueux "Hollowscene" tout en drones veloutés, en mystérieux échos. "Drift Plastic Blues" prend la forme d'une chanson explosée, d'une déclamation polyphonique du poème sur fond de mouvements liquides et de quelques accords écorchés de guitare. "Sparkle No" est encore plus crépusculaire, le chant noyé dans la texture mouvante d'un mur composé de longues boucles plates, traversé de mini événements sonores.

Amp - Echoesfromtheholocene
  L'élégie des âmes perdues

   C'est le prélude au plus long morceau, au plus émouvant, au plus beau, "To the Night (Falls)" : une mélopée dépouillée comme une longue chute, menée par le piano qui la ponctue de notes espacées, un peu voilées. La voix épouse la mélodie du piano, prolongée par des drapés suaves de cordes et de synthétiseurs, la voix se dédouble, se multiplie, humble et si douce dans ses voiles de désespoir. Le sommet de l'album. "AdieuSirène", tout en grondements troubles très post-rock atmosphérique, termine cette vision noire d'un futur proche (?).

Titres préférés :

1) "To the Night (Falls)", le titre 8

2) "Lament Lamentation" (le 3) et "Time and Tides" (le 1)

Paraît le 3 mars 2023 chez Ampbase / 9 plages / 53 minutes environ

Pour aller plus loin

- pas d'extraits sur les plateformes pour le moment

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Publié le 25 Février 2023

En écoutant Erik K Skodvin, Marcus Fjellström , øjeRum et Scanner

   Certaines musiques, et certaines seulement, me donnent envie d'écrire. Nombre de mes poèmes sont liés à des écoutes immersives qui, combinées souvent à d'autres facteurs, les font venir, prendre forme. Il est juste qu'ils aient ici leur place, en attendant mieux...

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I

 

Exercices d’éloignement
 

« (…) et chanter par
battement d’ombre un vent que l’air ne connaît pas »
Pierre Jean Jouve,  Ode


Vivre amarres coupées au ras des fourrures
du chant perdu fuyant le cortège
des cagoules d’imposture

Se baigner à l’abri des forêts de cendre
dans le puits secret où sont encore
les robes d’algue des tendres

N’écrire que d’éternité baladin
Imperceptible glacis sur lie
à l’effritement… certain

Être pudique agrandissement de nuit
houle des astres au bord du temps
tapis souple qui s'enfuit

Se soustraire à la fermentation des nombres
dans les colonnes des quotidiens
rire avec les pierres d’ombre

S’enrouler aux chevelures le néant
entre les dents câline les rêves
neige à neige de géant

 

 

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Publié le 22 Février 2023

Hommage à Marcus Fjellström
  Exercices d'éloignement

   À la faveur d'un petit nettoyage dans quelques piles de disques (non rangés, ceux-là...), je tombe sur une pochette qui ne me dit rien. J'écoute le disque. « Mais c'est très bien cette musique ! » Je fais une recherche à son sujet. Il s'appelait Marcus Fjellström. Compositeur à la formation académique et artiste sonore suédois, né en 1979 et mort en 2017, il a laissé une œuvre plutôt noire, souvent idéale pour des films d'horreur, entre musique contemporaine et musique expérimentale, ambiante sombre. Il a enregistré chez Lampse et Miasmah, composé pour le Swedish Royal ballet et réalisé des musiques de films, des projets audiovisuels.

   Library Music 1, le disque retrouvé, est sorti en 2011 chez Kafkagarden. 18 pièces ciselées, insolites, entre mélancolie et grotesque grinçant.

Un extrait de son premier disque chez Miasmah, Schattenspieler, sorti en 2010. Du Steve Reich pour film d'horreur...

   La puissance évocatrice de son œuvre est fascinante, ainsi que sa manière de faire chavirer les thèmes vers le plus sombre. C'est une musique hantée. Un extrait de Skelektikon, sorti en 2017 chez Miasmah. Son dernier disque, une manière de danse macabre.

N.B. Le titre de l'article est une des traductions possibles de son premier disque, Exercices in Estrangement, paru en 2005 chez Lampse.

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Publié le 21 Février 2023

ØjeRum - Vågnende Jeg Ser De Døde / Scanner Remixes

   Le prolifique musicien danois Paw Grabowski, alias øjeRum, auteur également de collages étonnants, a enregistré pendant la période de Pâques sur un vieux piano dans une maison isolée de la campagne danoise. Comme les ondes radio et l'électricité statique ont interféré avec l'enregistrement, de manière plus ou moins prononcée, il a eu l'idée de faire appel à Robin Rimbaud, alias Scanner, sachant que ce dernier utilise les ondes radio et les lecteurs optiques (scanners) de la police pour ses compositions. Le disque comprend l'enregistrement initial pour piano et les deux remixes de Scanner. Le titre « Vågnende Jeg Ser De Døde » est le début d'un psaume danois de Pâques signifiant " Au réveil, je vois les morts (dans un rouge matin de Pâques)".

  Le premier titre fait penser à des bulles éclatant à la surface d'un étang dans un matin transparent. Une boucle tranquille ne cesse de revenir, envahie de petits accidents sonores, grésillements, voix, éternuements, comme si elle était la vie même, doucement chantante, chargée des esprits des morts en ce jour de Résurrection. Le vieux piano aspire à devenir cloche, il claudique et bat, butte contre le bois. Il est la mélancolie de l'immuable et du sans fin, car ce qui meurt revient. C'est splendide.

 

    Les deux remixes de Scanner fouillent dans les tréfonds de cette mélancolie, vont chercher l'obscur, le vertigineux, le plus inquiétant. Nappes de drones, orgue, voix trafiquées, dressent un cadre grandiose, impressionnant. « Sleeping, i'm blind to Life » est le titre du premier remixe. Nous sommes chez les Morts, dans les brouillards léthargiques des profondes vallées où coule le Styx. La musique est bruissante de ce concert informe des voix disparues ; elle se déploie en amples mouvements lents, et sa robe charrie les morts dans un cortège de ténèbres grondantes.

   Le second remixe se définit comme une variation dérivante du précédent. C'est un immense et doux balancement trouble saturé de drones, décalque ténébreux du premier titre. Un glas hypnotique, abyssal, pour nous entraîner irrémédiablement loin de la vie. Du Harold Budd en plus fantomatique, plus épais, pour descendre un escalier infini. Ô musique stupéfiante, qui fait vibrer les espaces d'en-bas, les opalescences confuses des Mystères enfouis dans les houilles primordiales. J'adore cette musique fabuleuse, berceau funèbre et magnifique.

  Un grand disque entre lumière fragile et ténèbres aspirantes.

Paru début février 2023 chez Room40  / 3 plages / 1 heure et 2 minutes environ

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Publié le 18 Février 2023

Siavash Amini & Eugene Thacker - Songs for Sad Poets
   Poésie philosophique et poésie sonore,
vers l'inexprimable

   Pas question de laisser passer ce nouveau disque de l'iranien Siavash Amini, même s'il est sorti voilà presque six mois. J'avais couvert d'éloges (mérités je trouve) A Trail of Laughters, paru en juin 2021 chez Room40. On retrouve dans Songs for Bad Poets le lien avec la littérature, puisque le disque, entièrement composé par Amini, est en étroite symbiose avec les poèmes de l'écrivain new-yorkais Eugene Thacker, dont il propose en somme des équivalents ou des projections sonores. On n'entend pas les poèmes, mais on peut les lire en écoutant les morceaux, grâce au livret d'accompagnement du disque. Les deux artistes, qui s'admirent réciproquement, proposent une forme de cycle dans la tradition des Lieder ohne Worte (Romances sans paroles) de Felix Mendelssohn. Les huit pièces, dédiées à huit poètes réputés "maudits", s'inscrivent dans une tradition nihiliste et pessimiste qui est au cœur de la philosophie de Thacker. Chez lui d'ailleurs poésie et philosophie ne sont pas séparées. L'idée générale de cette collaboration est celle d'une mélancolie liée à la tristesse sans cause, sorte de spleen, provoqué par le sentiment de vacuité face à la fragilité de l'existence humaine.

Hommage à huit «poètes maudits»

Dans l'ordre :

1) Gérard de Nerval (France, 1808 -suicide en 1845)

2) Chūya Nakahara (Japon, 1907 - 1937), «Rimbaud japonais», dit-on...

3) Sadeq Hedayat (Iran, 1903 - suicide en 1951), auteur de ce roman halluciné, inoubliable, La Chouette aveugle (1953)

4) Alejandra Pizarnik (Argentine, 1936 - suicide en 1972)

5) Giacomo Leopardi (Italie, 1798 - 1837)

6) Mário de Sá-Carneiro (Portugal, 1890 - suicide en 1916)

7) Zhu Shuzhen (Chine, vers 1135 - 1180)

8) Jean-Joseph Rabearivelo (Madagascar, 1901 ou 1903 - suicide en 1937) poète d'expression française

Des vies courtes, parfois terminées par un suicide. Des œuvres hantées par le pessimisme, mais fulgurantes ! Je vous propose le premier texte d'Eugene Thacker, avec une traduction de base, à vous d'affiner. Le texte interfère nettement avec l'œuvre de Nerval, en particulier avec son sonnet le plus mystérieux, El Desdichado, et le récit Aurélia. Suit le paysage sonore composé par Siavash Amini.

Siavash Amini & Eugene Thacker - Songs for Sad Poets
« Les forêts d'obsidienne
anéantissent tous les rêves. »

      Aux poèmes denses, elliptiques et puissamment évocateurs d'Eugene Hacker répondent les fresques grandioses de Siavash Amini comme autant de ciels noirs troués de splendeurs. Condensation / Extension. Amini développe, va chercher les astres morts de la mélancolie pour des parades ivoiriennes, tumultueuses, inquiétantes. L'univers d'Amini regorge de pièges, de mystères. Drones épais et coulées de lumières radieuses évoluent majestueusement. Les textures changent à vue dans une atmosphère d'attente. Tout un cortège de splendeurs murmure dans des nuits sans fin des lamentations d'outre-tombe, d'outre-espace. Ce sont des esprits enroulés dans les nuages du néant, car les morts de tous les temps sont là dans les interstices des feuillures, sortis des ossuaires. Extraordinaire musique, que cette symphonie hallucinée des morts-vivants. Invasions, comètes, pluies d'astéroïdes dans les plaines infinies du silence de toujours, étranges levées crépusculaires...Les compositions d'Amini sont d'une somptueuse précision, jamais monotones en dépit de la longueur du disque. Elles nous captivent, chargées d'une matière noire, couteaux d'obsidienne aux frisures de nos nerfs exaltés par la beauté sauvage de leurs toiles dérivantes.

   Un chef d'œuvre de la musique ambiante électronique à ne pas manquer !

Paru fin septembre 2022 chez Hallow Ground / 10 plages / 72 minutes environ

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Publié le 15 Février 2023

Annkrist - Enchantée / Une réédition-événement
   Une réédition attendue depuis longtemps...

   Entre 1975 et 1986, la chanteuse brestoise a sorti cinq disques, jamais réédités depuis. Les deux derniers, parus en 1986, Bleu cobalt  et Ange de nuit, ont reçu un prix exceptionnel de l'Académie Charles Cros en 1987. Prix mérité pour une chanteuse qui a médusé et envoûté ceux qui l'ont entendue et vue en concert, ou simplement écoutée sur disque. On n'oublie pas Annkrist, Annick-Christine Le Goaer pour l'état-civil, quand bien même sa relativement brève carrière (elle s'est retirée du monde musical dès 1986) n'a pas connu le retentissement qu'elle méritait. Aujourd'hui, grâce à l'obstination d'un écrivain-journaliste, Jean-Luc Porquet, les cinq disques reparaissent dans un coffret, accompagné d'un livret comportant le texte de cinq chansons (seulement, mais c'est déjà inespéré).

Une chanteuse et poétesse incandescente

« J'ai dansé en chaussons de cuivre / Dans le rêve d'un cristal ivre », écrit-elle dans "Bleu cobalt", chanson titre de son quatrième album. Car elle a écrit, composé toutes ses chansons publiées, et d'autres inédites. La France ne lui a pas pardonné d'être une poétesse à l'égal d'un Léo Ferré. Elle ne mâchait pas ses mots, écrivait une langue presque inconnue pour les médias culturels, parce que ne rentrant dans aucune case, pas même la case "féministe". Non. Libertaire, poétesse à l'écoute des nuits fêlées, des nuits oniriques, chantre des prisons et des enfers intimes, elle ne divertissait pas. Elle fascinait, elle faisait trembler d'émotion ceux qui l'entendaient, cette voix rauque et vibrante de chanteuse de blues. J'ai gardé les vieilles cassettes qu'un ami m'avait procuré, je les jouais sur un autoradio poussif. Et puis les cassettes n'ont plus fonctionné. Annkrist est restée vivante au fond de ma mémoire. Et je la retrouve, tout entière, intacte. Ses textes n'ont rien perdu de leur charme bouleversant. Sa langue abrasive, dense, aux trouvailles étonnantes, presque surréalistes parfois, frappe l'âme au cœur, presque toujours, et l'on craque d'émotion aujourd'hui comme hier, on entend enfin quelqu'un, pas un produit préfabriqué de marketing, pas un zombie décervelé qui vous assomme d'ennui, non, une femme qui vous réveille, qui est là devant vous, de lumières et d'ombres, et avec elle "la lumière descend la ruelle", et à nouveau avec elle, nous descendons "la rue mauve"...

"La Rue mauve", quatrième titre du premier album d'Annkrist

J'te prenais par le bras et nous descendions la rue mauve
J'te prenais par le bras et nous descendions la rue mauve
Oh prends le poison qui t'es dû chien de cendre
chien de cendre
Prends le poison qui t'es dû chien de cendre d'homme vêtu
À l'intérieur de nos doigts nous rétractions nos ongles fauves

À l'intérieur de nos doigts nous rétractions nos ongles fauves

Oh entends-tu le soir qui chante la couleur de sa chanson
Oh entends-tu le soir qui désenchante et qui a raison
Il n'est pas plus près que nous à se battre pour toute chose
Il n'est pas plus près que nous à se battre pour toute cause
Car toute chose nous attaque et tout nous atteint
Toute cause nous encochonne et rien ne nous éteint
L'ombre épaisse des terrestres s'est gainée de nacre rose
L'ombre épaisse des terrestres s'est gainée de nacre rose
Et tu as peur que leurs coquilles corallines affûtées
Fendent la chair des bouches et tu me donnes des baisers
Juste à ce moment la bouche d'égout nous vire un œil torve
Juste à ce moment la bouche d'égout nous vire un œœil torve
Le miroir de sa plaque nous retourne une question
Y-a-t'il des êtres verts uniques et qui ont deux fronts ?
J'te parle de n'importe quoi pour te parler d'autre chose
J'te parle de n'importe quoi pour te parler d'autre chose
Mais c'est bien ma misère le monde est comme une prison
Où inventer l'amour sert de liberté sous caution
Pas de chance les chevaux des nuages ont pris la morve
Pas de chance les chevaux des nuages ont pris la morve
Les voici qui se traînent derrière nous éventrés
D'avoir eu trop de peine peut-être d'avoir trop pleurés
Nous ne nous guérirons oh qu'en nous faisant des cités closes
Nous ne nous guérirons oh qu'en nous faisant des cités closes
Allez reprends ta hargne ta peine et tes poisons
Les chevaux fumivores on ramène tout à la maison
Je te prends par le bras et nous remontons la rue mauve

   Si l'accompagnement a varié, de la guitare, la harpe, à des arrangements plus rocks, le piano tient une place assez rare. On le retrouve sur une des très grandes chansons d'Annkrist, "D'Orage et de cerises".

  

« Peut-être que la voix, c’est l’âme ? Je n’en sais rien – mais ce que je sais, c’est qu’il y a un charme dans la chanson, un sortilège unique.
C’est celui d’enchanter, justement.
Et aussi de sauver l’épopée de ceux que l’histoire, la grande, n’aurait jamais retenue. Voire qu’elle effacerait volontiers.»

   Parfois rapprochée de Barbara ou de Colette Magny, Annkrist est au firmament de la chanson française un astre majeur qui n'a peut-être pas dit son dernier mot. Comme elle le dit dans le texte Qui chante combat publié en 1979 aux Éditions Syros, « Si on laissait faire l'histoire sans écrire de chansons, on n'entendrait aucune voix humaine : juste un immense râle de troupeau. ». Astre disais-je, mais si proche de nous, si humaine, notre voix secrète... C'est une lyrique inspirée, fille du Spleen et de l'Azur blessé, dans sa longue robe de mots émouvants, de mots troublants et beaux comme le bonheur menacé et l'appel de la mer.

Paru en novembre (?) 2022 chez Cristal Iroise / Coffret de trois cds, 38 chansons / 3h environ

Pour aller plus loin :

- On peut l'écouter et l'acheter sur le site nouvellement créé consacré à Annkrist

- Si vous cherchez les textes, vous les trouverez tous, y compris les textes des chansons inédites, dans un livre paru aux éditions Goater en 2021.

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Rédigé par Dionys

Publié dans #L'Autre Chanson française, #inactuelles

Publié le 14 Février 2023

Yves Daoust - Docu-fictions

    Où commence et où finit la musique ? Les œuvres électroacoustiques rendent cette question caduque, ou non-pertinente. Je m'aventure sur un terrain que je connais encore mal, surpris moi-même d'avoir accroché aux Docu-fictions du canadien Yves Daoust, qui n'en est pas à son coup d'essai. Ce nouvel opus se rattache selon lui à sa première œuvre électroacoustique, Paris, les Grands magasins (1975). Construite à partir des confidences (supposées ? réelles ?) d'une courtisane, la première œuvre du disque nous donne deux versions de l'histoire de Lily, l'une acousmatique et l'autre mixte. Deux versions qui doivent être envisagées à la lecture de la phrase du compositeur Alain Savouret placée en exergue : « Reconstruire à partir d'éléments séparés pour faire une fausse réalité plus lisible. »

   La saint Valentin, autrement...

    Les deux versions de "Lily" sont, je trouve, particulièrement réussies. Elles alternent, superposent, des fragments de confession de la courtisane et des recréations sonores de fantasmes, rêves. D'une version à l'autre, le trouble s'accroit, les frontières s'abolissent. Tandis que la version acousmatique reste relativement "sérieuse", même si le travail de montage, d'enrobage, met en perspective la confession, en souligne l'étrangeté dans des mises en oreille parfois érotiques, la version mixte est plus folle, délirante. L'accordéon et le violon dérapent, ou nous plongent dans une atmosphère onirique dominée par les accents du plaisir. Ces documentaires sont tout sauf froids, gorgés d'une sensualité plastique. La musique est gloussements, gémissements, souffles, moments d'ouateuses agitations à demi éveillées. Comme il est bon de n'entendre ni considérations morales, si platitudes sociologiques, ni chiffres à l'appui !  Yves Daoust nous emmène dans les arcanes du sexe avec une merveilleuse et rafraîchissante ingénuité.

   La suite, un court intermède, un long impromptu de plus de quinze minutes... nous délivre de l'étouffement du réel. Bruits de rues, de manifestations, extraits de discours politique, tout est embarqué dans la musique. L'Impromptu 2 est une splendeur. Piano et synthétiseur jouent une partition étincelante avec un médium fixe. Comment mieux dire que la musique transcende le réel, qu'elle l'illumine, le sauve de sa sécheresse, de son étroitesse, parce qu'elle lui réinjecte une autre vie au-dessus de la vie, qu'elle le transperce pour en extraire et diffuser des profondeurs inconnues ? Les manifestations ne délirent pas moins que les fantasmes érotiques, non ?

   "Calme chaos", pour orchestre de chambre et medium fixe, commence avec des sons de réunions politiques publiques. Un orateur profère : « Aujourd'hui le Québec va commencer à vivre ! » Mais le chaos orchestral guette. Après un silence total, une voix sourde affirme : ...« et dans vingt ans toute la musique de Beethoven se résumerait en une seule très longue note aiguë qui ressemblerait à celle infinie (? ) et très haute...» La phrase est coupée, submergée par l'orchestre de chambre qui semble n'obéir à personne. Début déroutant, provocant, qui multiplie les citations, les genres musicaux. De l'oxymore du titre, on semble ne retenir que "chaos", malgré des accalmies. Il faut au moins cinq minutes pour que l'auditeur retrouve un semblant de fil conducteur. Car s'il y en a un, c'est peut-être cet hommage, décalé et indirect, à une certaine musique d'orchestre, son âge d'or, celui de Aïda par exemple. Des fragments d'entretiens font entendre les voix d'adultes évoquant le rapport de leur père, plus rarement de leurs parents, à la musique. Puis ce sont des prises lors de leçons ou d'exercices. Peu à peu se déroule une curieuse histoire de la musique, surgie des ruines des mémoires et des chevauchements de bribes d'interprétation dans le plus joyeux désordre. L'ensemble ne m'a cependant pas convaincu, ni séduit. Le disque s'en passerait bien...

    Une musique acousmatique et électroacoustique passionnante et belle grâce à un art du montage consommé qui érotise et onirise le contenu documentaire [ les deux Lily ], ou le détourne pour l'emmener en d'étranges et superbes contrées sonores [ Intermède et Impromptu 2 ]. [ Je laisse de côté "Calme chaos", vous m'avez compris... ]

 

Paru début décembre chez empreintes DIGITALes / 5 plages / 1 h et 7 minutes environ

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Publié le 10 Février 2023

Keda - Flow

   KEDA est le nom du duo constitué par la coréenne E'Joung-Ju, installée en France et directrice artistique du festival "Printemps coréen" de Nantes, et par  le musicien électronique Mathias Delplanque, auquel j'ai déjà consacré plusieurs articles, dont celui-ci (avant de le perdre un peu de vue dans l'actualité foisonnante...). La musicienne coréenne joue du geomungo, une cithare dite "grue noire" traditionnelle à six cordes. Flow, leur troisième disque chez Parenthèses Records, est la bande-son d'un spectacle de danse contemporaine de la compagnie suisse Linga. Ce spectacle est inspiré par les mouvements de groupe incroyables de certains animaux, comme les poissons en bancs, les oiseux en nuées, les insectes en essaims, qui effectuent à la faveur de ces déplacements impeccablement coordonnés des ballets ondoyants d'une grâce stupéfiante. Il se trouve que j'ai assisté, voici une semaine, à un soleil noir (c'est l'un des noms que l'on donne à ces formations mouvantes) de dizaines (centaines ?) de milliers d'étourneaux-sansonnets. J'étais fasciné, émerveillé par le spectacle offert par la nature. Je comprends d'autant mieux le projet de la compagnie de danse !

E'Joung-Ju au geomungo / E'Joung-Ju et Mathias Delplanque
E'Joung-Ju au geomungo / E'Joung-Ju et Mathias Delplanque

E'Joung-Ju au geomungo / E'Joung-Ju et Mathias Delplanque

   Le disque, un peu court, peut s'apprécier indépendamment du spectacle (je n'ai vu que les oiseaux !). La musique est prenante, très mystérieuse dans sa première partie. On sent un frémissement, comme l'approche du groupe d'animaux. La cithare, méditative, griffe la toile sombre, grésillante. Avec la deuxième partie, la nuée s'approche, la musique gronde sourdement, zébrée de lents coups d'archets sur la cithare. L'électronique ondoyante des drones enveloppe le geomungo de plus en plus déchaîné, dans un puissant crescendo d'ambiante incandescente. Superbe morceau, suivi d'un solo de la cithare en guise de troisième partie, ce qui permet de découvrir cet instrument étonnant, joué en un plectre. La dernière partie nous entraîne dans l'espace (ou dans des ondes) pour une danse hypnotique. L'électronique vibre, vrombit en toile de fond, crée des nuages de particules, la cithare-geomungo se contorsionne, frappe, on dirait presque qu'elle va parler dans le chuintement des courants mouvants, le balancement rythmé d'une frénésie sacrée.

   Une belle rencontre entre un instrument millénaire et l'électronique la plus contemporaine !

Paru en décembre 2022 chez Parenthèses Records / 4 plages / 26 minutes environ

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